Droit à l’oubli ou droit au déni ? Le Net pas net

par | 9 juin 2014 | Actualités, Adolescence, Blog, Éducation, Internet

Google fait à nouveau parler de lui dans une affaire de justice. Mais pour une fois, ce n’est pas pour contester une décision, c’est pour l’appliquer. La décision en question a été prise, à la mi-mai, par la Cour européenne de justice. Elle a décidé que tout internaute peut obtenir la suppression des liens vers les pages Web contenant des données qui le concernent, à condition que l’information incriminée soit « non pertinente, obsolète ou inappropriée », et aussi qu’elle ne présente aucun intérêt « historique, statistique ou scientifique ». Il doit pour cela en adresser la demande à l’exploitant du moteur de recherche.

Un « formulaire d’oubli »

Pour se mettre en conformité, Google a donc aussitôt mis à disposition un formulaire qui permet de demander qu’un lien soit retiré. Mais comme la demande émane de la Cour européenne de justice, cette mesure ne s’applique qu’en Europe. Le lien incriminé ne disparaît pas de Google.com, la version américaine du site sur laquelle les internautes du monde entier peuvent continuer à consulter l’intégralité des informations qui y ont été déposées. Quoiqu’il en soit, ce formulaire a connu un succès foudroyant. D’après un article du Journal Le Monde daté du 3 juin, il y aurait eu 12000 demandes de retraits de liens rien que pour la journée du 30 mai ! Faut il s’en réjouir? Hélas, je crains que non, et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, Google n’est pas forcément le bon interlocuteur dans cette affaire et le placer en position d’arbitre du Net met à mal la neutralité de celui-ci. Mais surtout, la décision de la Cour européenne de justice ne semble pas tenir compte d’une distinction importante: entre effacer une information et faire disparaître toute trace de cet effacement.

Qu’avez-vous à cacher ?

Pour m’être préoccupé depuis longtemps de secrets de famille, je sais combien il est important de pouvoir savoir qu’une chose est cachée à défaut de pouvoir connaître son contenu. La décision de la Cour européenne de justice risque d’encourager plus encore chacun à se façonner une image numérique conforme à ses souhaits. Avec le danger d’encourager, et pas seulement chez des jeunes, la tenue de propos qu’on qualifie aujourd’hui trop facilement de « décomplexés », alors qu’il serait plus juste de dire qu’ils sont déplacés. Dans une tribune publiée dans le journal Libération du 4 décembre 2012, j’évoquais le fait qu’« il serait dangereux de laisser grandir nos enfants avec l’idée d’un effacement facile des traces qu’ils ont délibérément pris la décision, à un moment donné de leur vie, de rendre visibles », et j’invoquais l’importance de la pédagogie. D’abord pour inviter chacun à réfléchir avant d’écrire: n’oublions pas que ce sont les internautes eux-mêmes qui sont le plus souvent, par imprudence ou désir de se mettre en avant, à l’origine des informations qu’ils souhaitent ensuite voir disparaître du Net. Mais il est tout autant essentiel d’éduquer les enfants à l’idée de relativiser Internet: ce n’est pas parce qu’une information s’y trouve qu’elle est exacte, et inversement des choses importantes ne s’y trouvent pas.

« Droit au pardon », « droit à l’oubli »

Si la décision de la Cour européenne de justice devait être maintenue en l’état, c’est-à-dire si l’effacement de certains liens devait s’accompagner d’un effacement de l’acte qui a présidé à leur effacement, cette éducation deviendrait, hélas, encore plus essentielle. En effet, le fossé entre ce que chacun est en réalité et l’image de lui-même qu’il tente d’accréditer sur Internet deviendrait encore plus large.
Pourtant, si cette décision oblige les exploitants de moteurs de recherche, dont Google, d’accéder à la demande d’effacer certains liens, rien ne semble les obliger à cacher qu’ils l’aient fait. C’est pourquoi je suggère que les liens effacés soient remplacés par la mention : « lien effacé à la demande de l’intéressé en accord avec la décision de la Cour européenne de justice de mai 2014 ». Cette mention permettrait d’introduire une distinction entre « droit au pardon » et « droit à l’oubli ».
Qu’est-ce en effet que le pardon, sinon le fait de renoncer à accabler quelqu’un de ce qu’il a fait? Le fait qu’aucun lien ne renvoie plus vers un événement de la vie d’une personne respecterait le désir de celle-ci qu’une tranche de son histoire ne soit plus évoquée publiquement. En revanche, la collectivité lui refuserait la possibilité de laisser croire que l’événement en cause n’a jamais eu lieu. Ceux qui voudraient penser que l’indication d’un lien effacé est anecdotique et sans intérêt pourraient le penser. Ceux qui ont le sentiment qu’il manque quelque chose d’important autour d’une personne seraient renforcés dans cette idée par la mention d’un lien effacé. Ils y trouveraient la confirmation qu’ils n’ont pas rêvé et qu’il manque bien en effet quelque chose à ce qu’ils lisent. S’ils le souhaitent, ils pourraient alors consulter la base de données intégrale sur Google.com.

Le risque du déni

Faisons même un pas de plus. Certains veulent bien entendu effacer des liens vers des événements qu’ils souhaitent cacher aux autres, comme Nadine Morano demandant l’effacement du Tweet par lequel elle exigeait une inéligibilité à vie des personnalités politiques prises en flagrant délit de malhonnêteté: c’était au moment de l’affaire Cahuzac, et avant les ennuis de son ami Copé… Mais d’autres ne seront-ils pas tentés d’effacer ce qu’ils veulent oublier eux mêmes? Ne sous-estimons pas les conséquences psychologiques possibles du « formulaire d’oubli » tel qu’il est proposé aujourd’hui: ceux qui demanderont la disparition de certaines informations, y compris parmi celles qu’ils ont eux-mêmes déposées sur la Toile, pourraient bien finir par croire, avec le temps, que ces événements n’ont jamais existé parce qu’ils n’y sont plus accessibles.
A vouloir effacer toute trace de l’effacement, le « formulaire d’oubli » risque bien d’ouvrir la voie à un droit au déni.