Haro sur Zoom, et l’homme s’aperçut qu’il est fatigant de communiquer

par | 27 novembre 2020 | Actualités, Blog, Empathie, Numérique, Technologies

Alors que les plates-formes de communication en ligne ne parvenaient pas à décoller, l’année 2020, confinement oblige, leur a donné un élan considérable. Et de toutes, la plus connue et la plus utilisée est Zoom. Mais nos contemporains, habitués depuis les origines de l’humanité à communiquer en présence physique, ont hélas pour la plupart imaginé qu’il suffisait d’utiliser un écran pour reproduire les conditions de la communication réelle. Et comme en outre, ces plateformes de communication en ligne ne nécessitent aucun déplacement physique, et qu’un simple ordinateur relié à Internet y suffit, la tentation a été grande de les utiliser bien au-delà des nécessités. Ainsi a-t-on vu se multiplier les réunions en ligne, et fleurir la création d’innombrables colloques et symposium pour lesquels les organisateurs n’avaient rien d’autre à faire qu’à demander par mail l’accord des intervenants et à prévenir les participants éventuels. Bref, comme toute technologie nouvelle, Zoom, Skype, Teams et autre Google Meet se sont trouvé soudain utilisés bien au-delà des situations nécessitant leur emploi. Lewis Mumford dénonçait déjà en 1934, dans Technique et civilisation, la tendance des technologies émergentes à être utilisées très au-delà de leurs avantages réels. Mais plus grand est cet enthousiasme, et plus forte est la désillusion.

Présentiel, distanciel, tout change

Après l’apologie des outils numériques qui permettent de maintenir le lien social en respectant la distanciation physique, il est devenu « tendance » aujourd’hui de dénoncer la fatigue supplémentaire et inutile qu’ils provoquent. Les raisons de celle-ci sont faciles à comprendre. Dans une communication en présence réelle, les moments de rencontre et de séparations sont progressifs. On perçoit d’abord le corps entier de son interlocuteur avant de se centrer sur son visage et, au moment du départ, l’éloignement progressif de notre interlocuteur permet également que s’organise le temps d’une séparation mentale. En présentiel, ces moments sont réduits à une apparition et à une disparition brutale sur un écran, qui déroutent le plus souvent. Quant au déroulement de la communication elle-même, elle ne laisse aucune place ni au corps, ni aux mimiques, ni aux échanges de regards.

Or les résonances corporelles qui s’établissent entre interlocuteurs proches permettent de réguler les tours de parole en nous informant sur la façon dont chacun agrée ou pas aux propos de l’autre, et sur son intention éventuelle d’intervenir. En outre, les mimiques qui nous sont d’un grand recours en présentiel sont souvent difficiles à suivre en distanciel, d’abord parce que l’écran n’a pas la netteté suffisante, et aussi parfois parce qu’il existe un décalage entre les mouvements de la bouche et les paroles que nous écoutons. Quant aux échanges des regards, qui jouent un rôle considérable dans la construction de l’empathie partagée, il est le plus souvent rendu impossible par le positionnement des webcams de chacun. Notre interlocuteur nous y apparaît de profil, quand ce n’est pas en vue surplombante ou en contre-plongée.

Il résulte notamment de ces difficultés une majoration des comportements d’attaque et de fuite en lien avec les sensibilités de chacun. En réunion, ceux qui ont tendance à prendre facilement la parole et à traduire en mots leurs émotions peuvent devenir agressifs sans même s’en rendre compte, tandis que ceux qui se sentent menacés peuvent avoir plus encore tendance à se faire oublier. La preuve en a été donnée en septembre, lorsqu’il est apparu que certains employés confinés depuis mars redoutaient de revenir en présentiel et de croiser ceux par lesquels ils s’étaient sentis agressés… ou ceux qu’ils avaient agressés. Les conseils qui en résultent sont simples : réserver le distanciel pour le partage des informations, et préférer le présentiel aussitôt qu’il y a des décisions à prendre ; demander des nouvelles de chacun en début de séance ; rappeler les codes de bonne conduite ; éviter les postures trop immobiles qui donnent l’impression de penser à autre chose ; éviter les longs silences; rebondir plus souvent sur les propos des intervenants ; sourire plus souvent ; arrêter en même temps les rencontres en visio en se disant au revoir avec la main ; et bien entendu veiller à la situation des personnes fragiles ou en situation de vulnérabilité.

Mais comme l’utilisation de ces plateformes ne s’est accompagnée d’aucune mise en garde et d’aucun conseil, beaucoup y ont vécu frustration et déceptions. Et, par un mouvement de balancier bien compréhensible, Il est devenu de bon ton, aujourd’hui, de crier haro sur la communication en ligne. Et évidemment les partisans du présentiel à tout prix ne manquent pas d’en faire leurs choux gras. Plus réaliste, les entreprises avaient déjà depuis longtemps compris que les réunions en ligne sont intéressantes pour la transmission d’informations, mais inopérantes aussitôt qu’il s’agit d’organiser un travail collaboratif en vue de la réalisation d’un objectif commun.

Mais si zoom n’était finalement qu’une loupe grossissante des difficultés de la communication entre humains ? Car ne nous y trompons pas. Car communiquer est difficile, et souvent fatigant ! Le problème de zoom serait alors moins les difficultés particulières qu’il crée que l’effet de loupe qu’il organise sur les difficultés les obstacles et les limites de toute communication humaine,

De l’intérêt de lever le coude pour mieux s’écouter parler

Qui n’a jamais expérimenté le sentiment de ne pas être compris par son interlocuteur, voire même de ne pas être écouté par lui ? Et qui ne s’est pas interrogé un jour sur la difficulté de pouvoir suivre à la fois sa propre pensée et celle de celui qui lui parle ? Rien n’est plus difficile à l’être humain que d’être en relation avec un semblable, et de s’apercevoir justement à tout instant que cette supposée similitude n’implique pas forcément d’identité de point de vue, ni même de réciprocité possible. L’être humain communique en étant mu par le désir d’être compris… et il s’arrête en général de communiquer quand il s’aperçoit que ce n’est pas possible. Mais ce désir est si fort qu’il l’engage recommencer, et à recommencer encore. Reprenons alors les différents obstacles de la communication que nous venons d’évoquer.

Bien sûr, quand nous nous rencontrons en présence physique, il y a une période d’approche. Mais elle est insuffisante pour assurer un climat de confiance. Nous savons bien qu’il ne faut pas toujours se fier aux mimiques de nos interlocuteurs et que les plus explicites ne sont pas forcément les plus authentiques. La résonance des corps constitue le support majeur de confiance partagée, et elle s’établit d’autant mieux que nous avons une activité elle aussi partagée, comme marcher côte à côte de telle façon que nos pas s’alignent l’un sur l’autre et favorisent l’accord de nos pensées, ou prendre un café ensemble, ou une bière, ou mieux encore un repas. La résonance corporelle fonctionne bien mieux à coup de fourchettes et de verres levés qu’en s’en remettant simplement à quelques mouvements de tête ou de mains. Le partage de nourritures terrestres constitue dans toutes les cultures un préalable majeur à la certitude de pouvoir partager des contenus mentaux. Comme quoi communiquer n’est pas si facile.

Mais la difficulté principale de la communication est incontestablement de maintenir à la fois une partie de notre attention sur les contenus mentaux que notre interlocuteur nous communique et sur les nôtres. Comment intégrer ce qu’il nous dit dans ce que nous pensons ? Toute relation se construit en effet au carrefour de deux séries de représentations. D’un côté, la représentation que nous avons de l’autre, de ce qu’il est, de ce qu’il pense, et de ce dont il va probablement nous parler ; et d’un autre côté ce qu’il nous dit, et ce que cela signifie de ce qu’il est et de ce qu’il pense. Le premier pôle de cette double entrée correspond à ce que j’ai appelé la relation à un objet virtuel, c’est-à-dire tout simplement la relation à la représentation que je me fais de l’autre en situation de communication. Quant au second pôle, il est constitué par ma capacité à traiter en temps réel des informations qui ne correspondent pas forcément à ce premier pôle. Et toute la difficulté consiste justement à croiser les deux. De telle façon que, si je n’y parviens pas, je risque de m’enfermer dans une modalité relationnelle qui ne relève plus de la relation à un objet virtuel, mais d’une relation c virtuelle à un objet que je crois être mon interlocuteur réel, mais qui n’est en réalité que l’image que je m’en suis fabriqué et à laquelle je tiens.

Des avantages de la communication à distance sur la fatigue mentale

Vous avez sans doute remarqué que dans les visioconférences, un grand nombre de webcam sont éteintes. Cela correspond parfois à la demande de l’animateur avec pour objectif d’augmenter la qualité de l’image des intervenants, et aussi la clarté des propos échangés. Mais reconnaissons qu’il est bien pratique d’arrêter sa caméra. Et comme le micro de chacun est en général fermé pour éviter des bruits parasite qui peuvent survenir à tout instant dans l’appartement de chacun, la communication par Zoom (ou Skype, ou Teams…) s’avère bien souvent très reposante. Sauf pour ceux qui sont en obligation de ne pas gérer le flux continu de l’information en vue d’un travail à effectuer. Je pense évidemment ici aux collégiens, lycéens, étudiants et à toute personne suivant un enseignement à distance. Mais la plupart des rendez-vous en ligne n’obéissent pas à cette règle. On peut y bâiller, et faire autre chose, et même les intervenants y trouvent leur compte : la plupart d’entre eux ont enfin la possibilité de lire mot à mot un texte préparé à l’avance en créant l’illusion aux interlocuteurs mal informés qu’ils les regardent droit dans les yeux ! L’explication est technique : quand la webcam est interposée entre leur visage et l’écran de leur ordinateur sur lequel défile en quelque sorte leur prompteur, cette illusion fonctionne à plein. Elle est toutefois rapidement repérée à la rapidité avec laquelle ces personnes enchaînent des phrases beaucoup trop complexes pour être honnêtement improvisées.

Terminons par une question.  Sur les souffrances liées à l’utilisation des plateformes, trois hypothèses sont possibles. Soit les difficultés rencontrées sont liées à un usage insuffisamment préparé et accompagné de ces outils numériques ; soit elles relèvent de l’incapacité de l’être humain à pouvoir s’adapter à un mode de communication totalement différent de celui auquel l’a préparé l’évolution ; soit les angoisses majeures liées au confinement ont créé des attentes irréalistes qui seront relativisées aussitôt que les rencontres en présentiel seront à nouveau possibles, et que l’alternance permettra d’attendre de ces technologies ce qu’elles peuvent apporter, et rien d’autre. La suite, et des travaux à venir, nous le diront. Mais remarquons toutefois que les « apéro skype » ont créé d’ores et déjà de nouvelles façons de créer des résonances corporelles à distance !