Rien ne semble pouvoir arrêter le formidable succès de TikTok : le réseau enregistre près d’un million de nouveaux comptes chaque jour et vient de dépasser le milliard d’utilisateurs, tandis que de nombreuses institutions publiques et entreprises tentent de l’utiliser à des fins d’information ou de commerce.
En pratique, aussitôt introduit sur la plate-forme, vous avez la possibilité de consulter des millions de mini chorégraphies et de mini films mis en musique avec des moyens minuscules, mais assistés par un très grand nombre de filtres. La possibilité de les faire défiler sans fin permet à l’algorithme de déterminer les vidéos sur lesquelles votre regard se sera attardé un peu plus longtemps, et donc d’affiner progressivement les propositions qui vous seront faites en fonction de vos centres d’intérêt. Et l’algorithme à même des vertus prédictives. Si une vidéo intéresse un échantillon de personnes qui partagent certains de vos choix, elle vous sera proposée à vous aussi, et cela de proche en proche en un cercle de plus en plus large.
L’adolescence telle qu’elle se vit
Mais TikTok n’est pas seulement le règne du « swipe », qui consiste à glisser sans fin d’une vidéo à l’autre. Son succès vient d’abord de la façon dont il encourage les adolescents à rompre avec la rigidité des codes présents sur Instagram en les incitant à fabriquer des films très courts où ils se mettent en scène eux-mêmes. En effet, chacun peut y réaliser en quelques minutes un minuscule montage qui fait de lui un « créateur » comme il est dit sur la plate-forme. Les experts conseillent même d’en poster trois à cinq par jour ! Ces petits récits réalisés avec des bouts de ficelle et diffusés dans la minute invitent tous les jeunes utilisateurs à se lancer à leur tour, et à développer leur sens du montage et de l’humour.
Alors qu’Instagram privilégie une sorte de vie rêvée, TikTok privilégie donc les mini performances à l’écran. Les utilisateurs sont encouragés par les stars de la plateforme à s’imposer sans chercher à paraître autrement que ce qu’ils sont. Ces stars sont d’ailleurs désignées aux États-Unis comme des « girls next door », autrement dit des filles que nous pourrions rencontrer sur notre palier. Elles apparaissent le plus souvent sans maquillage, ne cherchent pas à cacher leur acné, acceptent de porter des lunettes et interviennent même parfois en Sweet taché. Le message véhiculé est évidemment que chacun, pourvu qu’il accepte d’être lui-même, peut devenir célèbre sur TikTok. L’idéologie qui y règne est de valoriser ce que l’on partage, y compris les imperfections. En même temps, les vidéos réalisées donnent un sentiment de liberté et de drôlerie qui change de l’amertume de Twitter et de l’esthétique policée d’Instagram. « Si Twitter est le critique acariâtre, Instagram la beauté lisse et distante, Tik Tok est l’ado insouciant », écrit Marlowe Granados[1].
Pourtant, cette plate-forme donne des sueurs froides aux autorités américaines et européennes. TikTok appartient en effet à une entreprise chinoise, ByteDance. Or une loi de 2017 oblige toutes les entreprises de ce pays à partager les données de leurs utilisateurs avec le pouvoir en place à Pékin. Du coup, TikTok apparaît à certains experts comme un cheval de Troie permettant au gouvernement chinois de prélever les données des utilisateurs occidentaux. Mais ce n’est pas la seule raison qu’on peut avoir de s’inquiéter de TikTok.
Une machine à influencer les utilisateurs
Il existe au moins trois façons par lesquelles cette plate-forme peut influencer les utilisateurs, en particulier les plus vulnérables.
Une première façon consiste évidemment à restreindre leur monde aux vidéos sur lesquelles ils s’attardent un peu plus, et qui semblent donc capables de retenir leur intérêt. TikTok fonctionne en effet à l’aide d’un algorithme de recommandation qui construit un flux personnalisé à défilement infini pour chacun des utilisateurs, basé sur ses goûts, ses centres d’intérêts et son temps passé sur chaque vidéo proposée. Mais ce qui attire notre curiosité n’est pas forcément ce qui nous rend bien portant. Notre intérêt peut relever d’une curiosité morbide, et nous pouvons alors nous sentir en outre soulagés de croire que notre intérêt pour ce genre d’images est partagé avec d’autres. Or la logique de TikTok est justement aussi de faire oublier à chaque utilisateur que ce qui lui est présenté est spécialement calé sur les centres d’intérêt qu’il a d’abord manifestés. Une récente recherche[2] a ainsi montré que les utilisateurs attentifs aux contenus sur la dépression et la solitude reçoivent 12 fois plus de recommandations de vidéos d’automutilation et de suicide que les comptes standard. Autrement dit, les fils d’actualité des jeunes sont bombardés de contenus nuisibles et poignants présentant des troubles mentaux, des tendances suicidaires ou encore des troubles alimentaires, avec un impact cumulatif important sur leur compréhension du monde qui les entoure et sur leur santé physique et mentale.
Une seconde façon d’influencer l’utilisateur consiste à insérer au milieu de vidéos spécialement choisies selon ses goûts des messages favorables à des institutions ou des actions que les détenteurs de la plate-forme jugent utile de soutenir. Par exemple une vidéo d’orchestre militaire chinois. Prise entre deux séries de vidéos très agréables, celle-ci pourra alors bénéficier par contagion émotionnelle du plaisir associé à l’ensemble des autres vidéos choisies sur mesure pour rendre l’utilisateur heureux et confiant.
Enfin, une troisième façon d’influencer les utilisateurs concerne les partages de vidéos entre eux. Cette logique n’est pas particulière à TikTok et concerne tous les réseaux sociaux. Les utilisateurs se regroupent par centres d’intérêt partagés, aggravant ainsi mutuellement leurs intérêts, y compris dans le cas d’intérêts morbides.
Un incontournable du commerce mondial
Mais l’âge des utilisateurs moyens progresse et TikTok n’est plus l’apanage des seuls ados. Il devient un incontournable pour les marques à la recherche de leur acheteurs. Quand une star de TikTok âgée de 20 ans dispose d’un public de plus de 50 millions de followers, comme Addison Ray Easterling, elle représente la perspective d’un immense marché à elle seule. Les patrons de radio et directeurs techniques de stations du monde entier ne s’y trompent pas. Le monde est en train de se « TikTokiniser », entendez par là que les modes et les manières d’exister sur la plateforme s’imposent dans tous les domaines de la vie sociale et culturelle. Même si ceux qui ne connaissent pas TikTok n’en ont pas conscience, l’esthétique en cours sur la plate-forme influence déjà considérablement les médias que nous consommons et les produits que nous achetons, bien plus encore que les éditeurs et les influenceurs[3].
[1] Marlowe Granados (2022). Mes années TikTok, Tèque 1. Page 77.
[2] Rapport du Center for Countering Digital Hate. https://counterhate.com/research/deadly-by-design/
[3] Laurent Carpentier, TikTok, l’algorithme qui secoue la culture, Le Monde, 15 et 16 janvier 2023, p. 18-19.