Les croyances erronées ne relèvent pas de biais cognitifs, mais de dénis

par | 30 novembre 2021 | Actualités, Blog, Clivage, Internet

La désinformation se caractérise par la volonté de nuire. Elle a toujours existé, même si Internet lui a donné une ampleur sans précédent. Elle peut relever de l’initiative d’une puissance étrangère, d’un groupe politique ou d’intérêts économiques. On parle alors de désinformation lucrative. Mais la plupart des informations fantaisistes qui envahissent les réseaux sociaux ne relèvent pas de l’intention de nuire. Il s’agit plutôt de mésinformations que de désinformation. Leur logique a souvent été rapportée à des biais cognitifs, notamment de confirmation : chacun est plus enclin à croire ce qui renforce ses convictions précédentes que ce qui l’obligerait à y renoncer. Mais si c’était le cas, il serait plus facile de faire changer d’avis ceux qui les soutiennent en faisant appel à leur raison. Or ce n’est pas le cas, tout simplement parce que ce ne sont pas des biais cognitifs. L’attitude de ceux qui affirment des convictions fantaisistes est bien plus proche d’un mensonge qu’on se fait à soi-même de façon à satisfaire un désir caché, autrement dit d’un déni.

Biais cognitifs

Le biais cognitif est une forme de paresse qui nous fait penser que des processus complexes auxquels nous sommes confrontés se ramèneraient finalement à des choses simples que nous connaissons déjà. La principale raison en est de rester dans notre « zone de confort » afin de ne pas devoir remettre en cause nos habitudes de pensée. Changer de point de vue nécessite en effet un travail mental qui implique l’inhibition de la croyance précédente. Le biais cognitif relève donc d’une économie de penser, mais il peut rapidement se transformer en paresse !

Daniel Kahneman en a expliqué la fréquence en montrant que nous possédons deux modes de raisonnement[1]. Le premier, qu’il appelle « système 1 », est rapide et intuitif. Il nous conduit souvent à adopter par commodité les mêmes comportements que ceux qui nous semblent avoir montré leur efficacité précédemment. Le second, qu’il appelle « système 2 », est au contraire lent et réflexif. Les biais cognitifs sont des erreurs d’appréciation que nous faisons sous l’effet du système 1.

Déni

Le déni relève d’une logique totalement différente. Ce n’est pas la paresse d’esprit qui le guide, mais l’existence d’un désir sous-jacent, celui de ne pas renoncer à une conviction qui soutient notre représentation de nous-mêmes et du monde. Le biais cognitif est passif, il est destiné à éviter l’effort mental. Le déni est actif : il nécessite un effort mental. Par exemple, penser que je n’aurai pas la grippe cet hiver parce que je ne l’ai jamais eue relève d’un biais cognitif. En revanche, penser que la France a apporté sa richesse nationale à ses colonies qui en ont largement profité relève du déni. Ceux qui le pensent veulent éviter de se confronter à la façon dont la richesse de la métropole s’est construite sur l’exploitation des pays occupés.

Le déni entraîne une conséquence bien particulière que le biais cognitif n’a pas : il est contingent. Entendez par là qu’il est possible de penser dans certaines circonstances en fonction des expériences directes que l’on fait des choses, et dans d’autres circonstances en fonction du déni que l’on souhaite maintenir. Comme le biais cognitif, le déni se renforce ensuite du sentiment d’appartenir à une communauté. La confiance que je m’accorde moi-même dans la validité du point de vue que j’adopte se trouve largement renforcé lorsqu’elle est partagée par d’autres.

Affirmer une vérité d’un autre ordre

A la différence du biais cognitif, qui ne fait que traduire la facilité, le déni permet donc d’affirmer une vérité que l’on estime plus profonde que celle que les faits semblent démontrer. Dans l’adhésion à des « fake news », il peut s’agir de l’affirmation que la parole de celui qui l’énonce doit être prise en compte sans marque de mépris, quel qu’en soit le contenu. C’est alors le sentiment de déclassement, l’absence de contrôle sur sa propre vie ou la défiance envers les élites qui peut soutenir le déni. Le déni s’appuie sur un partage de la personnalité en deux, et il est en cela plus proche du mensonge à soi-même que de l’adhésion par facilité du biais cognitif. Celui qui est dans le déni peut très bien savoir que ce qu’il énonce ou fait exister comme vrai par ses comportements n’existe pas en réalité. Mais c’est une façon d’affirmer une vérité d’un autre ordre, plus importante à ses yeux que le prétexte sur lequel elle s’appuie. Comme une façon d’affirmer : « Vous devez me respecter même si ce que j’affirme comme vrai ne l’est pas pour vous ». Un droit à la parole et à la dignité.

C’est ce mécanisme du déni qui explique l’impossibilité de convaincre un adepte d’une théorie du complot qu’il se trompe : il a le sentiment d’y trouver une forme de réparation à la fois psychique et sociale à laquelle il ne veut pas renoncer. C’est pourquoi il ne sert à rien de vouloir lui montrer qu’il a tort, et pas plus de lui demander pourquoi il est convaincu de la validité de ce qu’il pense. Il est plus efficace de lui demander ce qu’il éprouve et pourquoi il pense l’éprouver. Alors, parfois, les vraies raisons surgissent, et c’est d’elles évidemment dont il faut parler.

[1] Kahneman, D. (2011). Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de pensée. Flammarion, 2012.