Les dangers de l’alerte du Dr Ducanda

par | 17 juin 2017 | Addiction, Autisme, Blog, Éducation, Jeune enfant, Télévision

Depuis un mois, le docteur Ducanda, médecin de PMI de son état, endosse le costume du lanceur d’alertes. En mettant en avant le cas d’enfants âgés de 2 à 4 ans passant plus de six heures par jour devant un écran, elle agite le spectre de l’autisme : la surconsommation de télévision produirait des symptômes semblables à ceux de ce handicap. Avec un tel épouvantail, elle n’a pas de peine à convaincre les parents qu’il faut d’urgence réduire la consommation d’écrans de leurs enfants ! Mais la très grande majorité des parents limite déjà cette consommation à des durées bien inférieures, et ceux qui laissent leur enfant six heures par jour devant un écran le laisseraient probablement six heures devant un mur blanc en cas de panne de leur récepteur ! Alors, à quoi et à qui est destiné un tel discours ? A faire accepter, semble-t-il, un certain nombre de propositions qui ne doivent plus rien au point de départ de cette campagne.

Une alerte qui a des précédents

Pour s’en tenir à ces dernières années, trois campagnes successives ont été lancées pour alerter sur les dangers des écrans chez les jeunes enfants. L’année 2001 a vu la création du Collectif Inter associatif Enfance et Médias, le CIEM. Il regroupait plus de 16 associations nationales, familiales, d’éducation populaire, de parents d’élèves, de syndicats d’enseignants, de recherche sur les médias et l’enfance… afin de poser les questions de la vulnérabilité des mineurs faces aux écrans. La seconde campagne est celle que j’ai initiée en 2006, en lançant sur le site yapaka.be une pétition contre les chaînes de télévision spécifiquement dédiées aux enfants de moins de trois ans. Elle a donné lieu au conseil « pas de télé avant trois ans », largement relayé par l’ensemble des médias, mais aussi par le conseil supérieur de l’audiovisuel et le ministère de la santé. En 2008, j’ai lancé dans la continuité la campagne des balises 3/6/9/12 de façon à aider les parents à comprendre comment introduire les différents écrans auprès de leurs enfants, sur quelle durée et à quel moment. Enfin, en 2013, l’Académie des sciences a publié un avis intitulé « L’enfant et les écrans ». Il y était notamment écrit : « Toutes les études montrent que les écrans non interactifs (télévision et DVD) devant lesquels le bébé est passif n’ont aucun effet positif, mais qu’ils peuvent au contraire avoir des effets négatifs : prise de poids, retard de langage, déficit de concentration et d’attention, risque d’adopter une attitude passive face au monde. Les parents doivent être informés de ces dangers. Les pédiatres et les médecins généralistes peuvent jouer un rôle d’alerte important auprès des familles. Ils ne doivent pas hésiter à interroger les parents sur la présence d’un poste de télévision dans la chambre de l’enfant et sur son temps de consommation d’écran ». Quant au paragraphe consacré aux tablettes, il préconisait de limiter leur utilisation aux usages accompagnés, sur des périodes courtes, en complémentarité avec les jouets traditionnels.

En dénonçant l’existence chez les enfants soumis à une surconsommation d’écran de troubles du langage, de l’attention et de la concentration, et de difficultés relationnelles, la pétition lancée par le docteur Ducanda n’innove donc pas vraiment. En revanche, ce qui est certain, c’est que les situations extrêmes qu’elle met en avant et sa référence à l’autisme donnent à son alerte un impact émotionnel considérable… que la suite de son propos ne fait qu’amplifier.

L’épouvantail de l’addiction

Tout d’abord, le docteur Ducanda exhume l’expression « d’addiction à la télévision » des poubelles de l’histoire où elle a été reléguée par l’ensemble des études scientifiques menées depuis trente ans. Elle reçoit évidemment sur ce chemin le soutien de certains addictologues qui rêvent qu’une reconnaissance officielle de cette « nouvelle pathologie » draine vers leurs consultations tous les parents inquiets de voir leurs ados scotchés aux écrans. L’avis de l’Académie de médecine de 2012 et celui de l’Académie des sciences de 2013, qui se sont prononcés contre l’existence d’une telle addiction, ont douché leurs espoirs. Ils en plaçaient aussi beaucoup dans le DSM 5 et là aussi, ils ont été déçus. Une nouvelle chance s’offre à eux avec les jeunes enfants, d’autant plus qu’ils sont assurés de bénéficier du soutien discret du lobby pharmaceutique. La reconnaissance d’une telle pathologie pourrait en effet constituer pour les laboratoires un cheval de Troie qui leur permettrait d’investir dans un second temps le champ des enfants, puis celui des adolescents. Des molécules « anti addictives » sont déjà quasiment prêtes ! Car c’est bien la chimiothérapie, à terme, qui sera appelée à répondre à la question : comment soigner des cohortes d’enfants souffrant d’une soi-disant addiction aux écrans ? L’exemple des abus de la Ritaline dans la prise en charge des troubles du déficit de l’attention montre le risque d’une telle évolution. Autrement dit, les dangers sont assez grands pour que ceux qui affirment qu’il existe une addiction aux écrans chez les bébés le démontrent scientifiquement avant de l’affirmer.

Un silence inquiétant sur l’éducation aux médias

Si le concept d’addiction est lourd de conséquences pour les possibilités de traitement, il l’est tout autant du côté de l’apprentissage de l’auto régulation. Car il porte l’idée du risque de rechute. Vous avez sombré dans une addiction au tabac, à l’alcool, à l’héroïne ? Vous êtes sevré ? N’y touchez plus jamais, ce serait la rechute assurée ! On comprend pourquoi, dans cette optique, la seule réponse apportée aux dangers des écrans est la réduction drastique du temps passé devant eux. Cela revient à les traiter en simples objets toxiques en ignorant que ce sont des outils complexes qui nécessitent une éducation à leurs usages. Cette éducation était au contraire au centre de la campagne du CIEM et de l’avis de l’Académie des Sciences qui s’est accompagné de la publication d’un livret éducatif à destination des enseignants de CM1 et CM2. C’est aussi ce que la campagne des balises 3/6/9/12 formule comme « apprendre à se servir des écrans pour apprendre à s’en passer ». Le problème n’est pas en effet de savoir si les enfants ont besoin d’autres choses que des écrans. La réponse est évidemment oui, et c’est d’autant plus vrai qu’ils sont plus jeunes. Il est de savoir si nous voulons nous donner les moyens pour que nos enfants, demain, sachent éviter leurs dangers et les utiliser à bon escient. Ils ne bénéficieront pas, hélas, des ressources relationnelles des enfants des cadres de la Silicon Valley, qui sauront toujours vers qui se tourner pour apprendre à déjouer les pièges que leurs parents fabriquent à notre intention. C’est pourquoi l’un des rôles de l’école est de proposer cette éducation dès le CM1.

La découverte des orphelinats en Roumanie a montré que les carences affectives et éducatives massives produisent des formes de repli sur soi et d’évitement du regard évocatrices de l’autisme, partiellement régressives sous certaines conditions. Il est évidemment bouleversant de découvrir que de telles situations existent aussi en France, et à domicile ! Mais il serait catastrophique que cette émotion fasse remettre en selle l’idée à ce jour dénuée de toute preuve scientifique de l’existence d’une addiction aux écrans et renoncer à toute visée éducative. Ce serait un désastreux retour en arrière.