Steve Jobs, paraît-il, tenait ses enfants à l’écart des utilisations des outils numériques. Certains en tirent une conclusion simple qui contribue probablement à leur donner une bonne conscience, à défaut de produire d’autres effets : il ne faudrait confier aux enfants des outils numériques ni à la maison, ni à l’école. Pour ce qui concerne les usages domestiques, je propose depuis 2008 les balises 3-6-9-12 non seulement pour convaincre les parents de retarder l’introduction de ces technologies, mais aussi pour qu’ils en privilégient les usages qui favorisent le développement. Mais l’école ? Les enfants de Steve Jobs n’avaient probablement pas besoin d’aller dans une école où on leur apprenne à utiliser les écrans de la bonne façon car ils le faisaient probablement très bien en famille. Mais notre école nationale, elle, a affaire à des enfants dont l’utilisation familiale des écrans est anarchique, voire déstructurante. C’est pourquoi elle doit s’employer à créer des contre-feux à des utilisations familiales dévoyées. Et elle dispose de deux moyens pour cela.
1. Associer les outils numériques à la découverte de la relation.
La consommation individualisée d’écrans en famille incite un grand nombre d’enfants à associer écran et pratique individuelle. Mais l’écran numérique interactif n’est justement pas cela ! Il n’est pas conçu pour se concentrer, mais pour partir à la rencontre de la pensée des autres et construire avec eux des représentations partagées. C’est pourquoi l’école ne doit absolument pas introduire l’écran comme un support de travail personnel. Elle doit bien au contraire valoriser dans l’écran le fait qu’il s’agit d’un outil qui permet de travailler ensemble. En pratique, l’écran ne devrait être introduit enfin d’école primaire, voire en collège, et sous la forme d’un seul écran autour duquel quatre à cinq élèves sont invités à travailler ensemble, par exemple à la construction d’un PowerPoint associant textes, images fixes, images animées, etc. Dans un second temps, ces mêmes enfants sont invités à travailler chacun sur un écran, mais de telle façon que tous ces écrans soient reliés entre eux et que tous ces enfants collaborent ensemble à la construction d’un même document. Enfin, vient un moment où chacun travaille devant un écran relié non seulement à ses camarades, mais aussi à l’ensemble des usagers d’Internet, ce qui permet à chacun d’élargir ses communautés de travail ou de loisirs à des inconnus.
Telle est la première tâche que l’éducation nationale doit se fixer pour s’opposer aux pratiques familiales dévoyées des écrans.
2. Construire l’attention profonde et raisonnée à partir des objets d’attention dispersée.
La fréquentation trop précoce et trop intense des écrans a également une autre conséquence, hélas, sur les enfants : elle entrave chez eux la construction des repères temporels et narratifs. En effet, face à un écran, nous sommes chacun immergé dans un éternel présent. Nous ne sommes pas invités à prendre du recul par rapport à eux et encore moins à développer les repères narratifs qui y sont intuitivement perçus, mais jamais explicités.
L’un des objectifs que l’institution scolaire doit se fixer, compte tenu de l’envahissement de nombreuses familles par les écrans, est de permettre aux enfants de prendre cet indispensable recul. Et un moyen d’y parvenir est de les inviter à se constituer en narrateur des multiples événements qu’ils y voient. Il s’agit de leur permettre de s’approprier les repères logiques et narratifs de la langue, afin qu’ils puissent, dans un deuxième temps, les appliquer à des problèmes plus théoriques et à la construction des repères de leur propre vie. Et c’est en les invitant à parler des images qu’ils consomment, et qu’ils aiment, que l’on pourra le mieux y parvenir. Il est donc essentiel que l’école encourage la création de débats, de controverses, d’exposés… dans lesquels les enfants évoquent le monde d’images qui les entoure. Non pas pour « s’exprimer », mais apprendre à construire un discours logique sur les objets de leur passion. Car il n’y a qu’un esprit qui construit, que ce soit sur un problème théorique ou sur un récit d’images.
3. Eviter un clivage générationnel majeur.
C’est dans ces deux voies complémentaires que je vois l’axe d’un indispensable renouveau pédagogique. L’innovation ne consiste pas à imposer aux élèves aujourd’hui l’usage d’outils qui seront obsolètes demain. Elle doit les inviter d’abord à comprendre la spécificité de ceux qu’ils ont à leur disposition : les mettre au service d’une construction des savoirs qui n’est plus solitaire, mais fondamentalement collaborative et participative ; et d’autre part créer des espaces de construction de la pensée qui s’appuie sur leurs expériences d’écrans, parce que ce sont celles qui ont le plus fort pouvoir, aujourd’hui, de mobiliser leurs émotions et leurs convictions. Autrement dit, s’appuyer sur les objets auxquels ils accordent des formes d’attention dispersée pour les inviter à y développer des formes d’attention plus profonde.
Le plus grand drame que l’institution scolaire pourrait vivre serait que des enseignants continuent à expliquer à leurs élèves des notions théoriques, scientifiques, et citoyennes sans s’apercevoir que les enfants qu’ils ont en face d’eux ont déjà, dans leur monde intérieur, des repères totalement différents qu’ils cultivent de manière parallèle dans leur usage familial des écrans. Ce serait une grande catastrophe parce que nous risquerions bien d’être un jour brutalement confrontés à un divorce que plus rien ne pourrait combler, entre d’un côté des adultes persuadés d’avoir parfaitement accompli le cahier des charges de transmettre leurs repères et leurs valeurs ; et d’un autre côté des enfants qui auraient silencieusement, entre pairs, et aidés par des gourous séducteurs et pervers, construit des logiques et des valeurs sans aucun point commun avec celles de leurs éducateurs et de leurs pédagogues.
Ce problème n’est pas théorique : ce qui s’est passé après les attentats des 7-8 et 9 janvier en n’a montré l’actualité. Le temps presse. L’objectif que l’institution scolaire doit se fixer est moins de « s’adapter au numérique » que d’accompagner les changements d’état d’esprit des élèves qui résultent de leur utilisation de plus en plus précoce et de plus en plus intense des outils numériques dans leur environnement familial. Les accompagner pour les orienter vers un esprit critique et citoyen.