Il ne se passe pas de colloque sur l’IA, ou de livre qui lui soit consacré, sans que l’expression « intelligence artificielle » ne soit l’objet de critiques. A juste titre puisque l’intelligence humaine ne fonctionne pas du tout comme celle de la machine[1] : elle s’appuie sur les sens et le corps. Les autres expressions utilisées pour désigner ses compétences tombent sous les mêmes critiques. Il n’existe évidemment pas « d’empathie artificielle » puisque l’empathie a une composante émotionnelle et qu’aucune machine n’a d’émotions. Il n’existe pas non plus de « neurones artificiels » puisqu’un neurone humain est doté de compétences multiples telles que le stockage, la transmission et le traitement de l’information, alors que chaque neurone dit « artificiel » est spécialisé dans une seule de ces fonctions. Bien sûr, grâce aux algorithmes fabriqués par les informaticiens, les IA sont capables de simuler un grand nombre de compétences humaine, mais il s’agit dans tous les cas de simulation : la machine ne « pense » rien et ne « ressent » rien. Se plaindre d’un terme inapproprié est toujours une bonne chose car, comme chacun sait, celui qui nomme mal les choses ajoute à la complexité du monde. Mais alors, quel terme utiliser pour désigner l’IA ? Il existe quelques pistes, même s’il paraît difficile de détrôner une expression devenue si populaire.
Outil ou instrument ?
Certains proposent de considérer l’IA comme un outil. Tout le monde s’accorde sur le fait qu’un outil prolonge la main. La hache, le marteau, la scie sont des outils tenus en main auxquels l’utilisateur communique sa propre force motrice. Toutefois, la possibilité d’utiliser des sources miniaturisées d’énergie électrique a donné depuis quelques années aux outils une dimension nouvelle. Ainsi, une scie électrique reste-t-elle un outil bien qu’elle soit dotée d’une source d’énergie propre. L’ordinateur personnel est un outil, mais l’intelligence artificielle avec laquelle nous interagissons par la voix n’en est pas un.
Ce qu’on appelle « instrument » possède une complexité supplémentaire. Il ne prolonge pas forcément la main. Par exemple, les instruments d’optique prolongent et démultiplient les capacités oculaires. De plus, son utilisation fait intervenir une connaissance de ses caractéristiques propres que l’outil ne nécessite pas. Chacun peut utiliser un marteau, et il est probable qu’il l’utilisera de la même façon. Tout le monde ne peut pas utiliser un instrument de musique, un instrument d’optique ou un instrument chirurgical. Enfin, la notion d’instrument fait souvent intervenir une grande familiarité entre l’utilisateur et l’objet qui l’utilise. Pour un musicien professionnel, son instrument de musique n’est pas un outil, même si c’est avec les mains qu’il l’utilise. L’instrument peut donc être considéré comme un outil complexe qui fait intervenir plusieurs compétences simultanément et nécessite un apprentissage. En ce sens, le mot « instrument » pourrait convenir. Pour désigner l’IA.
La machine numérique
La machine peut être considérée comme un instrument complexe doté d’une source d’énergie autonome. Les machines de guerre utilisée dans l’antiquité utilisaient le poids de roches, mais il fallait une énergie humaine pour installer celles-ci. La première construction à avoir été dotée d’une source d’énergie absolument autonome est la machine à vapeur. Elle était en outre dotée d’un système de régulation, le fameux régulateur à boule de Watt, afin qu’elle soit maintenue dans les limites d’une utilisation efficace et contrôlée de la force qu’elle déploie.
La machine à vapeur a été associée pendant la révolution industrielle à un grand nombre d’outils qui nécessitaient jusque-là l’intervention de la force humaine, notamment dans les domaines de l’industrie textile, de la sidérurgie, de la menuiserie, de la maçonnerie et des transports. Aujourd’hui, la « machine numérique » permet exactement de la même façon de coupler sa puissance de calcul à des tâches aussi variés que la prospective, l’information, la création de sons ou d’images, fixes ou animées, la communication, la participation, etc. L’expression « machine numérique » pourrait donc être une alternative à l’intelligence artificielle.
Machines contenantes et machines transformatrices
Franz Reuleaux[2], dans la seconde moitié du XIXe siècle, a proposé de regrouper toutes les machines en deux catégories seulement selon leur finalité : d’une part, celles qui permettent de changer de position, c’est-à-dire les machines de déplacement et de transport, et d’autre part celles qui servent à changer de forme, qu’il appelle les machines de transformation. En partant d’un point de vue différent, c’est-à-dire non pas des machines elles-mêmes et de leur histoire, mais des projections que l’être humain fait de ses fonctions mentales sur ses objets technologiques, j’ai distingué en 1995[3] deux types de machines finalement assez proches : celles qui nous contiennent, à commencer, par l’ensemble de nos moyens de transport, et les celles qui nous transforment, soit directement, soit indirectement par l’intermédiaire des changements qu’elles imposent à notre environnement.
Mais le développement des technologies numériques brouille ces repères[4]. Dès la création du smartphone, elles ont permis de concentrer dans un même objet différentes fonctions qui étaient jusque-là séparées. La révolution du smartphone est en cela comparable à celle du fameux couteau suisse qui associe divers outils jusque-là séparés, en général une grande et une petite lame, une lime, un coupe-ongles, un tire-bouchon et un poinçon. Il est aujourd’hui possible d’utiliser un Smartphone tout aussi bien comme un outil que comme un instrument. La lampe torche correspond exactement à la fonction outil et la fonction loupe disponible pour les malvoyants à celle d’un instrument. Et il est aussi possible d’en faire un coach, par exemple pour apprendre une langue étrangère. Enfin, le smartphone qui est doté d’une source d’énergie propre est à la fois une machine qui nous transforme par les apprentissages et les relations qu’elle permet, et en même temps qui nous contient, notamment par les SMS, courriels et photographies personnelles que nous y stockons. Et il fait d’autant mieux l’un qu’il fait aussi l’autre. Les capacités de nos outils de nous contenir et de nous transformer sont en effet intimement liées[5].
[1] Serge Tisseron, Le jour où mon robot, m’aimera, vers l’empathie artificielle, Paris, Albin Michel, 2015.
[2] Franz Reuleaux, Cinématique,Principes fondamentaux d’une théorie générale des machines, Paris, F. Savy, 1877. Cité par Ernst Kapp, Principes d’une philosophie de la technique, Paris, Vrin, 2007 (1877),
(traduction Grégoire Chamayou), page 192.
[3] Serge Tisseron, Comment l’esprit vient aux objets, Paris, Aubier, 1998.
[4] Serge Tisseron, op. cit., 2015.
[5] Serge Tisseron, Psychanalyse de l’image, des premiers traits au virtuel, Paris, Hachette, 2024 (1995).