Révélations au Sénat américain : faut-il interdire les réseaux sociaux avant 16 ans ?

par | 5 octobre 2021 | Actualités, Addiction, Adolescence, Blog, Enfance, Réseaux Sociaux

Les preuves apportées par la lanceuse d’alerte Frances Haughen au Sénat américain ne font hélas que confirmer ce que tout le monde pressentait : Facebook fait passer ses intérêts financiers avant toute autre considération, à commencer par la sécurité de ses usagers. Autant dire que Facebook n’a aucune préoccupation quant aux ravages que ses algorithmes peuvent faire, et aux conséquences sociales et politiques éventuelles. Les accusations étayées de Frances Haughen nous arrivent au moment où Facebook prétend justement lancer un service dédié aux plus jeunes. Or, si l’utilisation des réseaux sociaux peut entraîner des usages problématiques et délétères à tout âge, c’est particulièrement vrai pour les enfants et les adolescents.

L’enfermement dans des bulles

 Les algorithmes des réseaux sociaux sont conçus pour proposer aux utilisateurs qui ont fait une première recherche des pages sur lesquelles ils peuvent trouver des sujets identiques ou proches. Ces algorithmes se guident pour cela sur les mots utilisés dans la recherche de l’usager, mais également sur les images sur lesquelles il s’est attardé. Cet alignement sur les préférences de chacun concerne même la façon de présenter les actualités : sur Facebook, elle varie d’un usager à l’autre selon les préférences que les algorithmes ont identifié chez lui. De telle façon que chacun se trouve non seulement enfermé dans un ensemble de représentations qu’il avait déjà avant d’aller sur Facebook, mais que ses convictions se trouvent dramatiquement aggravées par le fait qu’il n’est plus jamais incité à s’intéresser à des opinions différentes des siennes, comme cela peut être le cas lorsqu’on lit un journal, qu’on écoute un bulletin d’information ou que l’on fait son choix sur Google entre plusieurs pages possibles.

Ces risques d’enfermement et d’accentuation des a priori de chacun sont valables à tout âge, mais ils ont des conséquences encore plus graves chez les enfants, à la fois du fait de leurs attentes sociales et d’un fonctionnement mental propre à leur âge.

Les enfants particulièrement menacés par leurs attentes de reconnaissance sociale

Tout d’abord, les enfants, et notamment les adolescents, sont mobilisés bien plus que les adultes par deux désirs complémentaires : le désir de se rattacher à un groupe de pairs qui leur permet de desserrer leurs liens avec leur famille, et celui de mesurer leur popularité. Les réseaux sociaux sont totalement conçus non seulement pour satisfaire ces deux désirs, mais aussi pour les aggraver au point que toute autre considération s’efface des préoccupations des utilisateurs. Car l’enfant souhaite, tout comme l’adulte, échanger des idées, se confronter à d’autres opinions, concevoir quelque chose à plusieurs. Mais justement, les réseaux sociaux ne sont pas conçus pour le permettre car cela ne rapporterait aucun « clic » supplémentaire ! Or c’est le nombre de clics de chaque utilisateur qui constitue le modèle économique de ces plateformes. Les « clics » permettent d’augmenter la connaissance que les algorithmes ont de chaque usager, de pouvoir lui proposer des messages qui l’incitent à rester toujours plus longtemps et à livrer toujours plus d’informations personnelles afin de pouvoir les monétiser.

Les enfants particulièrement menacés par le fonctionnement mental propre à leur âge

Le contrôle des impulsions ne s’installe que tard chez l’enfant, car sa maturation n’est pas totalement terminée avant l’âge de 25 ans. Ce défaut de contrôle des émotions leur donne ce caractère bien connu de pouvoir s’emballer facilement. Ils ont aussi une « hypersensibilité socio-émotionnelle ». Cela veut dire qu’ils sont particulièrement sensibles aux émotions partagées par leur groupe, ce qui a pour conséquence de les amener à partager les opinions de celui-ci même si elles sont extrêmes, voire en les caricaturant toujours plus.

Mais ce n’est pas tout. Avant l’âge de 12-13 ans, les enfants ont également de la difficulté à comprendre qu’une situation peut susciter des émotions contradictoires. Par exemple, trouver une vidéo drôle, et en même temps ressentir de la gêne parce qu’elle met en scène une forme d’humiliation. Cette caractéristique mentale a pour conséquence que certains enfants vont mettre en avant la première de ces deux émotions, et pourront se voir reprocher de manquer de cœur, tandis que ceux qui mettent en avant la seconde passeront pour ne pas comprendre le comique de l’histoire. Ainsi peuvent naître des affrontements sur les réseaux sociaux, alors que chacun de ces enfants éprouve en réalité un peu ces deux émotions.

Ces deux risques, emballement émotionnel et perception unilatérale des émotions complexes suscitées par un événement, vont avoir pour conséquence que les opinions, sur les réseaux sociaux, ne vont pas seulement virer à l’extrême, mais également devenir facilement haineuse.

Faut-il interdire ?

Certains parlent aujourd’hui d’interdire les réseaux sociaux avant l’âge de 16 ans. Rappelons qu’ils le sont aujourd’hui avant l’âge de 13 ans, mais que cela n’empêche pas un grand nombre de mineurs de tromper sur leur âge, et un grand nombre de parents de voir leurs jeunes enfants aller sur les réseaux sociaux sans faire valoir l’autorisation qu’ils doivent donner. En effet, en France, un mineur de moins de 15 ans n’a pas le droit de s’inscrire sur une plate-forme qui utilise ses données personnelles sans l’accord de ses parents.

Avant de savoir à quel âge interdire, il conviendrait donc d’abord de pouvoir faire respecter une interdiction. Et cela ne peut pas se faire sans une éducation des parents. Car les enfants sont aujourd’hui bien autant menacés par le dessaisissement parental face à leur usage des outils numériques que par les algorithmes de Facebook.

Par ailleurs, n’oublions pas les travaux de l’Unicef qui conclut d’une étude internationale que les enfants font plutôt un bon usage de leurs outils numériques[1], ni non plus les travaux des sociologues, comme ceux de Valerie Goby, qui a montré en 2003 que le temps passé en ligne est inversement proportionnel à la surface des espaces physiques de rencontre disponibles, qu’ils soient privés ou publics. Autrement dit, la diminution importante des espaces de jeux disponibles aux enfants dans la ville aurait sa part de responsabilité dans l’importance qu’ils accordent à la communication en distanciel, notamment sur les réseaux sociaux.

En conclusion, la solution aux usages problématiques des réseaux sociaux ne réside pas seulement dans l’évolution des algorithmes utilisés par les réseaux sociaux et leur interdiction avant un certain âge. Elle réside aussi dans l’éducation des parents et des enfants, et notamment, pour ceux-ci, d’une éducation au numérique intégrée dans les programmes scolaires. Mais une part de la solution se trouve aussi dans l’organisation d’espaces de rencontres possibles pour les enfants et les adolescents, loin de leurs parents, pour des activités qu’ils se choisissent et qui devraient évidemment leur être proposées gratuitement. Autrement dit, cela engage aussi une politique de la ville plus soucieuse de développer des alternatives aux écrans accessibles à tous, alors que seules les familles les plus aisées en bénéficient aujourd’hui.

[1] https://www.unicef.org/fr/communiqu%C3%A9s-de-presse/unicef-mieux-prot%C3%A9ger-les-enfants-dans-un-monde-num%C3%A9rique-tout-en-am%C3%A9liorant