Vous avez un chat ? Vous recevrez bientôt sur votre récepteur de télévision, dans la plage horaire dédiée aux publicités, de nombreuses annonces vous invitant à acheter de la nourriture pour chat. Si vous avez un chien, vous aurez en revanche des publicités vous incitant à acheter de la nourriture pour chien. C’est ce qu’on appelle la publicité ciblée. La Suisse vient d’avoir la première démonstration de l’efficacité du système. Jeudi 21 septembre après-midi, à 16 heures 07, Swisscom a diffusé une publicité ciblée en fonction du lieu d’habitation de chaque téléspectateur.
Un monde plus rassurant, ou plus ambigüe ?
Il ne s’agissait pas encore de cibler exactement chaque consommateur en fonction de ses goûts et de ses centres d’intérêt connus, mais d’accompagner une publicité généraliste pour une marque d’automobile. Pour cela, la Suisse romande a été divisée en sept régions, le spot télévisé commençant dans chacune de la même façon, mais se terminant différemment : des journées portes ouvertes étaient annoncées, en indiquant à chaque téléspectateur le concessionnaire le plus proche de son domicile.
Il est probable que beaucoup des clients de Swisscom n’auront pas remarqué, jeudi après-midi, que la fin du spot correspondait à leur région. Et ceux qui l’ont remarqué ont pu penser que le garage conseillé n’était pas ciblé en fonction de sa proximité géographique, mais en raison de la qualité des services qu’il proposait…
Un consentement très mal éclairé
Cette innovation est en effet d’autant plus passée inaperçue que la seule information donnée aux téléspectateurs datait… du printemps dernier (1). L’opérateur Swisscom avait envoyé à ses clients, par courrier postal, deux documents, dont une « déclaration générale sur la protection des données ». L’opérateur informait ses clients qu’il se donnait dorénavant le droit de commercialiser leurs informations à des annonceurs. Celui qui désirait en savoir plus devait se rendre, sur Internet, dans son espace personnel. Là, il devait cliquer sur « mes données », puis sur « utilisation des données », et enfin sur « commercialisation publicitaire de tiers ». Il découvrait alors, dans la rubrique « annonces spécifiques aux groupes cibles » qu’un bouton était activé « par défaut » en vert. Il pouvait alors comprendre que Swisscom s’autorisait d’utiliser toutes les informations dont il bénéficie sur ses clients, et de les vendre au plus offrant, à moins que l’usager ne prenne l’initiative de désactiver cette option volontairement…
En France, des clients de la chaîne Internet MyTF1 ont déjà vu des publicités ciblées de La Poste et d’Orange selon la région où ils habitent. En début d’année, BFM Paris, nouvelle chaîne du groupe SFR, a annoncé son intention de tester également la publicité ciblée. Bientôt, si vous aimez les voyages, vous serez enchantés de découvrir que les fenêtres publicitaires habituelles de votre téléviseur ne vous parlent plus que de cela. En revanche, si vous vous vous intéressez plutôt aux séries américaines, c’est leurs bandes annonces qui s’afficheront sur votre écran. Et si vous regardez régulièrement les reportages relatifs à l’agriculture biologique et à l’écologie, ce sont des marques d’aliments bio qui envahiront vos écrans.
Les chaînes de télévision disposent maintenant de suffisamment d’informations sur nous pour pouvoir nous proposer ce genre de service. Mais est-ce vraiment un service qu’elles nous rendent ?
L’intelligence humaine appauvrie par la réduction des données
Nous savons que la limite d’une intelligence artificielle se trouve dans les données qui lui sont fournies. Plus ces données sont nombreuses et variées, et plus l’intelligence artificielle est capable d’en tirer des informations utiles non seulement pour comprendre le passé, mais aussi pour anticiper l’avenir. A l’inverse, plus elles sont pauvres, et moins cette intelligence est performante. Il n’en va pas autrement pour l’humain. Or après les publicités ciblées, pourquoi la télévision ne proposerait-elle pas aussi des films, des reportages, voire même des magazines d’informations ciblés ? Avec le risque de condamner chaque spectateur à tourner en rond dans ce qu’il connaît de ses goûts et ce qu’il ignore de ses a priori.
La majorité des humains serait alors incitée à penser comme les ordinateurs avant l’invention d’Internet, autrement dit avec les données correspondant à leurs utilisations précédentes.
Ce serait sans doute la première grande victoire de l’intelligence artificielle sur l’intelligence humaine, organisée avec la complicité des marchands de tous poils. Au moment où l’IA devient capable de résoudre des problèmes mieux que les humains grâce à un accès instantané à l’ensemble des informations disponibles sur Internet, elle contribuerait en même temps à réduire les données dont la majorité des humains disposent pour se faire une opinion sur le monde.
Ce devrait être une raison suffisante pour que les démocraties interdisent les publicités ciblées sur les chaînes publiques, et alertent, par des spots, sur les dangers de ces mêmes publicités sur les chaînes privées. N’est-ce pas le rôle de la CNIL et du CSA de s’en saisir ?
1. Journal « Le Temps », 22 septembre 2017.