Les quatre raisons pour lesquelles l’homme qui simule est très différent d’un robot

par | 8 mai 2018 | Actualités, Blog, Manipulation, Robots

Une idée dangereuse est en train de faire son chemin, qui risque de brouiller gravement la compréhension des frontières entre le monde des humains et celui des machines. Cette idée veut que nous nous nous comportions parfois comme un robot en simulant des émotions que nous n’éprouvons pas. Cette affirmation contient une vérité indiscutable : l’être humain est en effet une machine à simuler extraordinaire. Mais elle est en même temps absolument fausse, car quand l’être humain simule, ce n’est jamais comme un robot. A la différence d’un robot qui n’éprouve aucune émotion en propre et qui peut donc être programmé pour les simuler toutes, l’être humain ne cesse jamais d’éprouver des émotions. C’est la logique de sa biochimie. Les émotions sont au cœur de sa vie psychique. Il en résulte que lorsqu’un humain simule une émotion, il en dissimule toujours une autre, ne serait-ce que l’indifférence à ce que son interlocuteur lui dit ou lui montre. Autrement dit, la simulation, chez l’être humain, est toujours une dissimulation. Et cela le distinguera toujours des robots, sauf à imaginer que la recherche souhaite leur donner la capacité d’avoir des arrière-pensées, ce qui est peu probable : cela les rendrait non seulement imprévisibles, mais aussi potentiellement très dangereux !   

Cacher une intention inavouable

Tout le monde connaît l’histoire de Tartuffe, ce personnage de la pièce de Molière du même nom. Il simule une attitude empreinte de religiosité avec une efficacité remarquable. Peut-on dire pour autant qu’il se comporte « comme un robot » ? Bien évidemment non ! Car là où le robot accompli un programme dénué de toute arrière-pensée, Tartuffe simule la dévotion pour convaincre son hôte de faire de lui son légataire universel. Mais de telles situations sont évidemment exceptionnelles, et le plus souvent, nous simulons sans autre intention que de nous conformer à une attente sociale. C’est tout au moins ce que nous croyons, car la réalité est plus complexe.

Respecter les règles du jeu social

Il nous est arrivé à tous de répondre un jour « Très bien, merci, et vous-même ? » à quelqu’un qui nous demandait : « Comment allez-vous ? », alors même que nous nous sentions triste ou déprimé. Est-ce pour autant que nous nous comportons comme un robot ? Là encore, c’est le loin d’être le cas. Car une telle entrée en matière consiste surtout à s’assurer que les échanges qui suivront se feront selon les règles sociales en vigueur, qui imposent de séparer vie privée et vie publique. Répondre autre chose, c’est menacer ce contrat. C’est ce que le sociologue Ervin Goffman a appelé « La mise en scène de la vie quotidienne ». Nous avons besoin d’aborder nos interlocuteurs en étant assuré qu’ils respecteront cette distinction, et qu’ils ne feront pas intervenir des propos personnels dans des échanges professionnels ou publics.

Se mentir à soi-même

Soyons honnête : il arrive aussi parfois que nous simulions pour mieux nous mentir à nous-mêmes. Cela pour nous convaincre nous-mêmes que nous n’éprouvons pas une émotion qu’en réalité nous éprouvons, mais qui nous dérange, ou au contraire pour nous convaincre que nous éprouvons bien celle qu’il nous a été prescrit d’éprouver, et bien souvent pour ces deux raisons à la fois : chasser une émotion indésirable pour la remplacer par une émotion conforme. Cela est en effet possible car nos émotions sont étroitement tributaires des mimiques et des comportements par lesquels elles se manifestent à la fois aux autres et à nous-mêmes. Efforcez-vous de ne rien montrer d’une émotion et vous l’éprouverez de moins en moins. L’inverse est tout aussi vrai. S’imposer de manifester des émotions que l’on n’éprouve d’abord pas peut finir par les faire éprouver. Souvenons-nous de Pascal, qui disait à propos des rituels religieux et de leur portée mentale : « Abrutissez-vous et vous croirez. » Mais dans tous les cas, la simulation a un objectif : réduire une émotion et/ou en augmenter une autre. Autrement dit, l’être humain double toujours sa capacité de simulation d’une capacité de dissimulation au moins aussi grande.

Protéger son intimité

Il existe enfin une dernière raison pour laquelle l’homme simule, et là encore, elle est impossible à un robot. Il s’agit simplement de protéger son intimité. Le psychanalyste Donald W. Winnicott lui a consacré un de ses textes les plus célèbres, dans lequel il oppose ce qu’il appelle le « vrai » et le « faux » selfs. Il y argumente l’importance pour chacun de se constituer ce qu’il appelle un « faux self », c’est à dire la capacité de se montrer aux autres tel que les autres l’attendent, en tenant les propos et en montrant les émotions conformes aux situations. Mais pour Winnicott, ce faux self et destiné à protéger le vrai, dont il nous dit à juste titre qu’il serait bien dangereux de le montrer au premier venu ! Autrement dit, ce n’est pas parce que l’être humain simule des émotions qu’il n’en éprouve point de vraies. Et c’est en cela que la simulation chez l’être humain se distingue, une fois de plus, de ce qu’elle est chez un robot qui, lui, n’en éprouve aucune.

Pour ces quatre raisons, il est absurde de prétendre que nous nous comporterions parfois comme des robots en simulant des émotions que nous n’éprouvons pas. Ce serait en outre nous interdire de penser la variété des postures mentales qui accompagnent la simulation chez l’homme. Car si les robots n’ont rien à dissimuler, c’est au contraire l’équilibre précaire entre simulation et dissimulation qui tient la clé de la perception où nous sommes chacun de nos propres états mentaux. Lorsque nous dissimulons une émotion pour en mettre une autre en avant, sommes-nous plutôt dans une posture d’observation des progrès que nous faisons sur cette voie (nous serions alors dans une logique de clivage) ou au contraire pris dans le désir d’oublier totalement que nous dissimulons (nous serions alors dans une logique de refoulement) ? Mais une troisième posture mentale est encore possible, organisée autour de l’extrême attention que nous portons à la capacité de nos interlocuteurs à se rendre compte du combat intérieur que nous sommes en train de mener pour inhiber l’expression de certaines émotions et nous imposer l’apparence d’en avoir d’autres.

Mais nous n’avons encore fait, avec cette constatation, que la moitié du chemin. L’autre moitié consiste à comprendre que le robot qui simule dissimule bien quelque chose : le désir à peine masqué de son fabricant d’influencer nos comportements à son profit…