Elisabeth Kübler-Ross, en 1969, a défini les cinq phases auxquelles est confrontée toute personne à laquelle est annoncé un diagnostic de mort imminente. Toutes les personnes auxquelles on annonce leur mort proche ne traversent pas forcément ces cinq stades et beaucoup restent bloquées à l’un d’entre eux. Mais pour Elisabeth Kübler-Ross, seul le fait d’accéder au dernier permet d’accepter la mort dans de bonnes conditions. Ces cinq moments successifs sont le déni, la colère, le marchandage, la dépression et enfin l’acceptation. Le déni consiste par exemple à se dire : « ce n’est pas possible, les médecins ont dû se tromper. Ils vont me dire que ce n’est pas si grave qu’ils le croyaient », ou bien : « je vais voir un autre médecin qui va me rassurer ». Le second stade est celui de la colère. « Pourquoi ça m’arrive à moi, et pourquoi justement maintenant, j’ai encore tant de choses à faire ». Le troisième stade est celui du marchandage, par exemple : « Promettez-moi de me faire vivre jusqu’au mariage de ma fille (ou l’anniversaire de mon petit-fils, etc.), je veux bien mourir après. » Vient ensuite le moment de la dépression, et le sentiment que rien ne vaut plus la peine, ni voir ses proches, ni mettre ses affaires en ordre, ni préserver le mieux possible le peu de santé qui reste. Enfin, avec l’acceptation, vient le moment de se dire : « Essayons de profiter au mieux du temps qu’il me reste à vivre. »
Avec le COVID 19, bien entendu, il n’est pas question de nous préparer à la mort ! Mais beaucoup d’entre nous perçoivent que plus rien ne sera comme avant, et que demain risque d’être pire qu’hier, au moins dans les suites du déconfinement. Il n’est donc pas étonnant de retrouver, parmi nos réactions, les cinq attitudes émotionnelles possibles décrites par Elisabeth Kübler-Ross.
- Le déni
Les rassemblements du dimanche 22 mars dans les lieux publics ont largement illustré cette attitude. Disons d’abord qu’elle est parfaitement normale à la suite de l’annonce d’un bouleversement que nous n’avions pas imaginé et qui nous oblige à changer radicalement d’habitudes et de comportements. Tout naturellement, nous ne voulons pas y croire ! Mais dans le cas de cette pandémie, le déni a été incontestablement alimenté par les annonces gouvernementales visant d’abord à nous faire croire que tout était contrôlé, puis les informations contradictoires et enfin l’annonce brutale de mesures de protection qui paraissaient irréalisables. En témoignaient les affichettes nous indiquant qu’avant de sortir, nous devions mettre un masque, et nous désinfecter les mains chaque fois que nous touchions chez quelque chose à l’extérieur, alors que nous n’avions ni masque, ni gel hydroalcoolique. Quant aux procédures de sécurité à appliquer en rentrant chez soi, elles indiquaient d’enlever ses vêtements et de les mettre à laver, de se doucher, et d’enlever ses gants alors que personne n’avait de gant…
A ces erreurs de communication se sont ajoutées quatre biais cognitifs qui perturbent habituellement le jugement humain, mais dont les effets cumulés se sont révélés ici ravageurs. Le premier consiste dans la tendance que nous avons à affronter les éléments nouveaux en nous répétant ce qui a marché pour des événements précédents qui nous semblent semblables. Autrement dit, face à un événement nouveau, nous avons tendance à maximiser ses ressemblances avec les événements précédents et à ignorer les différences qui les opposent, ce qui nous permet de nous en remettre aux comportements adoptés précédemment. Ainsi, nous avons eu facilement tendance à croire que cette pandémie serait analogue à la grippe A (H1N1), en 2010. Au contraire, la Chine, Singapour et Hongkong ont pris des mesures rapides pour contenir l’épidémie car ils avaient la mémoire de l’épidémie de Srars.
Le second biais cognitif consiste dans la difficulté des humains à concevoir des croissances exponentielles. C’est la fameuse histoire racontée aux enfants de celui qui, après avoir rendu service à l’empereur lointain pays, demande pour récompense un plateau de jeu d’échecs, qu’ils soient déposés sur la première case un grain de riz, puis de sur la seconde case et que le nombre de grains de riz soit doublé à chaque cas. L’empereur croit avoir affaire à un nigaud et accepte tout de suite. La production de l’empire pendant plusieurs années n’y suffirait pas. Dans le cas de cette pandémie, l’annonce que « Le nombre de cas double tous les 3 jours » n’étaient pas perçus intuitivement comme problématiques, ce qui fait que l’annonce du nombre de morts est perçue comme une exagération considérable sur les prédictions.
Le troisième biais cognitif consiste à penser que ce qui arrive à d’autres groupes que le nôtre ne peut pas nous arriver à nous. Conviction d’ailleurs moquée par le bon sens populaire sous la forme : « ça n’arrive pas qu’aux autres ». Quoi qu’il en soit, nous avons tendance à nous croire plus fort que les étrangers. L’exemple chinois nous ait paru trop lointain pour être inquiétant, et même l’exemple italien.
Enfin, le quatrième biais cognitif consiste dans la confiance que nous attribuons au plus grand nombre. Pourquoi changer mon comportement quand je vois autour de moi des personnes qui ne changent rien ? Tous ces gens qui s’agglutinent aux terrasses ne peuvent pas être fous… C’est sans doute l’humoriste Coluche qui a le mieux démonté ce biais avec cette fameuse phrase : « ce n’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils ont raison ».
2. La colère
La crise, nous le disions, à révélé une triple impréparation : technique (avec la désorganisation hospitalière suite aux restrictions massives de budget ces dernières années), matérielle (avec les masques et autres matériels de protection indisponibles) et enfin mentale. Pendant un mois, il n’a existé aucune prise en compte du facteur psychologique. C’est ce qui a été clairement montré lorsque le président du conseil scientifique auprès du gouvernement est intervenu à la télévision pour justifier que les marchés soient maintenus « parce que les gens ont besoin de manger » et la présence de la famille proche interdite aux enterrements « parce qu’il y a un risque de contagion » ! Pourtant, il a été montré depuis plus de trente ans que les vulnérabilités psychiques fragilisent le système immunitaire, et que les deuils difficiles ou empêchés favorisent le développement de troubles non seulement psychologiques, mais aussi physiques.
Cette colère, aggravée par la routine quotidienne, la frustration et l’ennui liés à l’isolement, mais aussi les informations contradictoires et les fake news, a parfois conduit à la tentation de chercher des coupables. « Pourquoi ça nous arrive à nous ? Qui est coupable de cela ? » Ce ne sont plus les vagabonds, les juifs, les mendiants et les prostituées, comme au Moyen Âge, qui ont été pointés du doigt, mais dès le 15 mars, ceux qui font du jogging, puis ceux qui semblent passer trop de temps dehors (lettres de délation anonymes) et enfin les soignants eux-mêmes, accusés d’être des sources possibles de contagion pour leurs voisins du fait de leur proximité avec les malades (lettres anonymes, mots désagréables, voitures vandalisées et même cabinet cambriolé pour récupérer des masques), motivant une mise au point officielle de Edouard Philippe le 28 mars.
3. Le marchandage
Si certaines réactions individuelles de marchandage ont pu se faire jour, comme par exemple « Laissez-moi aller rejoindre mes enfants. Je suivrai toutes les mesures de confinement après », c’est incontestablement le grand marchandage social qui restera dans les mémoires. Pour la première fois, en dehors d’une période de guerre, s’est posé la question de savoir qui laisser vivre et qui laisser mourir. Bien sûr, les médecins des services de réanimation nous ont assuré que tous les malades avaient été pris en charge et qu’ils n’avaient heureusement pas été obligés de choisir. Tous les malades auxquels ils ont eu affaire dans leur service, incontestablement. Mais beaucoup sont morts dans les EHPAD loin des établissements hospitaliers, et le fait que l’utilisation de produits létaux aient été autorisés montre que tout ne s’est peut-être pas passé partout aussi bien. En tout cas, l’idée du marchandage, qui pouvait sembler il y a un an hors de propos en dehors des situations de guerre, s’est imposée comme possible.
4. La dépression
En suspendant toute activité, le confinement renforce le sentiment d’impuissance. « Que pouvons-nous à tout cela ? » Ce sentiment est notamment renforcé par le recours à l’information en continue, avec le risque d’informations très émotionnelles, peu ou pas contextualisées, et ne s’accompagnant pas de messages sur les moyens de se protéger des conséquences dramatiques possibles de ce qui est annoncé. Mais ce sentiment d’impuissance se nourrit aussi de l’information officielle, qui semble apporter chaque jour son lot de mauvaises nouvelles : le virus a déjà muté, l’immunité ne dure que quelques semaines, ceux qui ont attrapé la maladie peuvent l’attraper une nouvelle fois, etc. A la limite, le sentiment s’impose que cela ne vaut plus la peine de se battre parce que ça ne finira jamais. Des angoisses de mort montent, nourries par les interventions de certains collapsologues : « Nous allons tous mourir… Et alors ? » Cette inquiétude est également alimentée par les incertitudes sur le travail et la situation financière pour l’avenir immédiat, notamment dans le domaine des professions liées aux activités de loisirs. Notre destin nous échappe. Cette angoisse ne provoque pas seulement un syndrome dépressif, mais aussi des manifestations somatoformes (douleurs) ou psychosomatiques (psoriasis, blanchiment des cheveux, etc.).
5. L’acceptation
Elle a été favorisée dans cette crise de trois façons.
Tout d’abord, l’utilisation des outils numériques pour maintenir les liens dans les familles, entre amis, et entre contacts professionnels a été massive. Avec toutefois un inconvénient. : ces réseaux ont essentiellement mis en contact des personnes qui partagent les mêmes centres d’intérêt et les mêmes préoccupations, avec le risque de resserrer les liens de proximité aux dépens des liens avec les personnes différentes de nous. Une initiative particulièrement intéressante parce tout indique que subsistera après la fin de cette crise consiste dans le développement des consultations en ligne, dans le domaine médical, mais aussi en psychologie[1].
Le second moyen a été la création de solidarités spontanées. La plus médiatisée a été l’habitude prise assez vite d’applaudir les soignants à 20 heures, mais des formes de solidarité moins visible se sont développées localement entre des personnes qui n’auraient pas fait attention les unes aux autres en situation habituelle. Cela s’est notamment manifesté par la possibilité de faire des courses pour des personnes proches afin d’éviter qu’elles sortent de chez elles, ou de faire à manger aux soignants qui rentrent épuisés le soir de leur journée de travail.
Enfin, le troisième moyen a été l’humour. Les montages photographiques et les vidéos nous invitant à rire du port du masque ont connu une diffusion virale sur Internet. Une fois de plus, l’être humain montrait par ce moyen son extraordinaire capacité à prendre sa revanche sur les événements qu’il ne peut pas maîtriser en se moquant de la situation.
L’humour est certainement ce qui illustre le mieux ce désir : « Rions de ce que nous subissons pour ne pas ajouter la dépression à la difficulté ».
[1] Notamment la création de la plate-forme CyberpsyCO dès le 24 mars.