Un effort important est fait aujourd’hui pour intégrer les outils numériques dans les écoles, mais faute d’une formation rapide des enseignants, ils risquent d’être devenus obsolètes le temps que les professeurs soient en mesure de s’en servir. Mieux vaut partir de l’idée d’adapter l’enseignement à ce que nous savons des élèves et de leurs particularités. L’autonomie de l’enfant, sa curiosité et son adaptabilité doivent guider tous les projets. Dans cette logique, le numérique ne doit pas cacher d’autres impératifs, même s’il a une place essentielle à prendre.
Un triple défi
Tout d’abord, le numérique bouleverse tous les domaines, avec des conséquences considérables sur l’état d’esprit des élèves : le rapport aux savoirs, la construction de l’identité, les attentes vis à vis d’autrui, le rapport à l’espace, au temps, aux images et bien entendu les formes de l’apprentissage. Ces bouleversements contribuent à créer une nouvelle culture que les enfants adoptent très tôt et que l’institution scolaire doit assimiler si elle veut rencontrer leurs préoccupations, en sachant parfois partir d’elle pour amener les élèves aux savoirs académiques.
En même temps, il est urgent de reconnaitre que notre système éducatif a été conçu avec l’ambition d’apprendre aux enfants des connaissances utilisables toute leur vie en privilégiant l’intelligence hypothético-déductive sur toutes les autres. Or, aujourd’hui, nous savons que l’apprentissage se fera tout au long de la vie et qu’il met en œuvre l’ensemble de l’humain : son corps, ses sens, huit formes différentes d’intelligences, et que les apprentissages sont indissociables des émotions et de la socialisation. Les récentes découvertes des sciences cognitives sont le second défi que l’institution scolaire doit relever.
Enfin, dans 20 ans, entre 20% et la moitié des métiers d’aujourd’hui auront disparus. L’enseignement doit inviter les élèves à imaginer leur métier de demain et développer les qualités qui leur seront nécessaires quoi qu’ils fassent : être autonome, être créatif, et savoir coopérer en se montrant capable de critiques constructives. Tout cela nécessite évidemment bienveillance et empathie de la part des enseignants car les émotions jouent un rôle majeur dans les apprentissages.
Pour une école augmentée avec le numérique
Les outils numériques ont un inconvénient majeur : ils ne permettent pas de construire les possibilités narratives, En revanche, ils ont deux atouts importants : ils peuvent s’adapter à chaque élève et ils favorisent les deux composantes de la motivation intrinsèque : la sécurisation et l’innovation. Mais à condition de ne pas confondre dispositif d’enseignement et processus d’apprentissage. Dans un dispositif d’enseignement, l’élève est invité à augmenter ses connaissances et ses performances. Dans un processus de formation, il est invité à s’identifier à l’enseignant, à sa curiosité et à sa créativité. Grâce aux technologies numériques, l’élève peut travailler à son rythme, aux moments où il le souhaite, en trouvant dans chaque discipline un niveau de difficultés adapté à ses compétences. En outre, s’il le désire, il peut s’appuyer sur un tuteur virtuel qu’il peut à tout moment convoquer et consulter. Les espaces numériques favorisent aussi ce qu’on appelle la motivation d’innovation (chacun prend d’autant plus de plaisir à une tâche qu’il y construit son propre parcours personnel) et la motivation de sécurisation : les logiciels ne jugent pas et ne condamnent pas, et permettent à l’apprenant de se constituer une véritable « feuille de route » dont il peut visualiser les étapes à chaque moment, et pas seulement dans le domaine des connaissances acquises. Cette consultation est en effet possible pour toutes les opérations correspondant à la construction et à l’exécution d’un programme : les connaissances existantes au départ, les progrès dans l’acquisition de compétences nouvelles, la diversité des stratégies utilisées pour résoudre les difficultés, et enfin l’importance du recours aux pairs et aux bases de données pour y parvenir. C’est notamment le projet de ce qu’on appelle les Serious Games.
Mais en même temps, l’élève a besoin d’une relation vivante avec un enseignant qui valorise ses possibilités, et auquel il peut s’identifier dans une relation dynamique et créatrice aux savoirs. Parce que les émotions et l’accompagnement bienveillant sont au cœur des apprentissages, l’école ne doit pas « s’adapter » au numérique, elle doit s’augmenter avec le numérique.
Encourager les bonnes pratiques numériques
Nous voyons que la technologie ne suffira pas à changer l’école, mais qu’en même temps, dans ce changement, le numérique a sa place. Il ne peut pas à lui seul résoudre la crise que vit l’éducation nationale depuis plusieurs années, mais il n’est pas non plus le « cache misère » que brocardent certains. Ne confondons pas mauvais usages du numérique et possibilités du numérique, et n’abandonnons pas les secondes sous prétexte de nous débarrasser des premiers. Le numérique est un outil, pas une baguette magique. Bien utilisé, il permet d’intégrer des enfants handicapés dans le circuit normal, de remotiver certains élèves, de développer la motivation intrinsèque, d’effectuer des retours d’expériences qui confortent la motivation initiale, et de favoriser l’auto évaluation. N’attendons pas de la technologie plus que ce qu’elle peut donner, mais explorons tout ce qu’elle peut apporter. La culture du livre et celle des écrans sont chacune des sources possibles d’apprentissage et de développement. Et l’encouragement des bonnes pratiques – et notamment des pratiques partagées et/ou créatrices – est la meilleure façon de s’opposer aux pratiques problématiques. Il s’agit donc moins d’interdire l’attachement nouveau et irrépressible aux écrans que de l’utiliser pour un usage intelligent et éducatif.
Former des « inspecteurs ressources » qui proposent et guident sans imposer
Cela nécessite une mobilisation de l’ensemble des acteurs de l’éducation. Le système éducatif français ne changera pas par le sommet, mais par la base. Le problème est que beaucoup d’enseignants craignent, en travaillant autrement, de perdre le contrôle sur leurs élèves et de de susciter la suspicion de leurs collègues. C’est pourquoi l’introduction du changement ne peut se faire que si c’est un projet d’établissement incluant l’existence de personnes ressource. L’urgence est de former des encadrants qui proposent et guident, mais n’imposent pas, et qui libèrent les possibilités d’initiative des enseignants. Pourquoi pas les inspecteurs d’académie volontaires pour mener ce travail ? A condition bien entendu de les libérer de la tâche qui consiste à les envoyer « noter » des enseignants avec pour seul effet d’augmenter le stress et l’infantilisation de ceux-ci. Ils pourraient devenir alors des « Inspecteurs ressources », une façon à la fois de rappeler leur histoire, et de les tourner résolument vers l’avenir.