Internet est un lieu de conflits fréquents. Ces conflits sont appelés des Flame Wars, du verbe anglais to flame (injurier, insulter). C’est un conflit verbal porté à son paroxysme. Ces conflits peuvent prendre différentes formes, comme le « coup de gueule », le duel verbal avec majuscules et ponctuations ad hoc, ou encore l’injure franche.
Des comportements d’attaque-fuite fréquents
Cette forme d’échanges évoque le phénomène d’attaque-fuite décrit par Bion dans l’analyse des groupes. Bion était un psychanalyste anglais du XXeme siècle qui a observé que, dans une situation qui nous insécurise, soit nous attaquons en employant des arguments ad hominem, soit nous fuyons en quittant la rencontre. Cette attitude d’attaque-fuite est considérablement majorée par l’utilisation d’Internet, puisque la fuite est facile, il suffit de se déconnecter du forum ou de la discussion. Quant à l’attaque, elle est extrêmement aisée, surtout avec l’utilisation d’un pseudonyme. Les flame wars ont été définis par Marc Dery comme liés au phénomène afro-américain appelé les dozens. Il s’agit d’un jeu dans lequel les noirs américains s’insultent rituellement sous le regard d’un public hilare. De la même façon, dans les Flame Wars, le contenu du débat perd finalement toute importance, le plus important devenant le caractère flamboyant des insultes, et la richesse des métaphores utilisées. Lorsqu’il y a conflit sur Internet, en principe, ils sont réglés par la « netiquette », qui impose une civilité dans les échanges. Cependant, non seulement cette « netiquette » n’est pas respectée, mais de plus, des conflits naissent parfois de ce non-respect, donnant lieu à des attaques très violentes. Et les propos qui se veulent apaisants sont emportés dans la flambée des diatribes.
Organiser des débats et des controverses dès l’école primaire
Pour réduire ces dangers, nous devons préparer les enfants au débat et à la controverse dès l’école primaire. Avant l’adolescence, les élèves peuvent défendre des points de vue différents sur un même problème. Des groupes peuvent aussi réfléchir et discuter séparément sur un problème, et débattre ensuite par champion interposé. L’enfant ne va pas seulement défendre son point de vue, mais aussi celui de son groupe, avec l’obligation de revenir éventuellement vers son groupe pour enrichir son point de vue. Le débat n’est pas un débat de personnes, mais un débat de groupe contre groupe, éventuellement porté par un débatteur plus compétent, ou plus désireux que les autres d’en découdre avec un autre débatteur.
Après l’adolescence, il serait être intéressant d’introduire ce qu’Aristote appelait les dissoi logoi, où un étudiant s’entraîne à défendre alternativement deux points de vue contradictoires. Cela se fait déjà dans les classes préparatoires aux grandes écoles et à l’ENA, et je pense que nos politiques l’ont appris parce qu’ils sont tout à fait capables, tous et selon les moments, de défendre des points de vue opposés. Mais l’idée n’est pas d’apprendre cela pour mieux savoir manipuler son adversaire, même si c’est un usage possible. L’idée est que les enfants, aidés par l’enseignant, apprennent à considérer les arguments comme des objets théoriques. L’important est alors la logique qui permet d’enchaîner les arguments. Ce n’est plus la force de chacun qui importe, mais la logique qui permet de les articuler les uns avec les autres. Les arguments deviennent ainsi des objets qui doivent être agencés de façon rigoureuse, de telle façon que la preuve résulte de leur agencement.
Traiter les concepts comme des objets théoriques
Ce chantier est immense et doit commencer très tôt. A l’université, de plus en plus d’étudiants sont capables de bien construire leurs phrases, mais incapables de construire leur succession logique. Les phrases ne sont pas fausses, mais leur enchaînement logique laisse à désirer car les conjonctions « mais, où, et, donc, or, ni, car » y sont utilisées en dépit du bon sens. La raison pourrait en être que beaucoup d’enfants, aujourd’hui, sont introduits très tôt à une culture des écrans dans laquelle, justement, ces articulations logiques sont pratiquement inexistantes. Or leur utilisation nécessite d’avoir bien intégré la succession d’un avant, d’un pendant et d’un après. Une fois cette distinction bien intégrée, on peut décider si l’avant, le pendant et l’après s’articulent avec un « mais », un « car », ou un « en effet ». En revanche, quand on a baigné dans une culture des écrans où l’on a eu tendance à se complaire dans un présent éternel, il est très difficile de concevoir ces articulations logiques. L’apprentissage de la langue commence par l’assimilation, à travers la pratique, des articulations logiques de base. Et elle continue avec la pratique du débat et de la controverse. C’est urgent, et c’est une réforme qui ne coûte rien !