Vivian Maier : quand « l’Ecole inférieure de la Photographie » montre sa supériorité

par | 10 juillet 2014 | Actualités, Blog, Photographie

Imaginez une femme connue pour être une nounou excentrique par les quelques familles qui l’ont employées, morte dans l’isolement et la misère en 2009, et dont l’œuvre photographique est en train de s’imposer comme un monument de l’art du XXeme siècle ! Ce n’est pas un conte de fée, c’est l’histoire d’un personnage étrange dont John Maloof et Charlie Siskel nous dévoilent un pan de l’œuvre, et quelques éléments biographiques, dans leur film A la recherche de Vivian Maier.

Photographier, et rien d’autre

Vivian Maier a photographié sans discontinuer pendant une trentaine d’années au point de laisser derrière elle cent cinquante mille négatifs… mais pratiquement pas d’images Mais pourquoi diable n’a-t-elle pas cherché à faire développer ses pellicules et à les montrer? Pour commencer, soyons réalistes : faire développer et tirer tous ces négatifs aurait représenté des sommes d’argent dont son travail de nounou ne lui permettait évidemment pas de disposer. Mais la manière dont elle a toujours gardé son activité de photographe secrète par rapport aux familles dont elle gardait les enfants semble indiquer que le vrai problème était ailleurs. En outre, et bien qu’elle ait été capable de prendre des risques considérables en allant dans les quartiers malfamés pour faire des portraits de ses habitants, elle n’a jamais pris le risque de contacter qui que ce soit pour tenter de faire passer son œuvre de l’ombre à la lumière. Comme si, finalement, c’était l’acte de photographier, et l’acte de photographie seul, qui l’ait intéressé.

Rendre hommage à la beauté du monde

Dans la société capitaliste qui est la nôtre, où le poids de chaque action se mesure à sa capacité de générer de la monnaie sonnante et trébuchante, la démarche de Viviane Maier faisant des photographies qu’elle ne développe jamais apparaît évidemment absurde. Mais c’est parce que nous sommes empoisonnés par une représentation de la photographie comme image. Or la photographie est d’abord une façon d’établir un rapport particulier au monde. Un rapport dans lequel ce qui prime est de trouver avec lui la bonne distance. Et une manière aussi de tenter de rendre hommage, chaque jour et inlassablement, à sa formidable beauté.
Le photographe doit d’abord trouver à placer son corps par rapport à ce qu’il désire photographier. Il se met à l’endroit qui lui semble le plus propice pour enregistrer l’image qu’il désire. Il regarde à travers son objectif ou sur l’écran de contrôle que lui permet son appareil. Il fait la mise au point, et chacun se rend bien compte déjà que cette expression « mettre au point » renvoie à un travail mental autant qu’à un travail visuel. Ne dit-on pas d’une notice ou d’une intervention censée expliquer un point d’ordre resté dans l’ombre, ou incompris, qu’il s’agit d’une « mise au point » ? Puis, une fois celle-ci faite, le photographe appuie sur le déclic. Il immortalise cette mise au point, à la fois sur la pellicule, mais également dans son propre esprit. Bien sûr, l’image visuelle mise en mémoire dans l’esprit du photographe n’a pas la même pérennité que l’image matérielle fixée sur la pellicule, mais l’intention est la même. Dans les deux cas, il s’agit de ne pas oublier la beauté un instant entrevue. Et la preuve que ce moment importe bien autant que son résultat visible est aujourd’hui donnée par le numérique. Plus personne n’a le temps de regarder les milliards d’images qui résultent de milliards de clics!

Adepte de « l’Ecole inférieure de la Photographie »

Le travail de Vivian Maier colle étrangement au « Manifeste pour une Ecole inférieure de la Photographie » que j’ai publié en 2011. Rappelons en quelques idées fortes.

« L’Ecole inférieure de la Photographie bannit formellement l’usage de toute lumière artificielle organisée et agencée spécialement dans le but de la prise de vue. » Vivian Maier photographiait dans la rue, uniquement avec la lumière ambiante.

« L’Ecole inférieure de la Photographie, parce qu’elle est inférieure, tient dans la plus haute estime toutes les activités réputées « inférieures ». Elle valorise le jeu traditionnellement réservé aux enfants, et le soin qu’une tradition machiste réserve aux femmes. » Vivian Maier aimait tant jouer avec les enfants que les garçons dont elle s’est occupée se sont cotisés pour subvenir à ses besoins à la fin de sa vie. Et y a-t-il une activité plus portée vers le soin que celle de nounou qui fut son seul et unique métier ?

« L’Ecole inférieure de la Photographie, parce qu’elle est inférieure, ignore les distinctions subtiles des esprits qui se jugent supérieurs. Elle refuse la distinction entre l’image animée et l’image fixe, tout comme entre les bonnes et les mauvaises images. » Vivian Maier a fait tout aussi bien des films que des photographies. Et comme elle n’a rien développé, elle ne s’est jamais souciée de savoir lesquelles de ses images étaient « bonnes » ou « mauvaises ». Seul importait pour elle le moment où elle les faisait.

« L’Ecole inférieure de la Photographie fait passer avant toute chose l’accompagnement du monde par ses images. (…) Une photographie réussie est une photographie qui met en route. Cela n’a rien à voir avec le fait que l’image bouge ou non. L’important c’est le mouvement de l’esprit qui la regarde. C’est pourquoi l’Ecole inférieure de la Photographie reconnaît comme chefs de file tous les marcheurs, les voyageurs qui pensent écrivent ou rêvent en marchant. » Viviane Maier était une infatigable marcheuse, toujours en mouvement, et décrite comme ayant une façon particulière de se déplacer, en déplaçant ses bras vivement le long de son corps.

Pour l’Ecole inférieure de la Photographie, « la photographie pense et panse, celui qui la fait », mais aussi « celui qui la regarde. » Vivian Maier, décrite comme manifestement asociale et tourmentée, semble bien avoir pris soin d’elle-même à tout instant grâce à la photographie. Et celles de ses images qui fixent la plus grande misère montrent toujours l’humain derrière le malheur : en cela, elles nous font du bien. Sa posture, comme il est écrit dans le Manifeste pour une Ecole inférieure de la Photographie, « est celle de l’empathie. »

« Même quand la situation est désespérée, l’Ecole inférieure de la Photographie rend hommage à la beauté du monde parce que l’Ecole inférieure de la Photographie fait confiance à la beauté. » Vivian Maier se savait en but à l’hostilité de ses employeurs qui acceptaient difficilement sa marginalité, et qui la renvoyèrent souvent, jusqu’à la plonger dans le plus grand dénuement. Elle connaissait sa précarité. Allez voir ses photographies, et vous découvrirez la beauté du monde.