20th Century women
De Mike Mills
L’héritage des années post 1968 et les modèles éducatifs qui les ont suivies jusqu’en 1990 sont aujourd’hui souvent critiqués. Aussi est-il particulièrement réconfortant de regarder 20th Century Women, de Mike Mills ! Ce film nous montre que le modèle de la famille traditionnelle – un père, une mère, des enfants – a été moins universel dans notre propre culture qu’on pourrait le croire, et que d’autres modèles ont aussi fait la preuve de leurs qualités éducatives.
Une auto biographie fictionnée
Mike Mills s’est fait connaître par son film précédent, Beginners (2011), qui nous montrait comment son père s’était autorisé à vivre son homosexualité à 75 ans, après la mort de son épouse. 20th Century Women est le récit tendre et humoristique de la propre adolescence du réalisateur, représenté sous les traits de Jamie, âgé de 14 ans. Mike Mills nous parle ici de ses propres relations avec sa mère ou, plus précisément, avec les trois femmes qui l’ont accompagné de l’enfance à l’âge adulte : Dorothea, sa mère, 55 ans dans le film (Annette Bening), Abbie, la locataire de celle-ci, une photographe trentenaire (Greta Gerwig) et Julie, une voisine à peine plus âgée que Jamie (Elle Fanning). Cette organisation peu conforme au modèle dont certains vantent la valeur absolue a plutôt bien réussi au réalisateur, qui décrit son film comme une « lettre d’amour » aux femmes l’ayant élevé.
Et l’homme, me direz-vous, où se trouve-t-il ? Le père de Jamie a disparu à sa naissance et ne lui téléphone qu’une fois par an à l’occasion de son anniversaire. Mais, dans la maison, il y a bien un mâle, William (Billy Crudup), charpentier et mécanicien de talent, amant d’Abbie, qui tente aussi de séduire Dorothea, laquelle résiste malgré le désir qu’elle éprouve pour lui. Quant au lien éducatif avec l’adolescent, il est plus que ténu et se réduit à d’ennuyeuses discussions sur la menuiserie.
Nous sommes en 1979. Dorothea et Jamie vivent dans une grande maison à Santa Barbara, près de Los Angeles, où elle tient une pension. Elle l’élève dans un climat de confiance mutuelle et respecte ses choix, fidèle à l’esprit éducatif de l’époque dans ce qu’il a comporté de meilleur. Un jour, Jamie se livre à un jeu adolescent stupide, qui consiste à respirer rapidement, puis à se faire presser la cage thoracique par un camarade pour s’étourdir : une façon de rencontrer les paradis artificiels sans l’aide de substance. Mais les choses tournent mal. Jamie perd connaissance plus d’une demi-heure et doit être emmené aux urgences, où il est ranimé. Par chance, il n’a pas de séquelles cérébrales, mais Dorothea estime qu’elle ne peut plus l’élever seule. Très isolée sur le plan familial, elle décide de confier son éducation à Abbie et William, ses deux locataires, et leur adjoint Julie, une voisine adolescente, souvent présente dans la maison.
Elevé par des femmes
Jamie va donc découvrir beaucoup de choses sur les femmes, y compris sur leur intimité, à un âge où l’on dit qu’un garçon a besoin de s’identifier à une figure masculine pour devenir un homme. Il est initié par la féministe Abbie aux douleurs menstruelles et aux avantages comparés du clitoris et du vagin en matière d’orgasme, et apprend d’elle comment parler aux femmes et se rendre désirable à leurs yeux. Quant à Julie, elle lui montre comment fumer et marcher en tenant sa cigarette d’une manière propre à enflammer les esprits féminins ! Elle l’introduit aussi à la complexité de son sexe : chaque soir, elle le rejoint dans son lit mais refuse toute relation sexuelle, s’estimant trop proche de lui pour cela. Elle lui parle en revanche abondamment des difficultés et des souffrances qui émaillent sa vie sexuelle mouvementée… Il est son confident et, un peu, son thérapeute : la mère de Julie est en effet psychologue et semble plus intéressée par ses jeunes patientes que par sa propre fille.
Bref, bien que Jamie n’ait, évidemment, qu’une seule mère, tout se passe comme s’il en avait finalement trois. Et par chance, elles sont très différentes entre elles ! Dorothea, Abbie et Julie appartiennent en effet à des générations différentes et lui apportent des choses complémentaires, mais toujours dans une relation éducative. Julie ne s’y trompe pas, d’ailleurs. A une question que Jamie lui pose, elle répond qu’elle n’est pas sa mère et, pour l’inciter à faire la différence, l’invite à jouer au « jeu du psy », mimant les exercices que sa propre mère propose à ses patientes adolescentes. Il doit lui parler comme si elle était Dorothea !
Deux modèles avec chacun leurs avantages et inconvénient
Ce film nous montre donc que les mères peuvent parfaitement élever seules un enfant, surtout quand elles s’y mettent à plusieurs ! C’est d’ailleurs ce que confirment les périodes consécutives aux grandes guerres, comme ce fut le cas en France après l’hécatombe de 1914-1918, ou en Allemagne après celle de 1939-1945.De nombreux enfants furent élevés dans des familles composées de d’une mère, d’une grand-mère et/ou d’une sœur. Les choses se passent alors bien différemment de ce qu’elles sont quand un père est présent. Mais se passent-elles forcément plus mal ?
Durant sa petite enfance, l’enfant attend de sa mère qu’elle admire ses initiatives, ses trouvailles, ses progrès, et guette dans son regard acquiescement et fierté. Autrefois, les règles familiales et sociales autoritaires avaient vite fait de balayer ces élans de tendresse. L’enfant, plus grand, devait obéir à son père, puis à un chef, militaire, politique ou spirituel. Il quittait le monde de la petite enfance dominé par l’intimité physique et psychique avec la mère pour celui de l’enfance, puis de l’adolescence, dominé par la loi paternelle et son « réalisme ». Les parents invitaient alors l’enfant à reproduire des comportements éprouvés, sans innover. Longtemps présentée comme un modèle universel et désirable, ce type d’organisation familiale incitait en réalité à reproduire les modèles reçus des parents par crainte et respect filial. Cette réalité historique particulière – celle de la famille autoritaire et de la reproduction sociale – a servi de modèle à Freud pour construire sa théorie de la névrose : ceux sur lesquels le poids de l’autorité paternelle était trop pesant, ou qui en concevaient une haine trop forte, basculaient dans l’inhibition et/ou la culpabilité.
La loi maternelle, elle, est bien différente : si la mère imagine l’avenir de l’enfant – ce qui n’est pas toujours le cas, certaines d’entre elles étant trop immergées dans leurs propres histoires d’enfance pour en être capables – c’est en le rêvant roi, princesse ou héros. Bien que Mike Mills ne nous entretienne pas des rêveries de Dorothéa sur son fils Jamie, elle semble dans cette logique par la confiance sans bornes qu’elle lui laisse, et la liberté qui en découle, alors qu’il n’est encore qu’un adolescent. Au point de lui en laisser trop, diront peut-être certains. Par exemple, elle lui demande seulement, alors qu’il a disparu un jour une bonne partie de la nuit, de la prévenir la prochaine fois quand il rentrera tard. L’existence de Jamie n’est pas facilitée par cette liberté. Elle est même probablement plus compliquée que celle de ses parents et grands-parents qui se rangeaient sans discuter sous l’autorité d’un « père ». Mais l’important est qu’il se sente soutenu à tout moment dans ce qu’il entreprend, et capable à tout moment de trouver dans Dorothéa un soutien et une écoute. Or c’est là que les choses se passent mal. Jamie a l’impression que sa mère a délégué son éducation.
Le risque du sentiment d’abandon
Un soir, Abbie, qui a un peu trop bu, convainc les deux adolescents qu’ils n’ont aucun avenir à Santa Barbara, à part vendre des lunettes de soleil. Les deux adolescents décident de quitter la maison familiale, s’arrêtent pour passer la nuit dans un motel à San Luis Obispo, où Jamie déclare son amour à Julie, qui l’accuse de mentir pour coucher avec elle, comme tous les garçons. L’adolescent s’enfuit. Inquiète, Julie appelle Dorothea qui la rejoint avec Abbie et William. Entretemps, Jamie est revenu et Dorothea a une longue discussion avec lui. Elle découvre que son fils s’est senti abandonné quand, dépassée, elle a confié son éducation à Abbie, Julie et William. Le lendemain, la mère et le fils restés seuls ont une conversation franche sur le célibat, en apparence choisi de Dorothea, sur ce qu’elle a vécu avec le père de Jamie, ce qu’elle attend d’un homme…
Finalement, ce que ce film nous montre, c’est que l’éducation par les femmes seules n’est pas condamnée à produire plus de problèmes que celle de la famille traditionnelle placée sous l’autorité d’un père. Celle-ci produisait la névrose, la culpabilité, et le désir de trouver toujours de nouveaux « chefs » auxquels obéir dans l’espoir d’être félicité par eux : les médailles et décorations, dont Napoléon disait que ce sont les « hochets avec lesquels on mène les hommes », ont été inventées par la société patriarcale ! L’éducation par les femmes, au contraire, exacerbe l’exigence de dépassement de soi, le désir d’étonner en transgressant les limites imposées, au prix il est vrai d’angoisses d’abandon exacerbées. Il peut en résulter des comportements régressifs et des dérapages qui n’ont évidemment plus rien à voir avec ceux de la société patriarcale : alors que l’une était menacée par l’obéissance à tout prix et le conformisme, l’autre l’est par un sentiment de solitude exacerbé, et le risque de conduites problématiques destinées à se faire remarquer à tout prix. Il n’est pas certain que ce soit pire. Apprenons à voir cette nouvelle manière de vivre comme différente, avec ses avantages et ses risques. Quant à ceux qui pourraient être inquiets du devenir de Mike Mills, l’ancien Jamie de 20th Century Women, ils seront rassurés d’apprendre qu’il est maintenant marié et a un enfant.