Serge Tisseron
De l’angoisse de honte à l’abandon de soi
A propos de Vénus noire d’Abdellatif Kechiche
La honte n’est pas la pudeur. Ceux qui en doutent doivent voir le film d’Abdellatif Kechiche, Vénus noire. Cette jeune femme originaire du Cap a été exposée comme un monstre dans des baraques de foire et les salons d’aristocrates, d’abord en Angleterre, puis en France, au début du XIX e siècle. Son apparence négroïde permettait de la présenter comme appartenant à une espèce intermédiaire entre l’homme blanc civilisé et le singe. Cette perception des Africains n’était pas seulement le fait des classes ouvrières et moyennes. L’idée qu’il existe des individus supérieurs et d’autres inférieurs s’est en effet longtemps donnée pour scientifique. Darwin la développe dans L’origine des Espèces : l’aspect physique des membres d’une population permet de situer celle ci sur une échelle qui va des « inférieurs » aux « supérieurs ». Pour lui, l’apparence physique n’était que le reflet des aptitudes intellectuelles et morales. Les savants blancs de l’époque déduisirent donc de la couleur de peau des Noirs et des caractéristiques du visage de certains d’entre eux qu’ils occupaient une place inférieure sur l’échelle de l’évolution. Et Saartjie, – puisque c’était son nom – fut contrainte de se prêter à des mascarades dans lesquelles elle devait faire semblant de se comporter comme un animal et se laisser toucher par les spectateurs, sans aucun moyen de faire valoir sa dignité, ni pendant le spectacle, ni en dehors. Il était difficile alors d’imaginer qu’une personnalité fine et sensible puisse habiter un corps noir et la science alimentait cette opinion.
Pourtant, dans le film qui lui est consacré, Saartjie désire un jour montrer ce dont elle est capable. Au lieu d’amuser le public en faisant semblant de ne pas pouvoir jouer d’un instrument de musique, elle le séduit par une magnifique berceuse. Mais aussitôt le spectacle terminé, son mentor lui en fait honte ! On peut donc avoir honte de jouer parfaitement de la musique ? Oui, et on peut même avoir honte de tout à partir du moment où quelqu’un qui se trouve en position de parent, de maître ou de patron l’impose. Ainsi, un enfant peut-il devenir honteux de sa curiosité ou de son intelligence si on le lui prescrit. Alors que la joie, l’amertume, la tristesse ou la colère sont des émotions éprouvées spontanément par l’enfant, la honte, elle, est toujours prescrite. Elle est en cela un sentiment à la fois totalement intime et totalement social. Totalement intime parce qu’il est vécu au plus profond de soi, et totalement social parce que c’est l’entourage qui l’impose.
Pour cette raison, elle est l’arme privilégiée de la domination sur tous ceux qui sont en situation de fragilité. Les enfants, les chômeurs, les femmes battues ou abandonnées, les membres des minorités ethniques, tous les laissés pour compte sont faciles à déstabiliser par la honte. Même s’ils savent qu’ils n’ont rien à se reprocher – et qu’ils sont pour cette raison peu sensibles à la culpabilité -, leur isolement et leur dénuement rend en effet leur estime d’eux-mêmes fragile et dépendante de leurs interlocuteurs. Ils vivent dans l’angoisse d’une marginalisation qui leur ferait courir le risque de basculer de l’autre côté, là où ils cesseraient de se percevoir comme des membres à part entière de l’humanité.
La pudeur protège, la honte accable
Il y a honte à chaque fois que la condition humaine est mise à mal. Les trois fondements qui instituent l’existence humaine sont alors menacés en même temps : l’estime de soi, l’affection des proches, et l’appartenance à une communauté qui nous reconnaît comme l’un de ses membres. Celui qui éprouve la honte ne se sent pas seulement dévalorisé et ne craint pas seulement de perdre l’affection de ceux qu’il aime, il s’angoisse d’être privé de toute manifestation d’intérêt de qui que ce soit. Saartjie ne bénéficie de l’affection de personne et sa communauté de rattachement est loin, mais il lui reste pour échapper à la honte d’exister l’estime qu’elle se porte à elle-même. C’est pourquoi sa pudeur est aussi importante. Elle a perdu confiance dans les autres et dans l’avenir, mais elle garde confiance en elle-même pour se protéger. Cela commence par la défense des limites de son corps. Lorsqu’elle est invitée à l’Académie des Sciences de Paris pour y être observée et étudiée, elle refuse obstinément d’enlever son pagne comme l’exigent les savants réunis autour d’elle qui ont entrepris de mesurer ses caractéristiques anatomiques. Pour la même raison, elle fait en sorte d’aller prendre son repas dans le jardin de l’Institut afin de ne pas se trouver dans la situation d’un animal en cage observé pendant son repas. Et elle tente aussi de fixer une limite au spectacle où elle est exhibée en demandant à ne pas être touchée par les spectateurs. Mais on comprend vite que le but de son mentor est de briser toute résistance chez elle… y compris sur le plan de ses avances sexuelles Il cherche à entrer dans sa chambre, mais Saartjie résiste. Plus tard, ce que ce premier maître violent avait échoué à faire, son second maître séducteur y parviendra, et la suite montrera que le refus de la jeune femme était justifié.
La pudeur est une façon se protéger contre un empiétement d’autrui sur son territoire intime. Elle évite l’intrusion de l’autre à l’intérieur de soi, aussi bien de façon physique que psychique. Elle ne résulte pas d’une injonction comme la honte, mais de l’intériorisation progressive, dans les premières relations du respect que les parents portent au corps de l’enfant. Cela commence très tôt, dès qu’une mère ou un père change un tout petit, joue avec les diverses parties de son corps, l’embrasse de partout et que le bébé adore ça ! Car il vient toujours aussi un moment où l’adulte éprouve une gêne à prolonger ces jeux et les interrompt. Si ce moment ne survient pas, le bébé qui reçoit des quantités d’excitation au-delà de ce qu’il peut gérer risque d’en être submergé et de ne pas savoir comment gérer l’excitation. Il devient insomniaque ou harcèle sans cesse ses parents avec ses cris. Si, en revanche, ce moment survient trop tôt, le bébé reste sur sa faim d’excitation… C’est en effet la retenue du parent qui, une fois intériorisée par le bébé, va constituer la racine de son sentiment de pudeur. Certains parents se demandent parfois comment « apprendre la pudeur » à leurs enfants. C’est très simple : il suffit d’être pudique avec eux, et ils intérioriseront spontanément cette manière de sentir et de se comporter. La pudeur est inséparable du désir de se protéger, alors que la honte témoigne du fait que nous y avons échoué… Elle est l’angoisse de l’effondrement des repères et, à la limite, du rejet du monde des humains. C’est pourquoi elle est si difficile à nommer. Et c’est aussi pourquoi ceux qui en sont menacés s’abandonnent souvent à la consommation de substances euphorisantes ou anesthésiantes. Saartjie fume et boit. Elle reçoit même un verre de whisky avant chacune de ses entrées en scène. C’est pour lui donner le courage de se laisser à nouveau humilier, mais on ne peur pas s’empêcher de penser au dernier verre du condamné avant la peine capitale.
Cacher sa honte pour préserver son estime de soi
En 1810, le premier maître de Saartjie est mis en accusation à Londres. Plusieurs institutions charitables ont porté plainte contre lui pour esclavagisme. Ils dénoncent la honte de traiter la jeune femme comme un animal. Le mot de honte est en effet bien choisi car c’est de perte d’humanité dont il s’agit. Mais Saartjie ment et fait croire qu’elle est une actrice heureuse de jouer le rôle d’une sauvage. En ajoutant qu’elle partage les bénéfices de ses spectacles à parts égales avec son mentor – ce qui est évidemment faux -, elle fait consciemment échouer cette possibilité d’être aidée. Mais cette attitude apparemment incompréhensible s’explique en réalité très bien. Son seul but est de défendre son estime d’elle même en refusant la pitié de la bonne société londonienne, car l’accepter supposerait qu’elle soit dégradée d’une façon dont elle devrait avoir honte. A ceux qui lui disent qu’elle est humiliée, elle répond donc qu’elle a choisit librement son destin. Celui qui est solidement assuré de son appartenance humaine peut facilement dénoncer quiconque tente de l’humilier. Mais celui qui ne l’est plus est tenté de dire qu’il n’est pas affecté par l’humiliation et qu’il a choisi son destin. Ce n’est pas par amour du persécuteur, et encore moins pas plaisir de souffrir. C’est pour tenter de trouver grâce à ses propres yeux quand tous ceux qui l’entourent ne retiennent de la situation que l’humiliation. Car c’est bien de cela dont il s’agit. Personne ne dit à Saartjie : « Vous pouvez faire d’autres choses, de grandes choses ». Chacun lui dit au contraire ; « Vous êtes réduite à une condition pire qu’un animal ». Et elle de répondre, superbe : « Pas du tout, je l’ai choisi ». Ce que certains prendront pour le triomphe d’un orgueil mal placé n’est en réalité que la manifestation désespérée d’une estime de soi qui voit dans le refus de la main tendue sa seule issue. Si Saartjie refuse toute aide, c’est parce qu’elle a perdu toute confiance dans une société qu’elle vit comme hostile. D’ailleurs, quand elle revendique sa qualité d’actrice, une femme de l’assistance, censée désirer la protéger, hurle qu’elle-même est une actrice et qu’elle peut donc affirmer que Saartjie ne l’est pas ! Et le non lieu se clôt par une intervention du représentant du ministère public qui explique que ce procès honore l’Angleterre. N’aurait-t-il pas finalement été intenté que pour cette raison, et Saartjie n’en aurait elle pas été que le prétexte ? Pour que la bonne société victorienne puisse s’adresser à elle-même un satisfecit? .
L’abandon de soi
Quelques années plus tard – nous sommes en 1815 -, l’épopée napoléonienne s’est terminée et le propriétaire de Saartjie se laisse convaincre par un montreur d’ours de descendre à Paris afin d’exposer la jeune femme dans les salons aristocratiques. Mais, échaudé par le procès qui lui a été fait à Londres, il se montre réticent aux premières mises en scène dans lesquelles le dompteur chevauche la jeune femme comme animal, puis invite les spectateurs à faire de même. Pourtant le « spectacle » plait, et bientôt elle n’est plus seulement montrée et chevauchée, mais contrainte de montrer ses organes génitaux au public et de les laisser toucher. C’est que Saartjie appartient à un groupe ethnique dans lequel les femmes possèdent des grandes lèvres de dimension inhabituelle auxquelles les scientifiques ont donné le nom de « tablier de Hottentote ». Mais en abandonnant la réserve pudique qui lui avait permis de préserver son estime d’elle même face à son maître anglais, à la populace londonienne et aux savants français, elle perd son ultime défense. Plus rien ne la protège de la déshumanisation. Le rempart de la pudeur serait il ainsi le dernier pour tous ceux que leur communauté et leurs proches ont abandonné ? Pas toujours. Certains d’entre eux trouvent en effet dans leur monde intérieur l’affection et l’appui qui leur font défaut dans la réalité. Mais cela n’est possible qu’à ceux qui ont pu constituer dans leur petite enfance une figure secourable intériorisée. Ceux qui ont au contraire vécu des carences affectives précoces, des deuils ou des violences sont particulièrement menacés d’effondrement. Et nous ne sommes pas étonnés que ce soit le cas de Saartjie. Comme nous l’apprend l’interview d’un journaliste, elle a en effet perdu son père et sa mère quand elle était enfant avant de subir la mort de son jeune fils, puis le départ de son mari. Les personnalités chez lesquelles les difficultés familiales et sociales entrent en résonance avec une détresse passée sont particulièrement menacées de s’abandonner elles mêmes. Alors, quand plus aucune issue ne paraît possible, quand toute estime de soi est perdue, s’installe un état d’inhibition affective et cognitive destiné à engourdir la souffrance.
Mais cette solution aggrave finalement le mal. Saartjie finit par accepter de faire tout ce qu’on lui demande sans rien éprouver ni rien demander. Prostituée dans une mansarde, elle emmène chez elle des clients qui partent sans la payer tandis qu’elle reste allongée, le regard perdu dans le vague. Ce mécanisme, bien connu en psychologie sous le nom de « clivage », est l’ultime rempart contre le risque d’éprouver l’angoisse d’une marginalisation irrémédiable. Le sentiment même de honte se perd. La personne n’a plus souci d’elle-même. Elle « décroche ». Car tel est le paradoxe de la honte. On commence à l’éprouver parce qu’on craint d’être marginalisé, puis quand la souffrance est extrême, elle finit par s’anesthésier. C’est pourquoi les déportés, dans les camps, n’éprouvaient plus la honte. Ils survivaient à des conditions terriblement dégradantes parce qu’ils ne les percevaient plus comme telles. Mais ils ont vécu à nouveau la honte au moment de la libération. C’est la situation décrite par Primo Levi : à Auschwitz, des prisonniers se laissèrent mourir de honte parce que l’horreur entrevue dans le regard de leurs libérateurs leur avait soudain donné conscience qu’ils avaient franchi la ligne qui sépare l’humain du non-humain. Ils en moururent de honte.
La honte est ainsi le « clignotant rouge » qui s’allume à chaque fois que nous franchissons la ligne qui sépare l’humain du non-humain. Ce passage peut se faire dans les deux sens. Nous ressentons la honte quand nous courons le risque de nous déshumaniser, et cela nous mobilise. Mais le clignotant rouge de la honte s’allume aussi lorsque nous nous sommes éloignés, sans même nous en apercevoir, du pacte qui fonde l’humain et que nous y revenons. La honte peut alors engloutir.
C’est pourquoi la honte a toujours deux significations opposées qui s’affrontent en proportions variables : elle peut perdre, mais elle peut aussi être le point de départ de réaménagements importants de la personnalité. Dans la première, la honte est le signe vécu de la marginalisation effective : celui qui l’éprouve s’est déjà en quelque sorte retranché du genre humain. Dans la seconde, au contraire, la honte est le signe que le divorce d’avec l’humain n’est pas encore consommé : Sur le premier de ces versants, la honte accompagne le glissement vers l’indignité de l’inhumain. Sur le second, elle est perçue comme la protection la plus efficace contre ce risque. Mais pour que cela soit possible, il faut d’abord nommer la honte, et que celui qui l’éprouve soit assuré de conserver le soutien de sa communauté sans lequel il est très difficile de maintenir l’estime de soi.
Telle pourrait finalement être la raison pour laquelle le film d’Abdellatif Kechiche nous interpelle si fort. Bien sûr, aujourd’hui, personne, en France, n’est menacé par un destin semblable à celui de Saartjie. Mais identifier la spirale infernale qui conduit cette jeune femme à se laisser mourir peut nous aider à porter un regard différent sur tous les laissés pour compte de notre société qui, eux aussi, sont menacés de « décrocher ». La précarité économique et l’insécurité psychologique plongent en effet certains de nos contemporains dans la même perte de confiance en eux mêmes, dans les autres et dans l’avenir que Saartjie. Ils vivent un mélange de repli, d’inhibition des émotions, et d’incapacité à demander, avec le danger s’abandonner eux-mêmes par désespoir de trouver, quelque part, une main tendue…
Bibliographie
- Furtos et Ch. Laval (dir.) (2005), La Santé mentale en actes, de la clinique au politique. Paris : Erès. Congrès International de Lyon « La santé mentale face aux mutations sociales », octobre 2004,
- Tisseron (1992), La Honte, psychanalyse d’un lien social, Paris : Dunod.
- Tisseron,(2007), La Résilience, Paris :PUF Que sais-je ?
- Tisseron (2010), L’empathie, au cœur du jeu social, Paris : Albin Michel.