Men, Women and Children
Des technologies de la dissociation
Jason Reitman semble, avec ce film, avoir voulu impliquer tous ses spectateurs possibles, quel que soit leur âge. On y suit les aventures de quatre familles de classe moyenne américaine aux prises avec les technologies numériques. Et on comprend vite que chacun des personnages illustrera les mésaventures particulières de la vie connectée. Car le propos de Jason Reitman semble être délibérément moraliste : la leçon qu’il semble vouloir nous communiquer est que la connectivité générale ne nous rapproche pas les uns des autres.
Evidemment, ces huit histoires menées parallèlement laissent souvent le spectateur sur sa faim : l’adolescent qui ne peut plus bander sans regarder des vidéos sur You Porn, celui qui joue des nuits entières à des jeux en ligne depuis que sa mère est partie, l’adolescente qui vend des photos coquines via son site Internet avec la complicité de sa mère. L’anorexique qui passe son temps sur des forums de sites proAna. Une autre adolescente qui a un site Tumblr secret. Une mère parano qui traque sa fille. Un couple qui s’ennuie et se connecte à des sites Internet pendant que sa femme va sur des sites de rencontres pour adultères et un père célibataire désarçonné par les jeux en ligne de son fils.
Mais pourtant, malgré le caractère parfois un peu caricatural des situations évoquées, Jason Reitman évoque à travers chacun des ces parcours la question la plus centrale et la plus complexe posée par la diffusion des technologies numériques : ces technologies ne favoriseraient elles pas une forme de dissociation, qui serait en passe de devenir une sorte de nouvelle normalité.
Des enfants qui restent les rejetons de leurs parents
Hannah (jouée par Olivia Crocicchia) est elle engagée dans une course à la célébrité ? Nous découvrons très vite qu’elle est poussée par sa mère à réaliser le rêve dans lequel elle-même a échouée, à savoir de devenir une actrice. Autre avatar de cette pression familiale, Tim (joué par Ansel Elgort) est poussé par son père footballeur à le devenir lui-même. Mais là, l’affrontement entre père et fils produit le résultat exactement opposé. Alors que dans le cas de l’adolescente et de sa mère, la course à la célébrité les réunissait ensemble, Tim abandonne le football à la mesure de l’importance que son père lui donne. Et sur le chemin de comprendre que les technologies numériques n’empêchent pas les enfants de continuer à être les rejetons de leurs parents, on ne peut être qu’impressionné par le fait que Chris (joué par Travis Tope) le fils de Don (joué par Adam Sandler), ce père masturbateur, a lui-même des comportements semblables, avec des résultats toutefois bien différents. Alors que Don a semble-t-il développé la masturbation en lien avec la fréquentation de sites pornographiques, suite à ses frustrations familiales, son fils lui, a développé les mêmes pratiques avant toute expérience réelle, et donc d’une manière qui va s’avérer être constituer une préparation catastrophique, autrement dit une impréparation totale à la première éventualité qui va se proposer à lui. Patricia Beltmeyer, jouée par Jennifer Garner, incarne une mère paranoïaque qui a la phobie du Net, et qui est persuadé que cet espace est un danger pour sa fille Brandy (Kaitlyn Dever). Elle la traque en utilisant un mouchard branché sur le téléphone mobile de celle-ci, une localisation par GPS et un contrôle de l’historique de ses navigations sur Internet. Mais face à cette mère qui veut tout contrôler, sa fille se construit un Tumblr secret où elle se fabrique des photos plutôt sexy dans le style sado maso. Là encore, le comportement de l’adolescente est en lien direct avec celui de sa mère. Au désir d’emprise absolu que sa mère veut établir sur elle, elle répond par une mise en scène de la jeune fille enchaînée et soumise, mais au regard révolté. Enfin, l’héroïne anorexique – car il y en a évidemment une – qui fréquente des sites pro Ana a évidemment une mère obèse.
Au-delà de la diversité de ces situations dont Jason Reitman déroule le fil, une première continuité s’établit autour du fait que chacun de ces enfants reste très en lien avec le comportement de ces parents. Ces correspondances montrent qu’on ne peut pas comprendre les comportements d’un adolescent sans les insérer dans un contexte familial et social plus large. Bien sûr, cet aspect du film de Reitman aurait porté beaucoup plus loin s’il n’avait pas choisi d’accumuler quatre intrigues. Mais voyons ce qu’il a réussi plutôt que ce qu’il a échoué : et c’est la mise en scène du fait que les enfants sont soumis à une pression parentale qui les incite à trouver dans les pratiques numériques des formes d’échappatoire.
La culture d’une identité parallèle
Venons-en maintenant aux deux aspects les plus intéressants de ce film : la manière dont Internet favorise l’organisation de vies parallèles, et plus encore la manière dont il encourage la dissociation cognitivo-émotionnelle.
S’il y a un point commun entre tous les personnages de Men, Women and Children, c’est bien le fait que tous utilisent Internet pour se construire un espace qui permette d’échapper aux contraintes de leur vie quotidienne. Et cet espace est d’autant plus investi par eux que les pressions de la vie quotidienne peuvent leur apparaître plus dramatiques.
Internet constitue une formidable opportunité pour exister d’une autre manière que dans sa vie quotidienne concrète. Mais ce que le film ne nous montre pas suffisamment, sans doute c’est que cela résulte aussi de l’extraordinaire pression qui est exercée sur chacun dans sa vie réelle. L’accélération extraordinairement rapide de la société incite en effet chacun à s’inventer un espace dans lequel il puisse assurer sa continuité psychique. Et c’est bien souvent la construction d’une identité parallèle sur Internet qui peut l’assurer. Il n’est ainsi pas rare qu’un adolescent soumis au déménagement de ses parents tente de préserver ses liens avec ses anciens camarades de classe à travers la pratique de jeux vidéo en réseaux avec eux. Une façon d’ailleurs tout autant de se prémunir contre le risque de se faire de nouveaux camarades et de devoir les abandonner à la suite d’une nomination nouvelle de son père dans une nouvelle ville, que de vouloir garder forcément les anciens.
Dans une société où tout va si vite, et où les liens familiaux sont constamment menacés par les départs imprévus, comme le montre le départ brutal de la mère de Tim qui a laissé son père et lui-même désemparés, l’angoisse majeure qui habite ces adolescents n’est plus celle d’être punis pour des fautes qu’ils auraient pu faire, mais bien plus celle d’être abandonnés. Internet devient alors un vaste espace dans lequel s’investit à la fois le désir de trouver un groupe de rattachement, une forme de famille de substitution, et tout autant l’angoisse d’en devenir trop dépendant.
Une vie parallèle.
Il peut s’agir d’une vie relationnelle, comme le couple d’époux infidèles Don et sa femme, s’organisent chacun de leur côté. Mais il n’y a après tout rien de bien nouveau dans ce domaine là et Internet ne fait de ce point de vue que rendre plus facile une situation qui a toujours existé. Mais Internet ne fait pas que rendre bien plus simples des comportements qui ont traditionnellement toujours existé. Au-delà de ce cliché un peu convenu, Jason Reitman pose pourtant déjà un premier jalon : il est bien plus facile et bien plus rapide de s’engager dans une activité sexuelle quand on se rencontre à travers Internet que dans la vie quotidienne.
La particularité d’Internet est surtout de permettre à chacun de s’organiser une existence conforme à ses représentations intimes, mais en même temps qui puisse être partagée. Sur Internet, je peux me créer une identité de justicier, de femme fatale.
Certaines de ces identités peuvent être associées à ma vraie personnalité. Ainsi je peux jouer sur Internet à me mettre en scène d’une manière totalement parallèle à ce qu’est ma vraie vie quotidienne.
Rappel Dubsmash
Mais Internet permet aussi de s’organiser une vie parallèle dans laquelle les fantasmes les plus intimes peuvent être mis en scène d’une manière qui donne une existence concrète à des représentations, sauf situation exceptionnelle de passage à l’acte, restées jusque-là de l’ordre de représentations psychiques. D’une certaine manière, Internet permet de trouver un moyen terme entre le tout psychique, et le tout social.
C’est le cas de Brandy, qui s’est créé un compte personnel sur Tumblr, une plateforme de micro-blogages qui permet à l’utilisateur de poster des textes, des images, des vidéos, des liens et des sons de telle façon que ces contenus peuvent être blogués et reblogués indéfiniment. Sur Tumblr, la jeune Brandy qui paraît une grande adepte de la lecture met en scène une facette d’elle-même bien éloignée de ce qu’elle est dans la vie quotidienne. A une question de Tim portant sur le problème de savoir si Brandy a l’impression qu’elle est elle-même cette fille qu’elle met en scène sur son Tumblr, celle-ci répond : « C’est bizarre… au début ce n’est pas vraiment moi mais peu à peu j’ai l’impression que c’est moi ». Ainsi s’établit une boucle de rétroaction entre la représentation psychique flottante que Brandy construit sur Internet et la façon dont cette représentation maintenant objectivée renforce sa représentation mentale d’elle-même.
Soumise au harcèlement permanent de sa mère, elle met en scène une adolescente adepte du maquillage outrancier, des chaînes et des tenues sadomaso. D’une certaine façon, elle crée ainsi un ensemble de représentations qui matérialisent et concrétisent des représentations mentales, bien compréhensibles chez cette adolescente qui se sent enfermée et enchaînée à la prison de sa chambre qui n’est pas un geôlier sadique qui n’est autre que sa mère. La force de Jason Reitman est de nous montrer que ces représentations développées dans l’espace parallèle d’Internet ne relèvent pas seulement de la vie intime mais aussi de la vie relationnelle. Ce moyen terme bien sûr n’est pas sans conséquence sociale. Car Tumblr est un site sur lequel chacun a la possibilité de rajouter des contenus sur le contenu de chacun. Mais Brandy semble moins intéressée par cet aspect-là de Tumblr que par la possibilité de rendre visible, à ses propres yeux et à ceux des autres, une représentation d’elle-même qu’elle aurait bien de la peine à pouvoir rendre crédible avec des mots. Mais surtout elle a cette possibilité de rendre cette représentation qui est celle qui l’habite visible à ses propres yeux et elle donne ainsi une consistance à cette image d’elle-même qui va lui permettre de commencer sa propre révolte.
Tim, a lui aussi un monde parallèle : c’est celui d’un jeu vidéo en réseau, MMORPG, guild-war. Mais à la différence de Brandy, Tim n’exploite pas l’univers parallèle d’Internet pour construire une représentation de lui-même en rupture avec les attentes de son milieu et en même temps en continuité avec ce qu’il en éprouve. Dans guild-war, Tim est un dps parmi d’autres c’est-à-dire un combattant de proximité destiné à infliger le maximum de dommages par seconde à un ennemi (d’où le diminutif de DPS). Tim n’utilise pas Internet pour explorer une facette de lui-même qui lui permettra petit à petit d’échapper à une situation concrète quotidienne qui l’insupporte. Pour Tim, l’espace parallèle d’Internet est un refuge : sa mère a quitté son père et Tim se sent légitimement abandonné. Alors que son père tient à ce qu’il fasse du foot comme lui, et alors que Tim est le meilleur joueur de son école, il renonce à cette activité sportive. On comprend qu’il s’agit pour lui de rompre avec les attentes de son père au moment où sa mère a rompu avec ses attentes à lui à son égard. En quelque sorte une manière d’agresser son père et son collège par son départ de l’équipe de foot, exactement de la même manière que lui-même s’est senti agressé par le départ de sa mère de la sorte d’équipe familiale qu’ils constituaient jusque-là.
- La dissociation Internet au service de la dissociation psychique.
Le monde parallèle d’Internet peut donc favoriser aussi bien la construction de représentations de soi qui permettent de mieux penser une situation, et l’aménagement d’un espace de fuite hors d’une réalité par rapport à laquelle le sujet estime, au moins provisoirement, ne pas pouvoir affronter, comme dans le cas de Tim. Mais Internet, au quotidien, a une conséquence bien plus importante encore : augmenter la dissociation cognitivo-émotionnelle.
Internet contribue d’abord à renforcer des formes de dissociations banales de la vie quotidienne, et qui ont toujours existé. Cela est bien mis en scène lorsque Hannah et sa mère font des courses ensemble au supermarché. Elles marchent côte à côte et n’ont rien de particulier à se dire, du coup chacune des deux tapote sur son téléphone mobile. Hannah est soudain confrontée à un SMS de Chris Truby (joué par Travis Tope). Celui-ci lui demande ce qu’elle fait, elle répond qu’elle fait des courses avec sa mère, Chris répond qu’il regarde du foot et Hannah fait une allusion au fait qu’il puisse s’agir d’images pornographiques… Chris s’enhardit et demande à Hannah ce qu’elle ferait s’il était nu. Elle lui répond qu’elle le toucherait partout… Et à la question de Chris de savoir ce que ferait Hannah s’il était attaché, Hannah lui répond qu’elle le chevaucherait… Mais l’intérêt de cette séquence est moins de montrer comment des rêveries intimes que chacun peut avoir dans la vie quotidienne, ce que les neurologues appellent aujourd’hui le circuit par défaut, ces rêveries peuvent nous occuper dans la vie quotidienne d’une manière sans aucun lien avec notre vie relationnelle concrète, que de montrer que cette dissociation entre l’espace où se trouve le corps d’un côté et celui où se trouve l’esprit d’un autre est considérablement majoré par le fait que des mondes intimes peuvent entrer soudain en liens et potentialiser leurs présences mutuelles de manière à établir un clivage particulièrement important entre les enjeux liés à la présence physique d’un côté (ici Hannah avec sa mère) et le caractère chaud brûlant des propos échangés par SMS.
Une seconde séquence va encore plus loin dans la mise en scène de cette forme de dissociation, et elle nous en apprend du même coup beaucoup sur une nouvelle façon de fonctionner des adolescents aujourd’hui. Cette séquence met en scène trois filles Hannah, (jouée par Olivia Crocicchia), Allison Doss (jouée par Elena Kampouris) et une troisième de leur camarade. Hannah se vante d’avoir rencontré un homme plus âgé qu’elle et de lui avoir fait une fellation. Face à elle, ses deux camarades lui posent quelques questions en gardant un visage relativement neutre. Mais on s’aperçoit que parallèlement elles échangent entre elles de furtifs SMS satiriques contre la manière dont Hannah pourrait frimer. A d’autres moments de l’échange, c’est une autre fille de ce trio qui peut être prise pour cible de sms violemment satiriques ou franchement dubitatifs, alors que là encore, les visages des trois protagonistes continuent à témoigner d’une humeur toujours égale. Voilà bien une situation à laquelle tous les éducateurs sont aujourd’hui confrontés. Ainsi, grâce au téléphone mobile à Internet et aux communications en temps réel qui sont devenues possibles, les émotions liées à une émotion et une situation ne sont plus investies dans cette situation elle-même comme c’était le cas précédemment sauf chez ceux qui auraient un pouvoir particulier de les dissimuler, mais elles sont immédiatement investies dans des échanges de sms dont le contenu échappe au principal interlocuteur. De tout temps, certaines personnes ont eu en effet la capacité de cacher leurs émotions. Mais pour beaucoup, et notamment à l’adolescence, c’est difficile. Avec Internet et les sms, cette pratique exceptionnelle se banalise car les émotions ne sont plus cachées, ce qui est difficile pour beaucoup, mais elles sont investies sur un circuit parallèle, qui est celui des échanges par sms, destinés à échapper au principal interlocuteur. D’une certaine façon, cette forme nouvelle de gestion de la vie sociale et émotionnelle correspond bien à la façon dont la dissimulation des émotions est valorisée dans la vie sociale américaine. La force du film de Jason Reitman est de ne pas prendre parti autour de cette question. Cette nouvelle façon de communiquer si elle est ignorée des adultes, constitue en tout cas une occasion supplémentaire de quiproquos.
C’est l’intérêt du film de Jason Reitman de mettre en scène ces nouvelles occasions de rencontres… et de non rencontres.
Helen et Don vivent ensemble depuis de nombreuses années. Ils ont deux enfants et se sont installés dans la routine. Malgré les sollicitations de Don, Helen n’est pas très motivée pour des rapprochements sexuels que son mari désire pourtant ardemment. Parallèlement, Don a donc une activité masturbatoire intense alimentée par la fréquentation de sites pornographiques. Il finit de son côté par louer les services d’une escorte, autre modalité de la rencontre en ligne. Quant à sa femme, Helen, elle s’inscrit d’abord un peu par hasard sur un site de rencontres avant de vivre plusieurs aventures parallèles.
Le personnage le plus impliqué dans cette fuite est évidemment Tim. Il s’investit de manière maladive dans guild-war, un jeu vidéo en réseau massivement multi-joueurs en ligne (MMORPG) avec d’autant plus d’énergie que sa mère vient de quitter son père et qu’il se sent donc abandonné par tous les deux.
Tim trouve donc en quelque sorte une famille de substitution dans la guilde à laquelle il a adhéré. Et nous ne sommes qu’à moitié étonnés qu’à la fin du film, son père lui supprime cet attachement, exactement de la même manière que lui-même a pris ses distances par rapport à la jeune femme avec laquelle il avait tenté de nouer une idylle tout au long du film. La manière dont ce père prive son fils de sa famille de substitution évoque bien évidemment la façon dont il se sent lui-même privé de la famille que lui permettait de faire exister son épouse.
Mais il y a des façons moins pathologiques, autrement dit moins désespérées et forcenées de se construire une identité parallèle sur Internet.
Sa copine Brandy Beltmeyer, (Kaitlyn Dever
Quant à la possibilité de se construire une identité parallèle se trouve aujourd’hui située au carrefour de deux séries de préoccupations. La première est celle qui est montrée dans le film : Cette identité parallèle est ce qui est appelé à constituer une continuité pour chacun au-delà des bouleversements de sa vie concrète quotidienne. Et c’est peut-être cet aspect là qui manque le plus d’être illustré dans le film de Jason Reitman. Car l’infidélité de Helen et de Don n’a rien de comparable avec la façon dont la fille de Patricia se construit un site Trumblr.