Alice au pays des vieillards – Offrir un robot à son sénior, est-ce une bonne idée ?

par | 2015 | 2015, Chronique de Cinéma

Alice au pays des vieillards

Offrir un robot à son sénior, est-ce une bonne idée ?

 

Si les progrès de la médecine ont fait reculer beaucoup de déficits sensoriels et physiques liés à la vieillesse, les défaillances mentales restent difficiles à prendre en charge, d’autant plus que la solitude des personnes âgées est plus grande que jamais. Le film Alice Cares de Sander Burger nous montre tous les services que pourrait leur rendre un robot qui ressemble par certains côtés à un être humain. Mais comment un tel robot serait-il vécu par leurs utilisateurs ? Comme une machine… ou comme un semblable ?

 

  1. La solitude de la personne âgée

Les personnes usagers constituent aujourd’hui un défi majeur pour notre société. L’apologie du « jeunisme » complique les effets physiologiques du vieillissement, le passage à la retraite s’accompagne souvent du sentiment que l’on sert plus à rien, et le risque de dépression est aggravé par la solitude. D’autant plus que le lien familial est souvent distendu. Les contraintes professionnelles qui poussent un grand nombre d’adultes à s’éloigner du lieu où ils ont grandi les éloignent du même coup de leurs seniors. Et les visites des enfants se raréfient le plus souvent au fur et à mesure de l’avancement en âge. A la distance géographique parfois importante à franchir s’ajoute la frustration de relations de plus en plus réduites à quelques mots et à quelques lieux communs. Comment s’étonner alors que beaucoup de personnes âgées passent une grande partie de leur journée devant leur poste de télévision, avec le risque d’aggraver les problèmes liés à la sédentarité ?

Cette situation constitue un problème humain majeur. Une solution actuellement envisagée repose sur les robots de compagnie. Le film Alice Cares en met en scène un. Il s’agit d’un petit robot humanoïde de 80 cm de haut dont le corps est celui d’un automate et le visage celui d’une petite fille[1]. Alice ne marche pas, mais elle sait déjà se tenir assise dans un fauteuil, et faire beaucoup d’autres choses !

Un agent de conversations

Alice pose des questions aux personnes âgées sur ce qu’elles font. Beaucoup d’entre elles ont réduit leurs conversations à quelques lieux communs, et elles sont même capables d’oublier au fur et à mesure la conversation qu’elles tiennent. Les répétitions, les redondances, ou les bugs du robot risquent donc moins de constituer des obstacles à la communication qu’avec des enfants ou des interlocuteurs adultes.

Un incitateur émotionnel

Si la personne chez laquelle Alice est installée aime chanter, Alice lui fournit la musique d’accompagnement et l’encourage par ses mimiques. Et si une personne âgée lui montre son album de famille, Alice s’extasie sur la beauté de ses enfants et petits-enfants. Par la variation et la multiplicité de ses intonations, elle invite les personnes âgées à exprimer davantage la palette de leurs propres émotions.

Un coach en rééducation physique

L’une des personnes âgées reçoit un kinésithérapeute qui lui rappelle l’importance de faire chaque jour quelques exercices simples pour ne pas perdre sa motricité. Il est évidemment facile de programmer Alice pour qu’elle invite chaque jour, à heure fixe, cette personne à les faire. Elle montre l’exercice, observe ce que la personne âgée est capable de faire, puis refait le mouvement et invite la personne âgée à se corriger.

Un facilitateur de relations

Qu’une personne âgée ne se souvienne pas des dates anniversaires de ses enfants et petits-enfants est courant, et elle peut s’en souvenir sans pour autant se mettre en recherche d’une carte à leur envoyer, ou sans trouver en elle-même une motivation suffisante pour leur téléphoner. Alice peut non seulement rappeler ces événements, mais aussi encourager à la réalisation des gestes simples qui permettent à ces personnes de conserver le sentiment de gérer leur propre vie.

 

  1. machine ou humain ?

Si le film de Sander Burger se veut une mise en scène de tous les bienfaits du robot à domicile, il soulève aussi des questions considérables. Comment allons-nous intégrer ces objets dans nos vies ? Comment allons-nous les considérer ? Est-ce comme des créatures vivantes bénéficiant de droits et de devoirs spécifiques? Comme des objets sophistiqués qu’il faudra apprendre à débrancher ?

Dans les maisons de retraite, des personnes âgées tricotent des vêtements pour les robots Nao, et de vieilles dames donnent à leur robot installé à domicile le prénom de leur mari disparu. Mais une fois ce robot personnalisé par un prénom et des vêtements, ne devient-il pas beaucoup plus qu’une simple machine, un confident privilégié des pensées et des émotions de son utilisateur ?

Bien sûr, prêter des intentions, des émotions, voire des pensées à un robot relève en partie d’une tendance générale de l’être humain. Nos lointains ancêtres n’ont dû leur survie qu’à leur capacité d’essayer de comprendre leur environnement, et le seul moyen dont ils ont longtemps disposé était la projection. Ils attribuaient des intentions au vent, à la foudre, ou au mouvement des feuilles sur les arbres, et bien sûr aussi aux animaux qu’ils chassaient ou dont ils devaient se protéger. Imaginer que l’ensemble du monde puisse réagir comme eux aux mêmes situations était le seul moyen dont ils disposaient pour tenter d’anticiper les événements. Et, pour ce qui concerne les animaux tout au moins, ce n’était pas un si mauvais moyen. Cette attitude n’a pas totalement disparu de notre vie psychique puisque nous aimons les poèmes et les récits dans lesquels le monde inanimé pense et éprouve comme nous, et que nous apprécions de nous entourer d’objets anthropomorphes, comme le montre le succès du design qui met des yeux sur nos tirebouchon et donne un visage à nos salières. La tentation d’imaginer qu’un robot a les mêmes émotions que nous ne serait donc finalement que la manifestation d’une caractéristique générale de l’être humain, et comme toutes les manifestations, celle-ci serait très inégalement répartie : certains la possèderaient beaucoup, d’autres moins et quelques-uns pas du tout. Bref, il ne s’agirait que de subjectivité personnelle. Mais le problème est plus compliqué, pour au moins deux raisons ;

 

  1. Les robots qui « ont du cœur »

La première de ces deux raisons est ce qu’on appelle « l’empathie artificielle ». De nombreux laboratoires travaillent en effet à simplifier les interfaces homme-machine de façon à ce que nous puissions communiquer avec un robot exactement de la même façon qu’avec un humain : nous lui parlons, et il est capable non seulement de comprendre ce que nous lui disons, mais aussi d’identifier l’état affectif dans lequel nous nous trouvons, et de nous répondre avec des intonations et des mimiques adaptées. D’ors et déjà, Alice peut suivre les déplacements de ses interlocuteurs grâce à la mobilité de sa tête et de ses yeux, leur témoigner un intérêt appuyé par le regard, et réagir à ce qu’ils disent par un large éventail de mimiques.

L’empathie artificielle va donc encourager la tendance de l’utilisateur des robots à les considérer comme des créatures vivantes, voire humaines. Mais un autre élément intervient dans cette situation : la façon dont les robots sont présentés et vendus à leurs utilisateurs. En effet, certains fabricants parlent « d’émo-robots » ayant des émotions, et même « du cœur », avec le risque de renforcer chez leurs utilisateurs la conviction que ces machines auraient des émotions et des intentions semblables à celles des humains. Quelques uns, essayent de limiter ce risque en donnant à leur robot une voix métallique – comme par pour le célèbre Nao -, mais d’autres font le choix d’une voix totalement humaine, comme dans le cas de Alice. Le problème est qu’à force de penser que leur robot pourrait avoir de vraies émotions, beaucoup d’utilisateurs risquent d’imaginer qu’il pourrait avoir aussi des sensations. Et le danger serait qu’une personne âgée mette sa propre vie en péril pour tenter de sauver son robot qu’elle voit trébucher ou en train de se brûler… La situation est tout à fait imaginable : il a déjà été constatée que des soldats américains utilisant des robots démineurs mettent parfois leur vie en danger pour épargner des dommages à la machine qui est en principe destiné à les protéger !

 

  1. Un confident indiscret

Mais il existe encore un autre danger à penser que nos robots auraient des émotions « comme nous ». C’est d’oublier qu’ils resteront toujours connectés à leur fabricant. Dans les hôtels japonais tenus entièrement par des robots, il a été montré que les clients jouent avec ceux qui sont installés dans leur chambre, puis oublient de les débrancher quand ils ont des activités plus intimes, bien qu’il soit indiqué que, « pour des raisons de sécurité, le robot est relié en permanence à un PC de sécurité »…

Cet aspect du problème rebondit sur la question de la vie privée. Là aussi, on peut se retrancher derrière le fait que le désir de protéger sa vie privée est différent selon chacun, et que ceux qui voudront débrancher leur robot le pourront toujours. Mais cela dépend aussi de la façon dont ces machines sont conçues. Pour que l’utilisateur soit libre, plusieurs conditions doivent être réunies : qu’il puisse déplacer facilement le robot, que le bouton de déconnexion soit accessible, et que le fait de l’arrêter ne provoque pas une mise en scène de la mort subite ! Or c’est aujourd’hui exactement ce qui arrive lorsqu’on débranche un robot Pepper. Il semble frappé d’une crise cardiaque ! Aucune personne âgée ne prendra le risque d’une déconnexion dans cette situation.

Enfin, le dernier problème psychologique posé par l’introduction des robots concerne l’évolution des relations que nous aurons avec nos semblables. Alice est programmée pour formuler des jugements constamment positifs. L’une de ses premières phrases en arrivant chez quelqu’un est : « votre appartement est très joli », ou « vous êtes vraiment très bien installé ici ». Le robot domestique ne parle jamais de lui, il est toujours attentif à son maître, prêt à rebondir sur ce que celui-ci lui dit, de telle façon que beaucoup de relations humaines risquent finalement de paraître à la personne âgée bien plus frustrantes que celles qu’elle entretient avec son robot. Nous savons déjà que la pratique quotidienne du téléphone mobile a rendu beaucoup d’entre nous plus intolérants à l’attente. Les robots de compagnie pourraient bien de la même façon rendre beaucoup de leurs utilisateurs moins sensibles à la contradiction, voire plus intolérants au caractère toujours imprévisible des interlocuteurs humains. Les robots leur donneront-ils la certitude d’aimer et d’être aimées si importante pour l’équilibre émotionnel de chacun, et le sentiment que leur vie est vraiment utile, sans même parler d’une sensualité plus heureuse ? Il est à craindre que non. Mais ils risquent pourtant de se rendre rapidement indispensables parce qu’ils seront capables, en plus de tous les services bien réels et bien concrets qu’ils rendront, de satisfaire à la demande que le bon sens populaire a su si bien formuler : « Parlez-moi de moi, il n’y a que ça qui m’intéresse ».

 

Sauf si les programmes conçus pour ces robots prévoient aussi d’encourager les seniors à rencontrer d’autres humains, et à leur faciliter les démarches dans ce sens, au point de savoir s’effacer quand cette relation est établie. Mais quel pouvoir avons-nous chacun sur cette évolution ? Le pouvoir du consommateur, celui de refuser d’acheter des robots conçus uniquement comme des fournisseurs d’accès à des services tarifés. Pour augmenter nos chances de voir un jour des robots socialisants, boudons ceux qui n’y correspondent pas. Refusons les robots occupationnels, et attendons les robots humanisants.

 

 

Bibliographie

Lévy-Bruhl L. (1927). L’âme primitive, Paris, PUF, 1963.

Tisseron S. (2015). Le jour où mon robot m’aimera, vers l’empathie artificielle, Paris, Albin Michel

[1] Conçu par Robocare. Plusieurs autres prototypes sont en expérimentation en France, comme le Nao, le Pepper et le Roméo de Aldebaran, et le Kompaï de Robosoft.