Serge TISSERON
Coraline, crises dans la transmission
Ames sensibles, s’abstenir : Coraline[1] est un film d’horreur parfois aussi cruel que Shining[2] de Stanley Kubrick, aussi décoiffant que Sleepy Hollow[3] de Tim Burton, et dont le rythme stressant n’a rien à envier à Terminator… Mais c’est aussi un film magnifique et merveilleux, et une véritable parabole sur les bouleversements qui affectent aujourd’hui les relations entre les générations.
- L’enfant de trop
Coraline s’ennuie dans le nouvel appartement où elle a emménagé avec ses parents. Et on la comprend ! La maison est une sévère bâtisse du genre de celles qu’on trouve dans les stations balnéaires du siècle dernier, comme Deauville ou Knott-le-Zout… mais isolée au milieu de la campagne. Seule consolation, l’étage du dessus est occupé par un dompteur de souris, tandis que le sous-sol abrite deux anciennes trapézistes qui vivent dans le culte nostalgique de leur brillante carrière passée. Autant dire que les rencontres avec ces étranges personnages n’ont rien d’ennuyeux ! Mais Coraline s’ennuie quand même. Et elle s’ennuie d’autant plus, que ses parents sont toujours occupés à travailler chacun dans son coin sur leur ordinateur. Tellement même que la mère de Coraline n’a plus le temps de cuisiner. Le frigidaire ne contient aucune surprise, et Coraline s’assoie chaque jour à table avec morosité. Mais une après-midi, en explorant la vieille bâtisse à la demande de son père qui espère ainsi s’en débarrasser, elle découvre une petite porte située au ras du sol. A sa demande pressante, sa mère finit par l’ouvrir. Hélas, elle ne donne que sur un vilain mur de brique ! Pourtant, la nuit tombée, trois petites souris sauteuses se chargent de réveiller Coraline et de la ramener vers la porte mystérieuse. Cette fois-ci, elle est ouverte ! Un étrange passage mène à un appartement exactement semblable à celui de ses parents… à la différence près que tout y est plus beau, et disons-le, magique ! Les libellules de bois attachées au-dessus du lit de Coraline volent ici en liberté, le jardin est somptueux et la nourriture merveilleusement bonne. En plus, Coraline y trouve deux parents en tous points semblables aux siens, mais aussi affables et souriants que les vrais sont moroses. Bien sûr, ils ont deux gros boutons ronds cousus à la place des yeux, mais comme ils sont absolument exquis, Coraline décide d’aller les retrouver chaque soir. Et, dans cette maison magique de ses nuits, elle rencontre aussi bien sûr le dompteur du premier étage et les deux actrices du sous-sol, également transfigurés : la petite pièce de l’un est devenu un cirque merveilleux tandis que la cave des autres est un féerique et somptueux théâtre à l’italienne.
Peu à peu, bien sûr, Coraline va découvrir que tout a une contrepartie : accepter de se faire coudre des boutons sur les yeux d’abord ! Puis d’autres concessions suivront, jusqu’à découvrir que la charmante mère de ce second monde est en réalité une sorcière qui se nourrit de la vie des enfants qu’elle parvient à séduire. Pour lui échapper, Coraline ne pourra alors compter que sur son intelligence, un chat qui parle rencontré en chemin, et un garçon un peu attardé qui s’avèrera pourtant de bon conseil. Elle devra en plus sauver ses propres parents que la sorcière a pris en otage, car l’une des leçons de ce film est justement que non seulement les adultes ne peuvent pas faire grand-chose pour les jeunes, mais que c’est en plus eux qui doivent leur venir en aide. Et comme les adultes sont de surcroît incapables de reconnaître ce qu’ils en ont reçue, Coraline sera en définitive condamnée à ne pouvoir raconter ses aventures extraordinaires, et pourtant bien réelles qu’au chat devenu son ami. Les figures parentales ne sont décidément d’aucun secours, jusques et y compris pour tendre une oreille. C’est en cela que Coraline n’est guère un conte de fée, malgré les apparences.
- La société sans père
Le monde de Coraline est différent d’abord de celui des contes de fée par la personnalité des parents. Alors que dans les contes de fée, les rôles sociaux sont bien distingués, les parents de Coraline sont un couple indifférencié : même apparence, même défaut d’attention à leur fille, même accaparement par leur travail. Et d’ailleurs ils sont occupés ensemble à rédiger un seul et même livre. Quant au couple parental du second monde, il s’éloigne plus encore du modèle des contes de fée par l’absence d’une figure masculine forte.
Il existe bien sûr quelques contes dans lesquels une femme malfaisante tire toutes les ficelles, notamment dans Blanche Neige, et dans une moindre mesure dans Cendrillon[4]. Mais la figure masculine est souvent présente sous la forme d’un Prince Charmant destiné à jouer le rôle que le père manquant n’a pas pu tenir : faire valoir les droits de l’héroïne et lui donner le statut qui correspond à ses mérites. Ce Prince Charmant redresseur de torts joue finalement le rôle d’un père de substitution même si ce n’est pas là son statut dans le conte. Et même dans Pierre et le Loup et Le Petit Chaperon Rouge, un homme apparaît encore sous la forme d’un bûcheron ou d’un chasseur qui rétablit l’ordre patriarcal du monde.
Mais dans Coraline, il n’existe pas de contrepoint à la figure absente du père. Et plus encore, le père du second monde se révèle vite n’être qu’une simple marionnette totalement manipulée. Ses confidences à Coraline lui valent d’ailleurs un traitement spécial de la part de son épouse qui le réduit à un état de semi légume. Et alors qu’il tente d’informer Coraline du danger qu’elle court, sa sorcière de femme le traîne comme un vulgaire pantin vers la sortie en lui rappelant qu’il doit s’occuper des courges. La traduction française fait dire à ce père entre deux bâillements résignés : « J’y courge ». L’homme est donc une courge, on ne saurait être plus clair, et dans ce monde, tout le pouvoir est à la mère. Celle-ci donne d’ailleurs plus tard à son conjoint la mission de détruire Coraline : mission dont il cherchera à s’acquitter le mieux possible… tout en disant qu’il le regrette et s’en excuse…
Le monde des contes de fée, avec le dernier mot laissé à une figure masculine, est décidément bien loin derrière nous… Pour Coraline, et comme pour bien des enfants d’aujourd’hui, la société est matriarcale. Et le conte n’est plus un moyen de mettre les enfants en garde contre les dangers qu’ils courent, mais plutôt une façon de leur tendre un miroir de la manière dont ils doivent justement apprendre à se débrouiller sans eux.
- Internet, un monde de rêve
Coraline entre dans le second monde au moment où elle s’endort. Elle ferme les yeux… puis les rouvre, se lève, va vers la porte mystérieuse et pénètre dans l’appartement magique. Ce monde est-il pour autant celui du rêve ? Rappelons que pour Freud, le rêve est une réalité mixte qui nécessite la collaboration de deux partenaires, qu’il nomme « l’entrepreneur » et « le capitaliste ». Dans la vie réelle, le capitaliste est celui qui apporte les capitaux ; dans le rêve, il apporte les souvenirs de la veille. L’entrepreneur, quant à lui, utilise les capitaux pour réaliser son objectif ; dans le rêve, ce sont les divers désirs du rêveur qui jouent ce rôle. Coraline semble obéir à ce modèle puisque des éléments de la vie diurne de l’héroïne se retrouvent dans le monde fantastique auquel elle accède pendant la nuit. Par exemple, les chiens des deux actrices auxquels l’une d’entre elles met des petites ailes se retrouvent dans les chiens chauve-souris de son cauchemar, et la pointe du sécateur qui se plante dans le plancher du perron se retrouve dans les pinces de la mante religieuse mécanique qui tente de la tuer. Quant au dessin de la clé en forme de bouton qui ferme le passage vers le second monde, il fonctionne comme un leitmotiv tout au long du film.
Pourtant, ce monde du rêve a aujourd’hui un concurrent, c’est celui des images. Plusieurs aspects de ce film en rappellent l’importance. Le garçon qui deviendra le compagnon de Coraline s’est bricolé un casque de moto avec un vieil objectif de caméra qui lui permet de regarder le monde comme s’il le filmait. Et le seul moment où Coraline et ce garçon jouent ensemble la montre utiliser un appareil photo qui permet par exemple de faire croire que le garçon mange une énorme limace alors que ce n’est qu’une mise en scène !
C’est pourquoi le monde dans lequel Coraline s’introduit la nuit pourrait bien être celui de la réalité virtuelle autant que celui du rêve ! D’ailleurs, alors que le monde des rêves est infini, celui dans lequel Coraline s’introduit chaque nuit est tout petit. On peut en faire le tour très vite, un peu comme pour la planète du Petit Prince ! En outre, le monde du rêve est toujours plus saugrenu que la réalité, mais il est rarement plus beau. Or le monde où s’introduit Coraline est lui, toujours somptueux… exactement comme la réalité virtuelle. Dans les jeux vidéo par exemple, les couchers de soleil sont toujours magnifiques, la lumière toujours parfaite, et le rayon se soleil tombe toujours au bon endroit pour rendre le paysage magique. D’ailleurs, la petite porte qui permet à Coraline de changer de monde a la taille d’un écran. L’auteur pensait-il aux mondes virtuels en imaginant cette ouverture dont la mère a voulu cacher la clé ? En tout cas, la logique qui y prévaut n’est ni celle des contes de fée, ni celle des rêves, mais plutôt celle… des jeux vidéo.
- Vers une culture du tâtonnement
Dans les contes de fée, les personnages ont le mode d’emploi des objets qu’ils trouvent. Par exemple, le Petit Poucet sait à quoi vont lui servir les pierres qu’il ramasse, tout comme il connaît le mode d’emploi des bottes de sept lieues qu’il dérobe à l’ogre.
Dans Coraline, tout est différent, et tout est exactement comme dans les jeux vidéo. D’abord, les objets surgissent de manière totalement imprévisible. Prenons le cas de l’anneau triangulaire percé d’un trou rond qui sera si utile à la fillette pour remporter son pari contre la méchante sorcière… La façon dont cet anneau lui arrive n’indique rien sur la manière de s’en servir. La scène se passe chez les deux anciennes actrices. L’une d’entre elles propose des bonbons si vieux qu’ils sont tous collés les uns aux autres. Impossible d’en prendre un sans les emporter tous, et le saladier qui les contient par-dessus le marché ! Coraline refuse donc poliment de se servir… La vieille actrice s’empare aussitôt de deux aiguilles à tricoter et frappe frénétiquement les bonbons. Puis, du fond du récipient qui contient maintenant une poudre de sucre, elle tire un anneau qu’elle donne à Coraline. Celle-ci le prend sans savoir à quoi il lui servira, et c’est seulement plus tard qu’elle aura l’idée de le poser sur son œil, et qu’elle découvrira son pouvoir : faire apparaître en rouge sur fond gris les objets dont elle doit justement s’emparer pour vaincre la sorcière.
La même différence entre les contes de fée et Coraline se retrouve si on envisage le comportement de l’héroïne. Dans les contes de fée, le héros est invité à réfléchir avant d’agir. Que sa stratégie soit personnelle ou bien suggérée par un ancien – voire par une fée ou une divinité – il en a toujours une. Par exemple, dans Le Chat Botté, le chat qui va voir l’ogre sait très bien qu’il va le mettre au défi de se transformer en souris… afin de pouvoir le dévorer ! Et la princesse de Peau d’Âne reçoit de la fée sa tante le conseil de demander à son père la peau d’un âne producteur de richesses afin de le dissuader de vouloir épouser sa fille.
Mais Coraline, elle, n’a pas de stratégie. Par exemple, lorsque le chat lui suggère de défier la sorcière en lui proposant un jeu, elle n’a aucune idée de la manière dont elle peut gagner l’épreuve. Mais elle l’accepte. Et lorsqu’à la dernière étape du combat, elle se trouve à bout d’imagination, elle lance le chat qu’elle a dans les bras au visage de la sorcière. A ceux qui pourraient penser que c’était mûrement réfléchi, elle donne un démenti cinglant. Dans la dernière partie du film, elle s’excuse en effet auprès du chat d’avoir agi ainsi. C’est parce qu’elle n’avait aucune autre idée, avoue-t-elle… Enfin, quand les fantômes des enfants morts conseillent à Coraline de cacher la clé de la porte de l’autre monde pour que la sorcière ne commette jamais plus aucun crime, c’est sans lui dire comment s’y prendre. Nous voici bien loin du conte de fée où un personnage guide en général le héros sur le bon chemin. Dans Coraline, les objectifs sont fixés, mais jamais les moyens.
Il n’est donc pas étonnant que le spectateur de ce film soit invité lui aussi à découvrir au fur et à mesure, et par ses propres moyens, les règles d’un monde incompréhensible. Par exemple, il voit au cours du film la lune se voiler progressivement et comprend seulement peu à peu que cette étrange éclipse est due à un gigantesque bouton de culotte qui anticipe ceux qui seront bientôt cousus sur les yeux de Coraline…
D’une certaine façon, ce film dans lequel l’héroïne doit tout découvrir par elle-même rejoint les Aventures de Harry Potter. Rappelons que dans cette série, le vieux Dumbledore, qui incarne une figure paternelle puissante et sage, connaît l’usage des objets qu’il confie à Harry, mais ne le lui donne pas afin que celui-ci le découvre par lui-même. Coraline fait un pas de plus : les adultes ne possèdent pas le mode d’emploi des objets qui les entourent, et en plus ils ne savent pas qu’ils ne l’ont pas ! Mais n’en rions pas trop vite, car ce monde est le nôtre…
- Crises dans la transmission
Coraline, disions-nous n’est pas loin de renoncer à attendre quoi que ce soit de ses parents. La nouvelle culture est en effet une culture des pairs dans laquelle la solution des difficultés vient du partage des compétences avec ceux qui ont son âge, bien plus que d’une aide des adultes. Une récente étude de l’Université de Berkeley[5] a d’ailleurs révélé que les jeunes n’attendent plus grand-chose des adultes en termes d’apprentissage. Ils sont même enclins à penser que leurs camarades sont mieux placés que leurs géniteurs pour leur faire découvrir ce qui leur sera utile dans la vie ! Ils acceptent toutefois l’idée que les adultes soient encore bien placés pour leur fixer des objectifs… exactement sur le modèle des « maîtres » dans les jeux vidéo en réseau.
Un second aspect de la crise actuelle des transmissions concerne la manière dont les contacts physiques passent de plus en plus au second plan. Pour une part, cette évolution correspond à l’importance prise par les technologies de communication à distance. Les gens communiquent beaucoup plus, mais la plupart de ces échanges sont médiatisés par Internet et le téléphone mobile. Mais cette crise a également un autre aspect. C’est la façon dont les parents ont moins de proximité corporelle avec leurs enfants que par le passé. C’est le cas des parents de Coraline, sauf à la fin du film lorsque son père joue avec elle sur le lit. On voit en effet de plus en plus d’enfants qui semblent avoir souffert d’un défaut de contact corporel. Leurs parents ne les frappent pas parce cela est discrédité par les médias et parfois même interdit par la loi. Mais ils ont aussi malheureusement très peu de contacts affectueux avec leur progéniture depuis que le spectre de l’inceste et de la pédophilie a étendu une ombre de suspicion sur ces proximités. Enfin, comme les parents sont souvent désemparés pour savoir quels moyens de punition employer avec leurs enfants, il leur arrive d’utiliser la privation d’affection, à commencer par les « bisous du soir », comme moyen de pression. Le problème est que ces enfants ne deviennent pas plus obéissants, mais que tout se passe comme s’ils mettaient leur corps de côté. Bien sûr, ils sont capables de faire du sport et de subvenir aux besoins de leur corps, mais celui-ci n’est plus investi comme un lieu de plaisir ou de souffrance. Il n’est qu’un espace fonctionnel qu’ils peuvent facilement attaquer et tout aussi facilement utiliser pour attaquer autrui. Et cela fait aussi partie de la crise actuelle de la transmission.
Enfin, un troisième point de cette crise de la transmission ne se voit pas dans le film Coraline, mais il est aujourd’hui très important. Il s’agit du fait que la punition n’est plus perçue par certains jeunes comme une invitation à s’amender et à changer d’attitude, mais comme une humiliation insupportable. Chez eux, la punition ne rentre pas dans un monde de culpabilité, mais de honte. Ils manquent tellement d’estime d’eux-mêmes que lorsqu’ils sont punis, ils ne peuvent plus penser être estimés, et ont parfois même de la difficulté à se penser vivants. Ils vivent la marginalité partielle et transitoire provoquée par la punition comme une marginalisation totale et définitive, bref comme une catastrophe de honte. Toute punition entraîne alors chez eux une réaction exactement aux antipodes de ce qui est recherché : un surcroît d’agressivité dont le but est de rejeter loin la honte qu’ils ont l’impression qu’on veut leur imposer.
Que faire aujourd’hui par rapport à cette situation ? Il est tout d’abord essentiel d’organiser des activités qui engagent le corps comme support de signification. Le jeu de rôle dans lequel les enfants sont invités à jouer diverses situations pourrait remplir ce rôle, et cela dès l’école maternelle[6]. Une deuxième manière d’éviter la fracture générationnelle est de réintégrer le plus possible dans le jeu social les jeunes qui s’avèrent insensibles à la punition.
Et pour cela il est essentiel que les parents et les pédagogues apprennent à manier la gratification autant que la punition. Car ces enfants ont un désir de reconnaissance de leurs possibilités et de leur sensibilité à la mesure de leur angoisse d’être rejetés dans une honte sans fin ni recours.
Mais n’est-ce pas là aussi un élément soulevé par le film Coraline ? Car après tout, si la culpabilité est énoncée par la voix qui condamne, la honte, elle, est d’abord imposée par le regard. Alors, un monde dans lequel les yeux sont remplacés par des boutons ne serait-il pas finalement un monde d’où toute honte serait exclue ?
[1] Coraline Film américain réalisé par Henry Selick. Sortie le 10 juin 2009
[2].Shining (The Shining) film britannico-américain réalisé par Stanley Kubrick en 1980.
[3] Sleepy Hollow sous-titré en France La légende du cavalier sans tête, film de Tim Burton sorti aux USA en 1999, en France en février 2000.
[4] La seule exception semble être Hansel et Gretel, où une sorcière attire les enfants dans un monde merveilleux pour mieux les manger.
[5] http://digitalyouth.ischool.berkeley.edu/report
[6] Recherche menée entre 2007 et 2008 par Serge Tisseron et collègues. Les résultats sont consultables sur mon site : http ://squiggle.be/tisseron