Fast and Furious 8 – L’esprit de famille

par | 2017 | 2017, Chronique de Cinéma

Fast and Furious 8,  de F. Gary Grant 

L’esprit de famille

Rares sont sans doute les lecteurs et lectrices de L’école des parents à avoir vu le 8e et dernier opus de la saga Fast and Furious, réalisé par F. Gary Gray, The Fate of the Furious. Sachez donc que ce film n’est pas seulement un phénomène commercial international qui a battu tous les records d’entrées lors de sa première semaine d’exploitation, mais qu’il nous parle sans cesse de famille !

Après les péripéties des épisodes précédents, Dominic Toretto (interprété par Vin Diesel et surnommé Dom) aspire à retrouver une vie normale avec ses amis. Bien que n’ayant pas de pouvoirs surnaturels hormis une intelligence et une musculature hors pairs, il a en effet été beaucoup sollicité dans les épisodes précédents pour des missions que la police officielle ne peut pas accomplir sans se mettre hors la loi. Dom a donc bien mérité de se reposer. Hélas, une redoutable anarchiste, prénommée Cipher (Charlize Theron) ne lui en laissera pas le temps. Convaincue qu’il est trop dangereux de laisser l’arsenal militaire aux mains des politiques et de l’Etat major américain, elle a décidé de s’emparer des codes qui permettent d’envoyer des missiles atomiques et d’en lancer un pour mettre le monde en garde contre les dangers d’une guerre nucléaire… Un vaccin, en quelques sortes. Mais pour parvenir à ses fins, elle a besoin d’un homme capable de traverser les pires épreuves, en l’occurrence Dom. Elle trouve le moyen de le convaincre et l’amène à trahir ses amis. Mais l’esprit de famille va, à plusieurs reprises, contrecarrer ses funestes plans…

 

Veiller d’abord sur sa propre famille

La première fois, c’est lorsque le responsable des services secrets américains rend visite à un vieil ami de Dom, Luke Hobbs (Dwayne Johnson) pour le convaincre de réaliser une mission secrète : récupérer une mystérieuse machine capable de rendre inopérants tous les circuits électriques d’une grande ville. Hobbs se trouve alors sur un terrain de foot où il entraîne une équipe féminine dont fait partie sa fille. Le patron des services secrets a beau l’alarmer sur les dangers que court la planète, Hobbs n’a d’yeux que pour l’adolescente. Et, pour finir, il n’accepte la mission qu’à la condition que son visiteur encourage sa fille sur le terrain ! De même, à la fin du film, Hobbs qui a été réintégré dans la police avec une haute distinction renonce à reprendre du service et annonce avec un grand sourire à sa fille que « Papa va rester à la maison ».

Dom, lui aussi, a le sens de la famille. Pour le piéger, Cipher lui montre une vidéo d’une de ses anciennes compagnes qu’elle retient prisonnière, et de leur fils Bryan dont il ignorait jusque-là l’existence. La terroriste menace de tuer ce dernier si Dom ne se met pas à son service. Or, pour celui-ci, rien n’est plus important que la famille ! Plus tard, Cipher essaiera de lui faire comprendre que la famille n’est qu’un « mensonge biologique », une illusion qui permet aux humains de s’attacher à certains de leurs semblables, pour apprendre les règles collectives afin de vivre ensemble et se protéger. De proche en proche, l’homme peut certes élargir sa « famille » à un nombre plus important d’individus mais, au final, il privilégie toujours sa famille biologique. La jeune femme voit juste, et Dom va tout mettre en œuvre pour sauver sa descendance… tout en essayant de ruiner le projet de Cipher.

 

En famille, on se pardonne tout

Pour accomplir ses plans, Dom doit trouver de nouveaux complices, et c’est là que l’esprit de famille frappe une nouvelle fois. Il existe en effet un homme particulièrement habile dans le métier des armes, Deckard Shaw (Jason Stathan), mais qui se trouve être le principal ennemi de Hobbs ! Dès qu’ils se voient, même en prison, ils ne pensent qu’à s’affronter ! Comment le convaincre de l’aider, alors que Dom est le plus vieil ami de Hobbs ? Dom rend alors visite à la mère de Deckard, la seule capable de faire fléchir celui-ci. Elle convainc en effet son fils, et fait même beaucoup plus : elle obtient de lui qu’il se réconcilie pour cette mission avec son jeune frère, avec lequel il était gravement fâché ! L’esprit de famille, là encore, triomphe.

La séquence finale montre tous les personnages de l’histoire – Dom, Hobbs, leurs complices, et bien sûr Deckard – réunis sur une terrasse d’immeuble à New York. Dom ne les appelle plus « son équipe », mais « sa famille ». C’est qu’il est maintenant père en charge d’un très jeune enfant puisque Cipher a assassiné sa mère : il va avoir besoin d’aide pour l’élever. Mais suffit-il d’affirmer qu’on est « une famille » pour en être une ?

 

Quelle famille ?

Si l’on considère une famille comme un groupe d’individus dans lequel on partage ses émotions et ses pensées, celle que Dom nomme ainsi ne mérite pas vraiment ce nom. Ses membres semblent ne pas se rencontrer en dehors de leurs expéditions militaires, et leurs échanges pendant celles-ci sont réduits au minimum nécessaire. D’ailleurs, l’une des membres de l’équipe, Megan Ramsey (Nathalie Emmanuel) refuse de donner sa véritable identité à deux autres membres de la « famille » qui aimeraient la rencontrer en dehors de leurs expéditions. La famille est aussi un lieu où l’on apprend à repérer les émotions d’autrui, et à les comprendre. Or, la plupart des acteurs de Fast and Furious ont un jeu d’une grande pauvreté : leurs visages n’expriment rien. Conséquence probable des traitements au botox destinés à les faire paraître éternellement jeunes… De ce fait, le contexte nous éclaire davantage sur leurs sentiments que leurs mimiques.

D’un point de vue cinématographique, ce phénomène est appelé « effet Koulechov[1]», du nom de son inventeur. Ce théoricien russe des origines du cinéma a montré dans les années 1920 que la même expression de visage prend des significations différentes selon le contexte. Alfred Hitchcock a usé avec génie de ce pouvoir dans ses films[2]. Dans Fenêtre sur cour, par exemple, il confie avoir utilisé à deux moments le même plan du visage de James Stewart : la première fois, quand il regarde l’endroit où semble être enterré un cadavre – et tous les spectateurs croient lire l’effroi sur son visage ; et la seconde, quand il surprend une fille en train de se trémousser devant sa fenêtre – et, là, nous dit Hitchcock, tout le monde pense qu’il est « un vieux cochon » !

Fast and Furious nous invite à faire un pas de plus. Le « contexte », truffé d’effets spéciaux spectaculaires, impose autant d’émotions extrêmes aux spectateurs. S’ils peuvent difficilement ressentir la peur, l’angoisse, la colère ou l’amertume en regardant les visages des héros, le plus souvent figés, ils sont en revanche invités à ressentir ces mêmes émotions devant des scènes extraordinaires, où l’homme semble céder le pas à la machine : ils éprouvent la détermination face à un vieux véhicule à bout de forces qui cherche à gagner une course, la colère devant un sous-marin qui surgit du fond d’un lac, dans un fracas de tôle et de glace pour écraser ses ennemis, la peur devant l’embardée d’un véhicule comme frappé d’effroi, un sentiment de liberté et de joie face au ballet harmonieux d’un groupe de voitures décrivant des arabesques sur un lac gelé et immaculé…

Nos contemporains seraient-ils donc devenus si peu capables d’identifier les émotions sur un visage, qu’il faille créer des substituts pour les leur faire éprouver ?

 

La consommation télévisuelle précoce empêche l’identification des émotions

Revenons à la famille et à sa fonction première, la socialisation affective. Aujourd’hui, beaucoup d’enfants de moins de trois ans passent une grande partie de leur temps devant la télévision et des écrans divers, leur temps d’éveil étant déjà limité par leur jeune âge[3]. De ce fait, ils disposent de moins de temps disponible pour interagir avec les humains. Or, cette période est très importante dans la construction de l’empathie émotionnelle[4], c’est-à-dire de la capacité d’identifier la signification des expressions du visage d’autrui. La chercheuse Linda Pagani le confirme dans une étude longitudinale parue en octobre 2016 : les enfants qui, entre 2 et 3 ans, passent plus d’une heure par jour devant la télévision présentent à 13 ans un déficit d’empathie qui se traduit par une difficulté à constituer le visage de l’autre en repère d’émotions partagées[5]. Autrement dit, l’absence d’interactions visuelles avec le visage de leurs parents rend ces enfants durablement moins sensibles à la compréhension des émotions d’autrui. Les effets spéciaux d’un film comme Fast and Furious pourraient donc bien avoir pour objectif de permettre à ces adolescents de compenser leur difficulté à lire les émotions sur le visage des acteurs par la création de situations équivalentes. Ils ressentiraient alors des émotions extrêmes sans avoir recours à l’empathie émotionnelle. Et ils en redemandent ! Les émotions sont indispensables à l’être humain et ce film en procure de multiples. Mais chacun comprendra qu’il y a urgence à encourager partout le contact direct et la familiarisation avec le visage de l’autre, notamment pendant la petite enfance : moins de télé et plus d’activités partagées, et cela à tout âge !

 

[1] Effet de montage par lequel les spectateurs tirent plus de sens de l’interaction d’un plan avec un autre plan auquel il est associé, que du plan lui-même

 

[2] Hitchcock /Truffaut, édition définitive d’Hélène Scott, Gallimard 2003

[3] Lire, à ce sujet, notre futur dossier sur les dangers de la surexposition aux écrans chez les tout-petits (L’école des parents n° 625, octobre-novembre-décembre 2017)

 

[4] Empathie et manipulations, les pièges de la compassion, de Serge Tisseron, Albin Michel, 2017. Lir, à ce sujet, le grand entretien du n° 623 de L’école des parents.

[5] L. S. Pagani, F. Lévesque-Seck and C. Fitzpatrick, “Prospective associations between televiewing at toddlerhood and later self-reported social impairment at middle school in a Canadian longitudinal cohort born in 1997/1998”, Psychological Medicine, Page 1 of 9. © Cambridge University Press, 2016.