Blair Witch, Coverfield, Rec – Une nouvelle façon d’entrer dans les images

par | 2010 | 2010, Chronique de Cinéma

Serge TISSERON

Blair Witch, Coverfield, Rec

une nouvelle façon d’entrer dans les images

 

Depuis quelques années, plusieurs longs métrages ont tenté d’imposer l’illusion que leur tournage aurait été réalisé par des non professionnels. Ils semblent réalisés sans mise en scène, tournés avec une seule caméra, et ne contiennent ni coupure de plan, ni flash back sur le passé, ni évocation de l’avenir. Apparemment, tout les oppose aux productions classiques. Mais le plaisir que nous avons à les regarder est il si différent de celui qui nous conduit à voir des films traditionnels ?

 

  1. Un cinéma de la prise de vue familiale

Le premier de ces films d’un nouveau genre a été Le Projet Blair Witch[1]. Sorti en France en 1999, il met en scène un groupe de jeunes randonneurs perdus en forêt. Ils y découvrent des témoignages de plus en plus inquiétants d’une présence hostile, puis finissent par disparaître mystérieusement les uns après les autres. Mais il s’en trouve toujours un pour tenir la caméra… jusqu’à sa propre disparition qui est aussi la fin du film. Réalisé aux Etats-Unis avec un petit budget, cette œuvre a bénéficié d’une publicité considérable sur Internet. Une publicité basée sur une supercherie : l’œuvre y était présentée comme le résultat d’une découverte fortuite. Un promeneur aurait trouvé la caméra et le film qu’elle contenait abandonnés dans la forêt. Les jeunes qui disparaissent sur la pellicule auraient donc réellement existé… Le Projet Blair Witch n’a pas seulement marqué le coup d’envoi de la mise en scène du cinéma amateur dans un long métrage commercial. Il a aussi constitué l’une des premières grandes supercheries du Net. Une supercherie très lucrative.

Depuis, d’autres films ont suivi. L’année 2008 a été particulièrement riche dans ce genre de production – en attendant une année 2009 plus riche encore ? Dans Cloverfield[2], un débarquement d’extraterrestres sur la ville de New York perturbe le déroulement d’une fête dans laquelle l’un des protagonistes avait pour consigne d’interviewer et de filmer les invités. A la première alerte, cet amateur se précipite dans la rue où il filme, dans des conditions le plus souvent approximative, les événements auxquels il assiste, et le film est censé être le résultat de son travail. Dans REC[3], c’est une équipe de journalistes de télévision qui suit des pompiers dans une intervention nocturne qui tourne à l’horreur. Dans les deux cas, et comme dans Le Projet Blair Witch, la caméra est tenue jusqu’au bout par le dernier survivant, comme si continuer à tourner était synonyme de rester en vie…

D’autres films utilisent le même procédé, mais ponctuellement. Les héros y sont parfois vus à travers la caméra qui passe de main en main, mais à d’autres moments, le film renoue avec la mise en scène traditionnelle. C’est le cas de Redacted[4] qui nous montre des soldats américains basés en Irak utilisant leur téléphone mobile ou leur caméra numérique pour filmer leurs camarades, mais aussi pour se filmer eux-mêmes et envoyer une partie de ces images à leur famille.

Quant au film Afterschool[5], il met en scène un adolescent passionné de cinéma qui filme tout ce qui se passe autour de lui… jusqu’à en oublier d’intervenir lorsqu’il assiste à la mort par overdose de deux camarades de collège.

 

  1. Deux façons de faire du cinéma

Les films qui résultent d’un tel choix sont évidemment aux antipodes du cinéma traditionnel. Dans celui-ci, il s’agit de proposer au spectateur des cadrages qui lui fassent oublier les contraintes de son corps et lui permettent de voir le monde comme son œil ne le lui montrera jamais : en surplombant un champ de bataille, sur l’aile d’une voiture – ou d’un oiseau – lancée à toute allure, ou slalomant entre les jambes d’une armée de combattants. Au contraire, dans les films qui copient le cinéma amateur, tout est fait pour rappeler au spectateur ses propres prises de vues familiales. La caméra est tenue à l’épaule et les maladresses – savamment calculées ! – abondent. C’est que le spectateur doit croire, le temps de la projection,  qu’il aurait pu faire lui-même les images qu’il regarde, voire qu’il pourrait y découvrir soudain sa propre image comme sur une vidéo familiale.

Pourtant, nous allons voir que ces deux façons de faire du cinéma renvoient à un seul et même désir : celui d’être « immergé » à l’intérieur des images autant que nous le sommes dans la réalité, de façon qu’elles deviennent le réel même. Pour comprendre la nature de ce désir et les deux formes apparemment opposées qu’il prend au cinéma, faisons un détour par la façon dont le bébé – c’est-à-dire chacun d’entre nous – vient aux images.

 

  1. Naître aux images

Un bébé n’a pas du tout la même perception de lui-même et du monde qu’un adulte. Chez lui, les sensations provenant de ses différents organes des sens ne sont pas nettement distinguées. Il est pris dans un monde d’odeurs, de bruits, d’impressions lumineuses – en noir et blanc au début – et de perceptions corporelles dont il ne différencie pas nettement l’origine. Bref, il n’a pas conscience qu’il a des oreilles pour entendre, des yeux pour voir et une peau pour entrer en contact par le toucher, à la différence des adultes qui différencient nettement ces diverses sources de stimulations.

Ce monde du bébé où les sensations sont mal distinguées les unes des autres est aussi un monde où leur source est mal située. C’est ce qui permet au tout-petit de vivre sous une forme hallucinatoire des états de satisfaction très proches de ceux que lui procure la réalité adaptée à ses attentes.

Les plus fréquents de ces moments hallucinatoires s’organisent autour de la nourriture. Bien sûr, tout est fait, aujourd’hui, en Occident, pour qu’un bébé qui a faim soit rapidement satisfait. Mais cela n’arrive pas toujours et le bébé dispose d’une façon de se consoler que nous pouvons lui envier : il peut éprouver pendant quelques instants l’ensemble des sensations agréables attachées à la situation de la tétée comme s’il vivait celle-ci « pour de vrai ». C’est pourquoi un bébé qui pleure et crie sous l’effet de la faim s’arrête souvent d’un seul coup pour adopter la mimique et l’attitude d’un bébé repus. Cela ne dure bien sûr pas. A nouveau, le bébé manifeste son impatience, puis le même état de satisfaction hallucinatoire se lit sur son visage et dans ses attitudes. Si la satisfaction réelle tarde trop à venir, le bébé risque de s’enfermer dans cet état hallucinatoire et de se couper du monde réel. Mais comme les parents sont en général vigilants, ce moment est normalement de courte durée. En revanche, il a une importance considérable dans la relation que tout adulte entretient plus tard avec les images…

Puis, l’évolution du bébé l’amène à franchir un pas déterminant pour toute son évolution ultérieure : il pose la différence entre l’image d’un objet qu’il voit devant lui et celle qu’il forme à l’intérieur de lui lorsqu’il pense à cet objet en son absence. Autrement dit, il sépare les images pensées des images perçues. Il renonce à la capacité hallucinatoire. Cette étape lui permet évidemment de développer très vite sa vie sociale et relationnelle, mais elle creuse aussi chez chacun d’entre nous une indicible nostalgie : celle d’un moment de la vie où nous étions capables de confondre le monde désiré et le monde perçu, et d’adhérer émotionnellement et sensoriellement à nos rêves comme s’il s’agissait de la réalité.

En fait, il serait faux de dire que l’adulte ne vit jamais d’états hallucinatoires. Mais c’est seulement la nuit, dans ses rêves. Et là, nous ne sommes libres ni de fixer le scénario, ni d’arrêter le défilement ! Le laboratoire pharmaceutique qui mettra au point des pilules permettant de fixer le contenu de ses rêves aura assurément un grand succès. Un comprimé rose pour un rêve érotique, un vert pour un rêve de nature, un bleu pour un rêve aquatique… C’est que le rêve a le pouvoir de nous plonger dans notre monde intérieur comme si nous étions confrontés à la réalité. Le rêveur fabrique dans sa tête un monde dans lequel il entre en oubliant que c’est lui qui le produit : il y est contenu alors que c’est lui qui le contient… c’est exactement ce dont est capable le bébé à l’état de veille, lorsqu’il hallucine la satisfaction qu’il désire. Et c’est ce que nous cherchons tous à retrouver dans les images.

La raison qui a incité l’être humain à fabriquer des images trouve là son origine : il a désiré créer un espace matériel qui reproduise les chimères et les libertés de ses rêves. Mais en même temps, il a toujours souhaité que cet espace soit différent de celui de ses rêves par un point capital : qu’il puisse y entrer et en sortir à volonté.

Voila pourquoi l’être humain invente des images qui se rapprochent toujours de plus en plus près de ses images du dedans, mais aussi pourquoi il les redoute autant. Il craint d’y entrer comme on se laisse glisser dans le sommeil et de ne plus pouvoir en sortir à son gré comme on reste prisonnier d’un rêve, parfois jusqu’au cauchemar. 

S’y retrouver enfermé et être guidé à son insu par elles est sa pire crainte. Il craint de se laisser abuser par les images matérielles comme il l’est chaque nuit par les images de ses rêves. Et en même temps, c’est ce qui le guide dans la création des images. Le désir de l’homme, c’est de fabriquer des images matérielles capables de l’illusionner aussi bien que ses images du dedans. Ce désir le fascine et le terrifie à la fois. C’est ce qui explique que les nouvelles formes d’images  qu’il crée le fascinent et le terrifient à la mesure de son ambition.   

Voilà pourquoi le désir d’être dans les images est si dérangeant. Et c’est ce qui explique que la culture occidentale l’ait toujours ignorée. Toute l’histoire de l’art s’est notamment construite à partir de cette idée que l’être humain serait devant les images, dans une distance critique qui écarte la confusion, alors que nous cherchons au contraire constamment à la créer ! Nous ne pouvons rien comprendre aujourd’hui aux relations que nous entretenons avec le cinéma ou les jeux vidéo si nous perdons de vue que nous venons au monde dans les images avant de nous placer devant elles. Sans notre désir de nous immerger dans les images, le loisir qui consiste à aller voir un film en étant plongé dans une salle obscure n’aurait jamais été inventé. Et le désir de faire nos propres images en étant le cinéaste d’un événement auquel nous participons n’existerait pas non plus !

 

  1. Un seul désir satisfait par deux moyens

Au fil de nouvelles découvertes, l’homme se rapproche donc toujours plus de la possibilité d’entrer dans les images et d’y éprouver non seulement des sensations visuelles, mais un état mental complet, sensoriel, émotionnel et cénesthésique… exactement comme s’il vivait la situation « pour de vrai ».

Toutes les formes d’images inventées par l’homme depuis la nuit des temps semblent bien avoir répondu à ce désir. Les figures rupestres qui entourent si bien ceux qui s’aventurent dans les grottes où elles sont peintes, l’invention de la perspective, du trompe l’œil, de la lanterne magique, de la photographie – et notamment de la photographie en relief, dès la fin du XIXè siècle -, et enfin du cinéma en sont les principales étapes. D’ailleurs, s’agissant de celui-ci, rappelons que son acte de naissance n’est pas l’invention de la pellicule et l’illusion du mouvement qui en résulte : cette découverte, faite par Thomas Edison, n’a eu guère d’écho tant qu’elle invitait seulement chaque spectateur à coller son œil pour voir défiler un spectacle.

En revanche, le cinéma est devenu une extraordinaire attraction lorsque les frères Lumière ont eu l’idée de projeter ces mêmes films sur un écran dans une salle obscure où les spectateurs avaient soudain l’impression d’être confrontés à la réalité. Lors des premières projections du film L’entrée du train en gare de la Ciotat, certains d’entre eux avaient même peur d’être écrasés par le train ! Quand on garde à l’esprit que l’image était sautillante, rayée et en noir et blanc, on se dit que les spectateurs avaient vraiment envie de croire qu’ils étaient « pour de vrai » sur la trajectoire du train ! Et nous n’avons pas changé depuis !

Mais le développement des nouvelles technologies numériques a ajouté une nouvelle possibilité aux illusions de toutes les formes d’images précédentes : celle de se croire soi-même le créateur des images que l’on voit. Par rapport aux formes précédemment prises par le cinéma, c’est un changement complet. Mais ce n’en est évidemment pas un par rapport aux désirs qui ont amené l’être humain, dès l’origine, à fabriquer et consommer des images.

Le cinéma dit « à grand spectacle » s’approche toujours plus près de cette ambition par la richesse et la sophistication de ses moyens. Il plonge ses spectateurs dans des sortes de « piscines d’images » que sont les écrans sphériques, et rêve d’ajouter bientôt des odeurs et des sensations tactiles à leurs visions. Bref, il semble vouloir créer les conditions d’un « bain sensoriel » multiforme dans lequel la participation des différents sens ne soit plus différenciée… exactement comme à l’aube de la vie.

Le faux cinéma d’amateur, quant à lui, remet la caméra à la place de l’œil humain et mime les hésitations et les ratés de nos productions familiales. Il nous invite à nous croire à la place du réalisateur, et plongé dans l’action autant qu’il l’est lui-même, puisqu’il n’est justement pas censé « faire un film », mais filmer la réalité qui l’entoure. Dans les deux cas, il s’agit d’entrer dans les images. Mais dans les deux cas, la porte d’accès utilisée est différente… dans un cas, c’est l’ampleur et la diversité des stimulations sensorielles qui sont mises à contribution ; dans l’autre, c’est l’illusion d’être le participant d’un événement qu’on a soi-même décidé de filmer. Autrement dit, a relation intime aux images ne fait finalement que satisfaire différemment le désir qui pousse à chercher des spectacles grandioses.

Mais pourquoi cette nouvelle mode des films qu’on pourrait croire avoir fait soi-même ? Que signifie l’apparition de cette nouvelle pratique ?

 

  1. Etre le spectateur de ses propres actions

Si le numérique permet à chacun de faire ses films – et de rêver, pourquoi pas, faire un jour ses propres longs métrages-, il est porteur d’une autre possibilité inédite dans l’histoire de nos relations aux images. Avec lui, pour la première fois, celui qui en fabrique peut devenir en même temps le spectateur de ses propres actions. Le peintre et le photographe n’ont pas la possibilité de se voir peindre ou photographier au moment où ils le font, sauf en utilisant le subterfuge d’un miroir. Mais celui qui utilise une caméra numérique peut se voir lui-même en train de filmer. Il lui suffit pour cela de tourner en même temps l’objectif de la caméra et l’écran de contrôle vers lui. Et cette illusion est encore plus importante pour celui qui se fait représenter dans un espace virtuel par un avatar. Avec les images virtuelles, le bouleversement principal ne s’organise pas autour de l’adoption d’une position active qui s’opposerait à la position « passive » du spectateur de cinéma ou de télévision. Il concerne la capacité offerte à chacun de devenir le spectateur de ses propres actions.

Dans American Beauty, un adolescent se regarde sur un écran en train de filmer sa copine. Les images numériques ont ce double pouvoir : favoriser une immersion dans les images bien plus grande que les technologies précédentes ; et en même temps permettre de prendre du recul en se regardant soi-même en train de les faire. C’est en combinant ces deux illusions que le nouveau cinéma « caméra à l’épaule » cherche son public ; et le succès…

 

[1] Titre original : The Blair Witch Project, film américain : réalisation et scénario, Daniel Myrick et Eduardo Sanchez. Sortie du film, USA et France, 1999.

[2] Film sorti aux Etats-Unis le 18 janvier 2008, et le 6 février en France,  produit par J.J. Abrams, réalisé par Matt Reeves et écrit par Drew Goddard.

[3] Film espagnol réalisé par Jaume Balaguero et Paco Plaza. Sortie du film le 23 avril 2008.

[4] Film américain de Brian de Palma, sorti aux USA le 16 novembre 2007 et en France le 20 février 2008.

[5] Film américain réalisé par Antonio Campos, sorti le 1er octobre 2008.