Le silence de Lorna – La crypte de Lorna

par | 2009 | 2009, Chronique de Cinéma

Cerv Psych Lorna TER

Serge Tisseron

La crypte de Lorna

A propos de : Le silence de Lorna

des frères Dardenne

 

Il faudrait toujours aller au cinéma sans avoir lu aucune critique. Prenez par exemple le dernier film des frères Dardenne, Le silence de Lorna. Pendant la première demi-heure, le spectateur assiste à une succession de scènes mystérieuses. Il lui est impossible de comprendre à qui la jeune femme téléphone, d’où vient l’argent qu’elle échange avec un chauffeur de taxi et plus encore pourquoi elle héberge un toxicomane dans son salon ! Bien sûr, ceux qui ont lu la presse savent que la jeune femme est originaire d’Albanie, qu’elle a réalisé un mariage blanc avec un toxicomane belge pour obtenir cette nationalité, et que l’ensemble du projet est financé en sous main par un gangster russe qui la rendra veuve pour l’épouser ensuite. Mais il manque au spectateur qui sait tout cela d’être plongé, comme l’héroïne elle-même, dans un milieu énigmatique, et d’être ainsi préparé à recevoir l’histoire étrange qu’elle va inventer à son tour.

 

  1. Lorna divisée par un secret

Peu après l’assassinat – maquillé en accident – de son mari toxicomane, Lorna se déclare enceinte de lui. Le spectateur est d’autant plus enclin à le croire qu’il les a vus peu de temps auparavant esquisser une relation sexuelle. D’où sa stupéfaction lorsqu’il entend une infirmière déclarer à Lorna « que ce n’est pas la peine de faire comme si elle était enceinte car elle sait bien qu’elle ne l’est pas » ! Mais que sait Lorna au juste ? Croit-elle vraiment qu’elle est enceinte, ou non ? Elle semble avoir de bonnes raisons d’y croire, puisqu’elle présente tous les symptômes d’une grossesse. Mais en même temps, elle fuit au dernier moment l’examen échographique qu’elle avait pourtant demandé. Et cet examen ne sera finalement pratiqué que lorsqu’un membre de la mafia l’y obligera. Bref, Lorna semble certaine d’être enceinte, mais cette certitude ne va pas jusqu’à provoquer un examen médical… qui la confronterait au contraire. Elle se comporte comme quelqu’un qui tient à sa croyance tout en la sachant erronée, et qui évite donc soigneusement de se soumettre à une épreuve qui la contredirait. Mais pour se comporter ainsi, il faut justement savoir que la conviction à protéger est de l’ordre d’une croyance, et pas d’une réalité !

En fait, si Lorna évolue au cours du film jusqu’à adopter une telle attitude, ce n’est pas que de son fait. Elle n’est qu’un maillon dans un projet monté par des gangsters, et un maillon condamné au silence. Mais elle est aussi un maillon sensible et fragile qui ne supportera pas la situation et en sortira d’une manière déroutante. Car être capable de savoir des choses bouleversantes et se comporter comme si on les ignorait – puisque c’est cela qui est exigé d’elle – est une situation à haut risque. Freud l’a décrite sous le nom de clivage, mais c’est à un autre psychanalyste, Sandor Ferenczi, qu’il revient d’en avoir exploré les conséquences en cas de traumatisme.

 

  1. Chacun cherche son interlocuteur

Parlons d’abord de ce qui se passe toutes les fois où le clivage n’est pas nécessaire. Pour cela, imaginons notre système psychique sur le modèle de notre tube digestif. Afin d’assimiler la nourriture que nous ingérons, nous devons la décomposer en éléments de base – c’est le travail de la digestion – et utiliser ceux-ci comme des sortes de « briques » pour nos constructions métaboliques. De la même façon, pour nous assimiler nos expériences nouvelles, nous devons les décomposer en éléments et associer ceux-ci à nos souvenirs. C’est ainsi que notre personnalité se constitue et s’enrichit. C’est ce qu’on appelle aussi le travail de la symbolisation, à condition de comprendre qu’il s’agit pour chacun de créer ses propres représentations personnelles des expériences qu’il traverse. Par exemple, si j’assiste à un incendie en revenant de mon travail, je vais probablement chercher aussitôt un interlocuteur pour lui dire ce que j’ai vu et entendu, et surtout ce que j’ai ressenti, pensé et imaginé. C’est d’ailleurs l’une des raisons du succès du téléphone mobile : avec lui, nous sommes certains d’avoir toujours un interlocuteur à portée de main !

Lorsqu’une situation a été correctement symbolisée, sa transmission passe à la fois par les mots – c‘est à dire les récits -, les images partagées, et enfin des gestes ritualisés, en particulier à l’occasion des fêtes commémoratives. Par exemple, après l’horrible guerre de 1914-1918, qui avait traumatisé tant de familles françaises, on a créé la cérémonie du soldat inconnu. Et il en a été de même dans la quasi totalité des pays européens. C’était une façon d’inviter chacun à se souvenir des horreurs de cette guerre[1]. Fleurir une tombe ou souffler les bougies d’un gâteau d’anniversaire à date régulière sont d’autres exemples de rituels à un niveau familial. Et dans ces circonstances, on parle, et on montre aussi éventuellement des images, parce que les trois formes de symbolisation – verbale, imagée et gestuelle – sont complémentaires.

Hélas, les choses ne se passent pas toujours aussi bien. D’autant plus que la symbolisation d’un événement nécessite la présence d’un tiers qui en accueille le récit et la confidence, et que ce tiers n’est pas toujours présent. Pourquoi est-ce si important ? Parce que c’est en parlant avec quelqu’un de ce qu’on a vécu qu’on l’apprivoise peu à peu. Au début, en effet, surtout quand l’événement à été grave, les mots sont difficiles à trouver et les émotions omniprésentes : les larmes, la colère, et la honte occupent le premier plan. Mais, petit à petit, celui qui a vécu un drame trouve ses mots à lui pour en parler et ils ont la vertu de l’apaiser. En même temps, il met de l’ordre dans ses émotions : il n’est plus submergé par elles.

C’est justement cette évolution qui fait défaut à Lorna. Il lui est en effet interdit de dire que son mariage était blanc, qu’il avait pour but de lui donner la nationalité belge – cela est condamné par la loi – et encore plus que son mari a été assassiné. Mais ces silences lui pèsent. Elle s’en soulagerait volontiers en trouvant quelqu’un à qui en parler. D’ailleurs, l’un des mafieux le comprend et s’arrange pour dormir près d’elle à l’hôpital afin de l’empêcher de raconter son histoire à une infirmière. Alors, que fait-elle ? Ce que nous ferions probablement tous à sa place. Elle enferme ce dont il lui est interdit de parler dans un petit coin de son psychisme : on appelle un tel espace mental une « inclusion » et on peut se le représenter comme un placard bien fermé au fond de soi, dont le contenu est destiné à rester à l’écart de sa vie intérieure et relationnelle. Il contient les sensations, les émotions, et les états du corps dont on ne peut pas parler, mais aussi des représentations de soi et des autres, et tous les fantasmes qui les ont accompagnées.

 

  1. « Au secours, on a changé mon papa ! »

L’inclusion psychique constitue une forme d’inconscient, mais différent de celui qu’organise le refoulement dans la théorie freudienne. Tout le refoulement est inconscient, mais tout ce qui est inconscient ne relève pas forcément du refoulement. L’inconscient mis en jeu par le refoulement concerne en effet les désirs sexuels culpabilisés, tandis que l’inconscient mis en jeu par ce processus[2] est de nature traumatique. L’une de ses conséquences est de créer une situation de secret bien différente du secret relationnel courant, puisqu’il s’agit d’un secret psychique que son porteur se cache d’abord à lui-même. C’est pourquoi j’ai proposé, en 1996, d’écrire le mot avec un « S » majuscule lorsqu’il correspond à une telle situation afin de bien le distinguer du secret au sens banal du terme[3]. Le Secret psychique n’a en effet rien de commun avec la situation de communication dans laquelle une personne ment sciemment à une autre. La confusion est pourtant souvent faite, notamment dans les médias, aussitôt qu’il est question de secrets. Tous les Secrets psychiques sont tôt ou tard à l’origine de secrets relationnels, mais tous les secrets relationnels ne sont pas liés à des Secrets psychiques ! Ce sont eux, et eux seuls, qu’il importe de lever, parce qu’ils reposent sur un traumatisme qui a provoqué un clivage, et que leur porteur est toujours en souffrance.

Il existe en plus une différence majeure entre un secret relationnel courant et un Secret psychique : c’est que ce dernier « suinte » toujours. C’est bien compréhensible puisqu’il partage son porteur en deux, entre une partie de lui qui veut oublier l’expérience traumatique et une autre qui désire se souvenir afin d’en symboliser toutes les composantes. Un Secret psychique « sécrète » donc des mimiques et des intonations décalées, des manifestations émotionnelles étranges, des attitudes énigmatiques…

Clint Eastwood en donne quelques exemples dans son film Mystic River[4]. On y voit un homme d’une quarantaine d’années, qui a été victime de sévices sexuels graves à l’âge de douze ans, raconter une histoire à son jeune fils. A un moment, il parle de la fuite du héros de l’histoire à travers la forêt, probablement pour échapper à un agresseur. Mais soudain, le spectateur assiste à un changement des intonations et des mimiques de ce père : il ne raconte plus l’histoire de l’enfant du conte, mais sa propre histoire lorsqu’il n’a dû son salut qu’à pouvoir s’enfuir de la cave où ses ravisseurs pédophiles l’avaient séquestré. C’est cela, les suintements du secret : des mimiques, des intonations ou des gestes brutalement décalés, qui donnent subitement l’impression à l’enfant que son parent n’est plus le même, qu’il est comme habité par un autre… « Au secours, on a changé mon papa ! » pourrait dire ce garçon. Mais il ne le peut pas, parce qu’il ne s’autorise même pas à le penser, et cela le « coupe » bien souvent en deux à son tour. On voit que cela n’a rien à voir avec le fait de cacher à quelqu’un un évènement de sa vie qu’on ne souhaite pas qu’il connaisse ! Ce n’est pas le même mécanisme, et ce ne sont pas les mêmes conséquences sur l’entourage !

Revenons à Lorna. Chez elle, les « suintements » du Secret consistent d’abord en sensations corporelles. N’a-t-elle pas été réduite à n’être qu’un corps pour une transaction ? Un corps vendu deux fois, à son mari belge, puis à un gangster russe ? Rien d’étonnant si c’est par son corps que son malaise s’exprime. Et cela d’autant plus que le silence qui lui pèse le plus n’est peut-être pas celui qu’on croit…

 

  1. La crypte de Lorna

Celui qui est porteur d’une inclusion est toujours habité par le désir d’en symboliser un jour le contenu. Mais lorsque ce contenu n’a été partagé que par une seule personne, cet interlocuteur privilégié en tient la clef. S’il vient à mourir ou à disparaître, tout espoir est perdu de pouvoir un jour symboliser ce qui a été vécu. Le psychanalyste Nicolas Abraham a appelé « crypte » cette forme particulière d’inclusion – ou de Secret psychique – dont on a perdu tout espoir de pouvoir parler un jour du fait de la disparition de son interlocuteur privilégié. Elle menace l’enfant maltraité dont l’agresseur disparaît après lui avoir soutiré la promesse de se taire, la victime d’inceste dont l’abuseur meurt sans qu’aucun mot n’ait été échangé, ou encore l’agresseur dont le dernier complice vient à décéder alors qu’un pacte de silence avait été scellé entre eux.

Parfois, miraculeusement, cet interlocuteur privilégié est retrouvé. C’est ce qui se passe entre le personnage de Sigourney Weaver et son ancien bourreau incarné par Ben Kingsley dans La jeune fille et la mort[5]. Et on comprend qu’elle ne laisse pas passer l’occasion ! Mais la crypte peut aussi concerner une jouissance partagée lorsqu’elle a fait l’objet d’un pacte de secret. C’est ce qui est mis en scène dans le film Le Secret de Brokeback Mountain[6], lorsque l’un des deux anciens amants reste seul avec le secret de leur homosexualité, et aussi le seul à avoir compris que son compagnon a payé ce choix de sa vie.

Nous pouvons maintenant comprendre que Lorna souffre de deux formes d’inclusion d’importance inégale.

La première est liée au secret qu’elle est obligée de garder sur l’assassinat de son mari belge. C’est une inclusion grave car ses anciens complices lui imposent le silence, mais en même temps, ils sont vivants et Lorna peut rêver qu’un jour, elle pourra en parler avec l’un d’entre eux, ou que l’organisateur de ce montage macabre la délivrera de son secret. Espoir fou, bien sûr, mais qui sait ? C’est pourquoi cette inclusion aggravée par l’obligation qui lui est faite de garder le silence ne constitue pas une crypte à proprement parler.

La seconde de ces inclusions psychiques trouve son origine dans les sentiments qu’elle a éprouvée pour son mari toxicomane sans jamais lui en parler. Ce silence découle indirectement de celui qui lui a été imposé par la mafia sur l’arrangement de son mariage et l’assassinat de son mari. Parler de l’un l’obligerait à révéler les autres. Mais il a aussi une autre raison : la culpabilité et la honte de ne pas avoir dit à cet homme – le seul qui lui ait témoigné affection et considération – ce qu’elle éprouvait pour lui.

Aux tentatives de son mari de lui montrer sa tendresse, elle a en effet toujours opposé un refus glacé. Pire encore, elle s’est blessée elle-même pour faire croire qu’il l’avait frappée alors qu’elle l’en savait incapable. Bien sûr, c’était pour lui sauver la vie puisqu’elle espérait ainsi le faire échapper à son assassinat programmé en obtenant un divorce pour coups et blessures. Mais pour lui, c’était forcément la preuve qu’elle voulait le quitter au plus tôt. Elle agissait par affection, mais elle était obligée de lui laisser croire que c’était par haine… tandis que chaque jour qui passait la voyait s’attacher un peu plus à lui. C’est ce Secret-là qui est devenu une crypte lorsque son mari est mort. Une crypte à jamais scellée parce que c’est à lui, et à lui seul, qu’était destinée la confidence qu’elle ne l’avait violenté que pour lui sauver la vie, et, sans doute, qu’elle l’aimait sans oser se l’avouer.

A défaut d’avoir dit ses sentiments à cet homme, elle les dira donc à son substitut, un enfant de lui. Et à défaut d’être enceinte dans la réalité – si elle l’était, la mafia l’obligerait d’ailleurs à avorter -, elle s’inventera cet enfant imaginaire. Il sera l’interlocuteur privilégié de son amour indicible.

Le suintement de la crypte prend donc la forme de ce qu’on appelle un « fantasme de grossesse ». D’un côté, Lorna sait qu’elle n’est pas enceinte, mais d’un autre côté, elle ne peut pas s’empêcher de le croire. D’une certaine façon, ce suintement de son Secret est une forme de commémoration, mais il s’agit d’une commémoration cryptée, qui n‘a de sens que pour elle seule, bien différente d’une commémoration symbolique partagée avec un tiers.

Est-ce une fatalité qu’elle s’y enferme ? Non, bien sûr. Il arrive qu’un thérapeute bien informé de ces situations parvienne à les dénouer. Mais, dans le film des frères Dardenne, Lorna est reconduite en Albanie par la mafia qui veut s’assurer qu’elle ne parlera à personne, la condamnant du coup à un silence définitif. La fin du film nous la montre, seule, errant au milieu d’une forêt et parlant à son bébé imaginaire… Condamnée au silence comme elle l’a été, aurait-elle pu faire autrement ? Oui, dans une telle situation, une autre issue existe, c’est de s’identifier au mort qu’on chérissait. François Truffaut, dans La Chambre verte, met ainsi en scène un deuil impossible dans lequel un vivant consacre sa vie à entretenir un mausolée dédié à un mort. Lorna, elle, choisit un autre chemin. Au lieu de se vouer au tombeau imaginaire de son mari assassiné, elle se transforme en berceau non moins imaginaire d’un enfant vivant…

 

Bibliographie

Abraham N. et Torok M. (1978). L’écorce et le noyau, Paris : Flammarion.

Davoine F. et Gaudillière J.M. (2006). Histoire et trauma, Paris : Stock.

Ferenczi S. (1978). Œuvres complètes, tome 2, Paris : Payot.

Tisseron S. (1985). Tintin chez le psychanalyste, Paris : Aubier.

Tisseron S. (1990). Tintin et les secrets de famille, Paris : Aubier, 1991

Tisseron S. (1996). Secrets de famille, mode d’emploi, Paris : Hachette, 1997.

Tisseron S. (2005). Vérités et mensonges de nos émotions, Paris : Albin Michel.

[1] Le seul pays a ne pas avoir créé une telle commémoration a été l’Allemagne… L’absence de travail de commémoration a favorisé – avec beaucoup d’autres facteurs – la réinstallation de la guerre dans le présent.

[2] qui est une forme de clivage partiel localisé

[3] Tisseron S. (1996). Secrets de famille, mode d’emploi, Paris, Hachette, 1997.

[4] 2003.

[5]. Film de Roman Polanski, sortie du film le 29 mars 1995.

[6] Film de Ang Lee, sortie du film aux Etats-Unis en 2005, en France le 18 janvier 2006.