Serge Tisseron
Le Capital de Costa-Gavras
ou
le désir d’emprise mis à nu
Le film de Costa-Gavras ne pouvait pas tomber mieux. Au moment où un mouvement populaire s’empare de l’Espagne pour remettre en cause les conditions douteuses des crédits immobiliers accordés à de nombreux particuliers, il nous montre que cette indignation est justifiée. Son film nous raconte en effet l’ascension d’un arriviste amoral dans un monde de finances globalisé qui ne l’est pas moins. Il y est bien sûr question d’illégalité, de délit d’initié et de collusion avec la mafia, mais pas seulement. Costas-Gavras veut aller plus loin. La question qu’il pose est celle d’une dérive du système bancaire qui le transforme peu à peu en un nouveau totalitarisme. Alors que la figure du totalitarisme au XX e siècle a été politique et militaire, celle du XXi eme siècle serait financière.
Une organisation de pouvoir
Le film débute par une métaphore. Au moment où il va frapper sa balle de golf, le président de la banque Phénix s’écroule, saisi par une douleur intolérable au bas ventre : il cachait à ses proches un cancer des testicules qu’il percevait comme une atteinte à sa virilité. Costa-Gavras nous invite évidemment à créer un lien entre les testicules, l’organisme financier appelé « la bourse » et le désir d’enrichissement de ses personnages qui semblent n’avoir pas d’autre souci que « remplir leurs bourses ». Le patron de Phenix souffrait d’un cancer des parties génitales qu’il voulait cacher de la même manière que la bourse – autrement dit la finance internationale – est, pour Costa-Gavras, atteinte d’un mal qui la ronge. Et ce mal est à l’image d’un cancer dans lequel certaines cellules semblent se désolidariser du reste de l’organisme et poursuivre pour seul but leur propre croissance, jusqu’à entraîner la mort de leur hôte. Dans Le Capital, le système bancaire international semble en effet promis au même avenir : gonfler des bulles spéculatives jusqu’à entraîner la mort de la société qui l’avait d’abord développé dans le but d’en faire un organe contribuant au bonheur général.
Mais cette métaphore sexuelle et médicale est elle la mieux à même de rendre compte de la passion de dominer décrite dans Le Capital ? Le propre du désir sexuel est qu’il peut connaître des périodes d’assouvissement, même si elles sont brèves. Le désir dont il est question dans ce film n’en connaît aucune. Il s’agit du désir d’emprise.
Un jeune arriviste, Marc Tourneuil, succède à l’ancien président. Il est poussé par les actionnaires à organiser le passage d’un capitalisme traditionnel respectueux des Etats, des clients et des employés, à un capitalisme sauvage, encore appelé par ses collaborateurs « un capitalisme de cow boy ». Alors que le premier s’efforçait de tenir compte des priorités du gouvernement, du bien-être des employés et de celui des usagers, ce nouveau capitalisme ne se préoccupe que des bénéfices des actionnaires. Ainsi est-il légitimé dans le film qu’une entreprise dont les comptes sont bénéficiaires puisse licencier : les actionnaires ne sauraient se contenter d’un rapport des fonds propres à 11%, il leur faut 20%. Ce chiffre n’est pas inventé, c’est en effet celui que réclament les nouveaux actionnaires qui investissent aujourd’hui dans les grands médias français.
Du coup, le système bancaire devient peu à peu une organisation de pouvoir dans laquelle les objets crées par l’homme (comme ici l’argent) ne sont plus mis au service de tous les hommes, mais utilisés à leur seul profit par ceux qui en ont pris le contrôle, jusqu’à finir par oublier l’être humain. Or c’est exactement la logique d’un système totalitaire: lorsque les armes des militaires, censées protéger les citoyens, sont utilisées pour les asservir ; ou lorsque les progrès de l’informatique, censés élargir les libertés de chacun et favoriser la création de liens nouveaux, sont utilisées pour les contrôler. Ici, ce sont des cadres bancaires censés informer les citoyens des conditions de leurs prêts immobiliers qui les ont trompés sciemment, comme en Espagne, puis les ont fait jeter à la rue, pour favoriser l’accroissement du capital des actionnaires.
Les méthodes du totalitarisme politique
L’histoire prend un tour nouveau lorsque son héros, Marc Tourneuil, décide procéder à des licenciements massifs pour satisfaire les actionnaires. Pour y parvenir, il fait solennellement appel à la base, c’est-à-dire à tous les petits employés de la banque, et leur demande comment il leur semblerait possible d’améliorer leurs conditions de travail : il peut s’agir d’améliorations matérielles et techniques, mais aussi de la remise en cause de liens d’autorité jugés trop contraignants ou… franchement sadiques. Marc Tourneuil n’a évidemment pas d’autre objectif que de provoquer le départ des cadres qui pourraient lui être hostiles en prenant prétexte de leur impopularité, mais cet appel le rend évidemment très populaire auprès des travailleurs de base de Phénix. Costa-Gavras ne peut pas s’empêcher de faire un clin d’œil politique : on voit son héros consulter, avant d’aller se coucher, un livre consacré à Mao Tse Toung. Chacun sait que le vieux leader chinois lança le mouvement appelé « Révolution culturelle » au moment où il craignait que le pouvoir lui échappe, et qu’il s’appuya sur les jeunes gardes rouges pour éliminer les membres de la direction du parti qui pouvaient faire obstacle à son autorité absolue.
Marc Tourneuil réussit ses licenciements… et les cours de la bourse s’envolent ! Les actionnaires « coupeurs de têtes » ne veulent évidemment aucun mal à personne. La société dans laquelle ils vivent couvre d’ailleurs leurs actes et les rend légitimes. Ils sont seulement mus par le désir d’efficacité. Il y a quelques années, Costa-Gavras avait d’ailleurs adapté pour le cinéma un roman qui met en scène la même situation, Le Couperet[1]. Il raconte l’histoire d’un cadre de 51 ans victime de licenciement. Sa société, pourtant largement bénéficiaire, a réalisé ce que l’on appelle un « dégraissage ». Ce mot qui évoque l’opération par laquelle on élimine la matière grasse superflue d’un aliment concerne ici des être tout aussi humains que les actionnaires qui désirent réduire les coûts afin de gagner plus d’argent. Burke – c’est le nom du héros – croit d’abord que son chômage sera de courte durée, mais quand ses indemnités de licenciement sont épuisées, il découvre qu’il ne peut plus protéger sa famille. Il ressent alors pour la première fois la honte et la peur viscérale de la marginalisation… jusqu’à ce qu’il lui vienne une idée. Puisque le monde du travail est une jungle dans laquelle règne la violence, il décide d’éliminer chacun de ses concurrents au poste qu’il brigue. Bien sûr, Burke ne prend pas cette décision sans beaucoup d’hésitations, mais cela se fait. Il passe peu à peu d’un état d’esprit empathique à une indifférence émotionnelle complète vis-à-vis de ses collègues : ils ne sont plus que des ennemis à abattre. Et pour y parvenir, il décide de mobiliser toute son énergie afin de les éliminer sans laisser de traces. Il n’y a aucune agressivité dans son attitude, il n’agit que pour sauver sa peau et celle de ses proches, et la preuve en est qu’il ne prend aucun plaisir à cette tâche. Burke entre dans la violence. Une violence sans plaisir, et, pour cette raison, sans culpabilité.
Le désir d’emprise
Freud a construit sa théorie du développement psychique en prenant en compte les formes de désir successives qui s’organisent à partir des diverses zones corporelles privilégiées par l’enfant au cours de son évolution: l’oralité avec le désir de dévorer et de s’incorporer l’objet, l’analité associée à l’accumulation, à l’ordre et à l’entêtement, et enfin le désir phallique associé à l’affirmation de soi et à la possession du pouvoir. Chacun de ces désirs suscitent des interdits et la culpabilité qui lui est associée. Mais le désir d’emprise sur le monde, lui, ne s’accompagne d’aucune culpabilité. Et heureusement, car c’est une source de progrès infinis pour l’être humain. C’est pourquoi il a été proposé de le comprendre en relation avec l’exercice de la motricité et du contrôle sur le monde qu’elle permet. Ce désir est d’abord placé chez l’enfant sous le signe de la confusion entre monde matériel et monde humain. Il désire tout autant contrôler et diriger le monde des objets qui l’entourent que les êtres humains qui font partie de son environnement premier.
Existerait-il alors une « pulsion d’emprise » qui impliquerait diverses formes de manipulation de l’environnement sans pour autant s’accompagner d’une satisfaction libidinale ? Freud a toujours refusé cette idée, mais un autre psychanalyste qui était son contemporain, Hendrick, l’a suggéré. Plus même : il se pourrait bien que ce ne soit pas le plaisir pris par un objet qui incite à développer son emprise sur lui, mais le contraire : c’est le désir de contrôler un objet (ou une personne…) qui inciterait à désirer en jouir, comme une manifestation parmi d’autres du pouvoir qu’on prétend avoir sur lui.
Autrement dit, contrairement à ce qui est communément admis, l’être humain ne désirerait pas fondamentalement contrôler ce qui lui donne du plaisir pour en avoir encore plus. Il désirerait contrôler le monde, et ce désir de contrôle, lorsque celui qui l’éprouve prétend ne lui donner aucune limite, se manifesterait notamment par des tentatives de domination sexuelle. Le harcèlement sexuel relèverait moins de la recherche d’une satisfaction que du désir de prouver à la victime – et de se prouver à soi-même – que le pouvoir qu’on entend exercer sur elle ne reconnaît ni le droit de chacun de disposer de son propre corps, ni les conventions sociales, ni bien sûr la loi. Il serait la manifestation d’un désir d’emprise étendu à toutes les sphères de la vie sociale, y compris la sphère sexuelle, bien plus qu’un désir sexuel proprement dit.
Des consoles de jeu aux traders
Pour Costa-Gavras, les robots financiers, les consoles de jeu et les écrans participent eux aussi de ce nouveau totalitarisme, dans la mesure où ils sont autant d’instruments de pouvoir aux mains de quelques uns.
Commençons par les robots. Une séquence du Capital est consacrée à la démonstration de ceux qui sont capables de réaliser seuls jusqu’à plus de 40% des transactions bancaires, alors que les anciens n’en réalisaient que 10%. Tout est réalisées à des vitesses de l’ordre de la nanoseconde, d’une façon qui permet de vendre et de racheter le même titre en moins d’une seconde, de façon à faire un bénéfice. L’existence de robots capables de réaliser eux-mêmes la quasi totalité des transactions n’est plus très loin, avec l’idée d’un système technologique qui évolue finalement totalement pour son propre compte, sans plus de référence aux objectifs pour lesquels il avait d’abor été créé.
La médiation des écrans est un autre moyen de traiter ses semblables comme de simples objets. Marc Tourneuil, ou son homologue américain, ouvre souvent un écran, entre en relation avec un interlocuteur, lui donne un ordre et coupe aussitôt le contact de façon à ne pas laisser la place à aucune réponse. Les écrans permettent en effet de surprendre son interlocuteur au moment où il est le moins préparé, puis d’interrompre brutalement la communication et de le pousser au désespoir sans autre geste que celui de l’ignorer.
Enfin, lorsque Marc Tourneuil se rend dans sa famille à Noël, c’est pour offrir des consoles de jeux à ses jeunes neveux. Alors qu’à son arrivée, ceux-ci s’amusaient ensemble dans la neige, quelques heures plus tard, il les retrouve tous réunis dans le salon, chacun les yeux rivés à son écran. Ils jouent chacun pour eux. Ils ne sont plus avec personne. Là aussi, les technologies numériques ont donné une nouvelle dimension au désir d’emprise. Costa-Gavras pense-t-il que la pratique de la console de jeu fabrique les traders de demain ? En tous cas, il nous montre que si le joueur veut contrôler le jeu, celui qui contrôle le jeu, lui, pourrait bien contrôler le joueur…
Entre emprise et réciprocité
Pourtant, l’être humain n’est pas mu par le seul désir d’emprise. Dans le film de Costa-Gavras, deux femmes incarnent une autre possibilité : la compagne de Tourneuil d’abord, puis une employée sous ses ordres qu’il tente sans succès de séduire. Les deux s’éloigneront de lui, après avoir échoué à susciter dans son cœur l’empathie et le désir de réciprocité. Car l’homme est autant capable de comportements extrêmes dans le souci de l’autre que dans l’indifférence à lui, et il peut éprouver tout autant le sentiment de faire partie d’un grand organisme dont chaque élément est infiniment précieux, que la conviction que tout commence avec lui, et, parfois même, devrait finir avec lui. Cette bipolarité psychique s’explique par une situation qui est sans équivalent dans les diverses espèces animales: il née prématuré, à la fois sur le plan physique et psychique. Cette situation a pour conséquence que chaque être humain se découvre lui-même et découvre l’autre dans le même mouvement. Cette découverte mutuelle et le plaisir qui l’accompagne est la clé des formes élevées d’empathie, d’entraide et de solidarité dont nous sommes tous capables. Mais en même temps, cette proximité ne va pas sans susciter des angoisses intenses : peur d’être manipulé par l’autre, d’être aliéné par lui dans sa liberté et dans son désir, voire d’être absorbé à l’intérieur de lui et de cesser d’exister pour soi. La proximité intense qui s’établit entre un bébé et son adulte de référence est ainsi la cause de deux mouvements psychiques exactement opposés et complémentaires : un désir de réciprocité et un désir d’emprise. L’existence du second ne saurait nous faire oublier le premier: preuve en est que ceux qui désirent utiliser les technologies numériques pour avoir des relations plus riches et plus nombreuses le peuvent aussi. Ce désir d’emprise se justifie le plus souvent comme une réponse à l’inquiétude d’être soumis à l’emprise de l’autre. D’ailleurs, il apparaît finalement que Marc Tourneuil n’a accompli ses irrégularités et crapuleries que pour empêcher un groupe d’actionnaires de l’évincer, mais cela nous met évidemment bien loin d’une préoccupation des usagers !
Il y a bien longtemps, Georges Clémenceau déclara que la guerre était une chose trop sérieuse pour être laissée à l’initiative des militaires. Quel homme d’état aura-t-il le courage de dire que la guerre que se livrent actuellement les banques est une chose trop importante pour être laissée à l’initiative des actionnaires, surtout quand celles-ci attendent de l’état qu’il les renfloue lorsqu’elles perdent à la bourse?
Bibliographie
Denis P., Emprise et satisfaction, Paris, PUF, 1997.
Hendrick, (1943), The discussion of the « instinct to master », The Psychoanalytic Quarterly, CP, 561-565.
Tisseron S., L’empathie, au cœur du jeu social, 2010, Paris : Albin Michel
[1] Donald Westlake, (1997) Le Couperet, traduit de l’américain par Mona de Pracontal, Collections Rivages-Thriller, 2000. Adapté au cinéma par Costa Gavras. Sortie du film le 02 mars 2005.