Enfermer pour développer

10 juillet 2011Ecrits

L’homme est à la fois enfermé dans l’espace qui l’environne, enfermé dans la durée et la succession des générations et enfermé dans son propre corps. Alors il a inventé l’appareil photographique qui lui permet d’aller et venir dans l’espace et dans le temps. L’instant de cadrer une image et d’appuyer sur le déclic, il s’imagine dans un autre lieu, plus loin, au delà du chemin ou de la mer, déjà ailleurs. Et le temps de regarder une photographie, il s’imagine dans une autre époque ou une autre durée. Faute de pouvoir caresser avec sa main le visage de la passante entrevue ou de fouler avec ses pieds le sol de l’île lointaine, l’homme les photographie. Toute photographie est d’abord un acte de résistance contre les limites imposées par l’espace, le corps et le temps à l’immensité de nos désirs et de nos espoirs. Photographier, c’est toujours lutter contre cet enfermement irrémédiable. Mais c’est aussi souvent, il est vrai, pour celui qui en découvre les images, y être durement confronté. Josef SUDEK, le manchot inconsolable, ne cessait pas de photographier la fenêtre de son atelier. A travers le viseur de son appareil, il s’élançait, essayant de remplacer son bras manquant par un regard tactile. Acte illusoire et toujours à recommencer. Pire encore, le spectateur de ses images n’y voit qu’un monde irrémédiablement inaccessible. Celui qui voulait utiliser la photographie pour lutter contre son propre enfermement ne réussit qu’à nous en communiquer le sentiment. Mais lui, n’a-t-il pas réussi ainsi à s’échapper ?

1 – Fenêtres, miroirs et portes

Le cadre d’un miroir, d’une fenêtre ou d’une porte sont autant de métaphores de l’enfermement. BAILLY-MAîTRE-GRAND, Eric RONDEPIERRE et Mathias HOCH nous y emmènent. Chez le premier, le miroir d’argent piqué et terni par le temps et l’humidité ne donne plus à voir que sa propre logique. Il n’appartient pas à la réalité du monde puisqu’il n’était à l’origine destiné qu’à la refléter. Mais il n’appartient pas non plus à la réalité du reflet puisqu’il ne reflète plus rien. Les miroirs de BAILLY-MAîTRE-GRAND n’enferment pas l’image de tous ceux qui s’y sont un jour regardés. Ils n’enferment même pas celle de celui qui s’y cherche. Ils n’enferment plus que ce que chacun y projette, comme le mur lépreux sur lequel Léonard DE VINCI nous engageait à voir des portraits étranges et des paysages fantastiques. Avec ces miroirs, l’image est vraiment une matière avant d’être un reflet.

Le cadre de la fenêtre, lui, joue un rôle exactement inverse. Il transforme l’espace en chemin. Tout paysage mis dans un cadre de fenêtre invite son spectateur à s’avancer vers l’horizon et le frustre de ne pas y parvenir. Ce que le paysage perd en extension à cause de son cadre, il le gagne en quelque sorte en profondeur. On va plus loin dans un objet quand il est cadré que quand il ne l’est pas. Les Japonais qui ont inventé les jardins faits de points de vue successifs le savent mieux que quiconque. Il faut toute l’astuce de Eric RONDEPIERRE pour que ses fenêtres deviennent des prisons.

Didier PAZERY ajoute à l’enfermement dans l’espace celui de la durée. Le portrait est un fragment de temps cadré. Mais il y a encore une dernière façon d’être enfermé. C’est dans la durée et non plus dans l’espace, précisément dans cette forme de durée qu’est la succession des générations. SARTRE se réjouissait que la mort précoce de son géniteur l’ait fait échapper à l’enfermement dans la forte stature d’un père. « Personne pour m’imposer le poids de sa névrose », allait-il répétant. L’enfermement généalogique, curieusement, est absent de ce Mois de la Photo. Est-ce parce que le photographe tenterait, justement, d’y échapper par la mise en scène de l’espace ?

Mais tous ces enfermements nous seraient sans doute moins sensibles s’il n’y avait le premier de tous, celui que SUDEK nous fait toucher par ses images ouvertes sur le monde comme des regards voilés. Notre corps est une prison, trop étroit pour contenir nos jouissances, mais aussi nos douleurs ou nos colères. Nos maisons ne sont pas à la taille de nos désirs. Le travail d’ORLAN sur son propre corps est connu. Celui de David NEBREDA ne l’est pas encore.

2 – Les prisons de David NEBREDA

David NEBREDA photographie parfois son visage entouré dans le cadre d’un miroir. Depuis quelques années, il tient également à faire apparaître sur ses autoportraits le cadre noir du négatif. D’une certaine façon, ces divers cadres enferment son image. Mais ne sont-ils pas destinés d’abord à limiter plus qu’à enfermer ? Tel est l’un des paradoxes sur lequel nous aiguillent ces photographies. Dans certaines expériences limites, l’être humain n’habite pas plus sa propre image que le prisonnier sa cellule. La douleur qui prime sur tout conduit à lacérer la peau et à ouvrir dans la chair autant de plaies par lesquelles elle puisse s’écouler. Le corps est d’autant plus malmené qu’il appartient à quelqu’un qui craint, en s’y installant, de s’y résigner. Mais en même temps, cette conscience douloureuse n’appelle pas le désir d’un monde sans limites, mais celui d’un espace où élire refuge. Le corps qui n’enferme plus rien est pris en relais par des bocaux appelés à contenir le sang, le sperme et les excréments de son propriétaire non occupant. Et la photographie est utilisée comme moyen à la fois de tenter d’échapper à un corps étranger et d’intégrer un corps familier.

Mais les photographies de David NEBREDA déclenchent aussi d’autres questions – ou, si on préfère, d’autres fantasmes. L’image – toute image – nécessite aujourd’hui que nous nous interrogions sur les conditions de sa fabrication. Celle-ci ne correspond pas seulement à la technique employée comme le choix du cadrage, de la mise au point ou de la sensibilité de la pellicule. Il s’agit de l’ensemble des pratiques qui aboutissent, à partir du réel, à en fabriquer une image. Nous n’aimons pas, en général, poser ces questions. Nous préférons rêver les images comme des matières privilégiées ayant le pouvoir de nous faire accéder aux valeurs immatérielles, autrement dit comme des réalités intermédiaires, à mi-chemin entre le ciel et la terre. La question de la fabrication des images est pourtant essentielle à qui veut commencer à comprendre leurs effets sur lui. Car toute image agit par ce que nous y lisons, mais aussi par ce que nous n’y lisons pas et que son apparence, pourtant, nous fait pressentir.

Nulle part, par exemple, sur ces photographies, n’apparaît un déclencheur à distance. Utiliserait-il un retardateur de déclenchement ? Sur l’une de ses photographies, on voit le photographe ficelé par les poignets aux montants de son lit, la peau soulevée par endroit par un système de poids et de cordes. Comment a-t-il pu prendre cette image ? S’est-il fait aider ? Mais par qui, comment, sur la base de quel contrat, de quel échange, implicite ou explicite ? Poser de telles questions ne veut bien sûr pas dire que ces images ne soient pas les siennes. Mais elles nous permettent de sortir de la question d’un enfermement dans la maladie mentale ou dans le corps pour aborder celle du LIEN. David NEBREDA vit seul avec son père et sa mère. Comment voient-ils les mises en scène de ce corps décharné, lugubre et sanglant qui est celui de leur propre fils ? Règlent-ils parfois un détail que leur fils leur demande d’arranger pour eux ? Vont-ils lui acheter ses lames de rasoir ? Qu’éprouvent-ils à l’accompagner dans son chemin de croix ? Cet environnement proche peut être pour lui un havre de tolérance, un soutien et un réconfort, bref la condition de sa création. Mais nous ne sommes pas seulement enfermés dans un espace, une durée et un corps. Nous pouvons l’être aussi dans les fantasmes d’un autre. Et la famille est pour chacun ce piège privilégié. Le plus difficile à accepter, ce n’est pas la proximité de la création avec la folie et la mort, ni la mise en scène de la scatologie ou du masochisme. Ce n’est pas non plus de s’infliger à soi-même une souffrance physique pour tenter d’échapper à une souffrance psychique ni même de s’infliger une souffrance pour tenter d’atteindre un autre en soi par un effet de dédoublement. Ce qui est le plus difficile à accepter, c’est de s’infliger une souffrance à soi-même pour tenter d’atteindre, par ricochet, un autre dans l’autre inconnu de lui-même. La famille est le lieu privilégié d’un enfermement dans de tels palais des glaces où ce n’est pas l’image d’une identité vue qui est reflétée à l’infini, mais celle d’une identité rêvée par l’autre, parfois à son insu. On sait notamment aujourd’hui avec quelle crudité sauvage la psychose met parfois en scène des hontes ou des secrets liés aux générations précédentes, pour le plus grand soulagement des proches. Poser ces questions n’est pas faire injure à un auteur et encore moins réduire l’intérêt de ses productions.

3 – Enfermer pour développer

Il reste, enfin, à nous confronter à un apparent paradoxe. La photographie semble lutter contre l’enfermement par un autre enfermement, celui qui préside à la fabrication de l’image dans la boîte noire de l’appareil. Cette énigme reçoit pourtant une réponse simple à partir du moment où nous la plaçons dans un cadre plus large. Notre existence quotidienne est partagée entre deux attitudes. L’une consiste à manifester immédiatement tout ce que nous éprouvons, qu’il s’agisse de sentiments, de pensées ou d’émotions. On dit parfois de ceux qui sont ainsi qu’ils ne peuvent rien « garder » pour eux-mêmes, ou encore rien « contenir ». La seconde de ces attitudes consiste, au contraire, à garder enfermé à l’intérieur de soi tout ce qui est pensé et éprouvé avec l’impression de pouvoir le développer plus tard. C’est parfois un trait de caractère. Ceux qui sont toujours ainsi sont dits alors « froids », « indifférents » ou « distants ». Ils paraissent imperméables aux événements qui leur arrivent. Mais cette attitude correspond aussi parfois à l’obligation sociale qui nous est faite, dans certaines circonstances, de ne pas manifester ce que nous éprouvons. Le risque est bien entendu d’oublier ce que nous y avons éprouvé ! La photographie se situe de ce côté, à mi-chemin entre le désir d’enfermer définitivement et celui de préserver pour développer plus tard. L’appareil psychique enferme toujours avec le désir de pouvoir reprendre et développer ensuite. Faire des photographies correspond à la même dynamique. D’ailleurs, dans le langage courant, faire une photographie n’est pas comparé à enfermer dans une prison, mais à libérer quelqu’un de la sienne : « Attention, le petit oiseau va sortir ! »

Enfin, celui qui prend une photographie ne cherche pas seulement à enfermer dans une boîte noire la représentation visuelle qu’il a du monde. Il est pris dans le fantasme d’enfermer à l’intérieur de l’appareil photographique l’ensemble des sensations, des émotions, des saveurs, des odeurs et des couleurs ressenties au moment où il a fait une image. Bien sûr, c’est un fantasme. Mais c’est ce qui pousse la plupart des gens à préférer une image faite par eux à la carte postale pourtant identique qu’ils peuvent acheter ! La première leur donne l’impression de contenir leur expérience du monde. La seconde ne contient que le paysage. C’est pour la même raison que les touristes pressés photographient des lieux qu’ils ont à peine le temps d’apercevoir. Ils ne sont pas bêtes au point de penser « avoir tout vu » parce qu’ils ont fait une photo ! Mais, pris dans le rythme de leur « voyage organisé », ils n’ont pas d’autre possibilité que de « fixer » le plus rapidement ce qu’ils ressentent pour ne pas l’oublier. Prendre des photographies à la hâte devient un moyen – le seul ? – de garder la trace de sensations, d’émotions, de pensées et de fantasmes qu’ils tenteront plus tard, une fois rentrés chez eux, de retrouver à partir de leurs photographies.

En photographie comme dans la vie psychique, « enfermer » et « développer » sont donc absolument complémentaires. Dans les deux cas, l' »enfermement » s’accompagne du désir que les éléments d’expérience enfermés puissent ultérieurement être mis au jour afin d’être assimilés. Et c’est pourquoi c’est moins le fait de considérer la photographie comme une forme « d’enfermement » qui constitue une erreur que la mauvaise compréhension du sens de celui-ci. Oui, la photographie « enferme », mais elle ne le fait qu’avec le désir de pouvoir, plus tard, « développer », c’est-à-dire assimiler l’ensemble des expériences initialement associées à une situation. La photographie n’est pas une façon de redoubler et de « sceller » l’enfermement psychique d’un événement. C’est au contraire une façon de tenter de s’y opposer. Elle n’enferme pas. Elle contient et préserve.

On ne fait pas toujours des photographies comme on embaume et enterre des cadavres. On en fait aussi parfois comme on mettrait des graines en terre, en attente de la floraison à venir, à condition que nous décidions de les arroser…