G. Gatian de Clérambault Psychiatre et photographe

4 août 2011Ecrits

D’un regard l’autre

Passionné de littérature, plein d’admiration pour Vigny qu’il considère comme le plus grand des romantiques, tenté lui-même par l’écriture poétique, Gaëtan Gatian de Clérambault prépare d’abord une carrière artistique. Il suit deux ans les cours de l’Ecole des Arts Décoratifs à Paris et manifeste un réel talent de dessinateur associé à un don d’observation visuelle qu’on retrouvera tout au long de sa brillante carrière clinique. Mais la tradition familiale – les Clérambault sont une famille qui a fourni de nombreux magistrats – ainsi que les incitations de son père le font finalement choisir les études de droit. Pour peu de temps il est vrai, puisque, dès sa licence terminée, Clérambault, contre l’avis de son père, décide de faire sa médecine. Externe des hôpitaux de Paris, il s’oriente vers la psychiatrie. En 1905, il est nommé médecin-adjoint de l’Infirmerie Spéciale. Puis médecin-chef en 1920. C’est de la rencontre entre cette institution particulière et la personnalité tout aussi particulière de Clérambault que se construira son approche, et sa légende. Une légende à laquelle son suicide viendra ajouter la note de scandale propre à enflammer les imaginations, en effet, le 17 novembre 1934, devenu presque aveugle à la suite d’une cataracte, le docteur de Clérambault se suicidera en se tirant une balle dans la bouche… après s’être placé face à son miroir.

De l’étudiant en arts au médecin-chef du dépôt

L’Infirmerie Spéciale de la Préfecture de Police est située près de la Conciergerie. C’est un lieu réservé aux sujets suspects d’aliénation mentale. En effet, jusqu’en 1871, les aliénés étaient conduits au « Dépôt » où ils s’entassaient, pêle-mêle, avec les criminels, les vagabonds et les prostituées. A partir de 1872, Dépôt et Infirmerie Spéciale sont dissociés, administrativement et médicalement… même s’ils continueront pendant longtemps à coexister dans le même lieu, séparés par une simple porte. Au moment où Clérambault prend ses activités, l’Infirmerie Spéciale est peu spacieuse et ne comporte que onze cellules d’hommes et sept de femmes. Mais le passage annuel concerne deux mille malades environ, ce qui veut dire qu’elle est d’abord un lieu de décisions rapides. Chaque jour, Clérambault y décide de l’internement des malades qu’il examine, ou bien de leur passage en service psychiatrique libre, de leur transfert dans un service d’agités en hôpital général, ou encore de leur sortie. Ces hommes et ces femmes qui constituent ainsi sa « clientèle » viennent pour la plupart des commissariats de police, les autres sont envoyés par les prisons et posent souvent le problème d’une simulation. C’est leur destin que règle les « certificats de placements », textes rapides où sont décrits en quelques lignes les symptômes du malade, les risques éventuels que celui-ci fait courir à lui-même ou à son entourage, et où est décidée son orientation.

Clérambault arrive donc à l’Infirmerie Spéciale, chaque jour, vers quatorze heures. Il passe tout l’après-midi en consultations successives ou avec un seul malade selon les cas. C’est là que s’élaborera son œuvre psychiatrique, 141 articles scientifiques et communications et plus de 13 000 certificats médico-légaux. Et c’est là aussi que se construira son image, celle d’un artiste de la manipulation capable de faire surgir l’imprévisible et le pittoresque du symptôme avec un mot, un geste, parfois un dessin… Léon Michaux qui a été son élève écrit : « Il ne consent pas à ce que ses malades aient été vus par un interne avant son premier abord, il « les veut vierges ». Il guette leur entrée dans la salle de consultations. Il saisit comme au vol telles attitudes, comme telles affectations. « Recherche de la distinction », articule-t-il à mi-voix devant une démarche compassée, des propos choisis et minaudés. » D’autre fois, il cède à la tentation de manifester son érudition face à un malade originaire des Colonies et vêtu de façon traditionnelle. Alors « démontrant le passage de la chlamyde à la toge, puis au burnous des Arabes, il évoque les lois du drapé ». Enfin, il n’hésite jamais à recourir à la provocation pour faire surgir le symptôme : « Se heurte-t-il, ainsi qu’il est fréquent, à une réserve hautaine et guindée, il fait appel à la familiarité, voire à l’argot – la langue verte n’échappe pas à son polyglottisme – et interpelle le malade : « Voyons, crapette… Pardon, madame et chère crapette », et il est rare qu’il ne suscite pas le sourire et que le contact ne s’établisse pas. Je le vois encore devant un maniaque, client récidiviste de l’Infirmerie. Celui-ci sait qu’on attend ses bavardages et il se retranche, facétieusement dans le mutacisme. Clérambault feint de l’ignorer, il taille interminablement son crayon, tout en épiant d’un coup d’œil le malade auquel coûte son silence. Mais l’explosion verbale ne vient pas. Alors, d’un air distrait, Clérambault esquisse la caricature du malade. Celui-ci n’y tient plus, il se saisit du dessin et interpelle son vis-à-vis : « Clérambault, tu n’es pas sérieux », le flot verbal déferle interminablement »[[Léon Michaux, G.G. de Clérambault et l’Infirmerie Spéciale in Confrontations psychiatriques, n°11 , 1973, pp 41-54.

]]. En effet, ce qui semble intéresser l’aliéniste Clérambault, ce ne sont ni les déficits, ni les ralentissements, mais les accélérations, les envahissements, les « explosions » de toutes sortes. Et s’il nous convie dans son œuvre psychiatrique à un catalogue raisonné, c’est celui des intolérables débordements de l’être, les crises de l’épileptique, les hallucinations de l’intoxiqué ou du psychotique assiégé d’images (aucun médicament n’existait alors pour endiguer leur flot), les accès de jouissance de la femme passionnée d’étoffes dont le plaisir bouleverse le corps autant que les conventions, ses propres troubles de la vision enfin, qui le font basculer vers un début de folie, puis vers son suicide. Ne nous étonnons pas alors d’être introduits par cette œuvre dans un monde à la fois troublant et fascinant. Troublant, car cet homme interroge ses patients sur leur intimité d’une manière qui révèle la proximité qu’il entretient avec eux alors qu’il reste manifestement insensible à leur souffrance. Fascinant, car il produit à partir de ces expériences disparates une théorie qui est censée les contenir toutes, une théorie qui, même si elle ne convainc pas, nous séduit par l’intrication d’une rationalité aiguë et d’un sens inépuisable de l’image.

Le chatoiement des images

On l’a souvent remarqué du vivant même de Clérambault. S’il s’emploie, comme Freud à la même époque, à structurer par le langage des observations qui n’entraient jusque-là dans aucun système de référence connu, les démarches des deux hommes sont en tous points différentes. A l’opposé du fondateur de la psychanalyse, ce n’est pas le sens des symptômes qui intéresse l’aliéniste, mais le caractère unique qui donne à chaque affection sa spécificité. Ce qui n’a par contre jamais été souligné, c’est que tous deux partent des images. Mais alors que Freud écrit sa première grande œuvre à partir des images du rêve, Clérambault s’intéresse à celles de ce demi-sommeil que sont les hallucinations. Surtout, alors que Freud s’emploie très vite à saisir derrière les images et leur succession la transcription visuelle de mots et des chaînes d’énoncés, jusqu’à sa formule célèbre engageant à déchiffrer le rêve « comme un rébus »[[Sigmund Freud, L’interprétation des rêves , PUF, Paris, 1926, p 242.

]], l’image chez Clérambault n’est pas seulement la matière première de son investigation. Elle reste la réalité vertigineuse à laquelle il rend un culte ébloui, comme dans ses Souvenirs d’un médecin opéré de la cataracte [[Souvenirs d’un médecin opéré de la cataracte, in Œuvre psychiatrique , PUF, Paris, 1942. Rééd. Frénésie, Paris, 1987.

]]. Et lorsque ces images lui sont fournies par l’activité délirante de ses patients, comme dans ses célèbres descriptions des hallucinations chloraliques ou éthyliques, il s’emploie toujours à nous en restituer le chatoiement avant de nous convier à leur élaboration. Comme si le passage du sensible à l’intelligible – qui s’appuie chez Freud sur les structures du langage – nécessitait au contraire chez lui un véritable bain d’images. Un bain auquel il convie à leur tour ses spectateurs. Car à la différence de Freud élaborant sa théorie dans la solitude de son auto-analyse, Clérambault, lui, a besoin de spectateurs, et de théâtre.

A vrai dire, avec Clérambault, l’art du psychiatre tient de la tauromachie. Une tauromachie où les banderilles seraient remarquablement « personnalisées ». Nous l’avons vu, ses présentations de malades s’imposent comme autant de façons d’aiguillonner un symptôme, d’attiser un délire, d’irriter une défense pour mieux la révéler, il réveille le délire silencieux d’un maniaque en « croquant » son visage d’un coup de crayon rapide, il met en confiance une couturière en parlant avec elle des volants de sa robe ou de la qualité de ses ourlets, il utilise la familiarité, voire l’argot, etc. Mais reconnaissons qu’il a su également mieux que tout autre définir sans faux-fuyant la qualité particulière de ce talent ! « De tels malades ne doivent pas être questionnés, mais manœuvrés, et pour les manœuvrer, il n’y a qu’un seul moyen, les émouvoir »[[ Œuvre Psychiatrique , op. cit., p 369.

]]. Ou bien : « Grâce à un mode d’enquête systématique, le médecin organisera un scénario où le deuxième rôle sera inconsciemment passif, et dont toutes les phases seront prévues »[[ Bull. Soc. Clin. De Méd. Ment ., Décembre 1920, p 245.

]]. Ou encore, « Ne faites pas rater sa sortie à un malade en la précipitant »[[Léon Michaux, op. cit ., p 46.

]], etc.

Au roman que Freud disait découvrir derrière les récits de ses patientes, Clérambault préfère donc le théâtre d’une relation dont il soit totalement le metteur en scène, autrement dit le maître. Au moins a-t-il ainsi l’honnêteté de reconnaître qu’une « présentation de malade » constitue toujours un numéro de séduction de la part du médecin qui s’y livre. D’ailleurs, si les femmes hystériques, si facilement qualifiées de séductrices, ont toujours constitué la clientèle privilégiée de ces présentations, c’est sans doute pour tenter de faire oublier au public qui y assiste qui es son véritable séducteur…

Quant à la portée des descriptions de Clérambault pour soulager la souffrance psychique, elle est nulle. Cela n’a d’ailleurs jamais été son souci, préoccupé qu’il était de comprendre et non de soigner. Il est d’ailleurs significatif que le laboratoire de ses découvertes ait été l’Infirmerie Spéciale, c’est-à-dire un lieu qui n’était pas de soin, mais de diagnostic, en particulier par la mise en évidence d’une éventuelle simulation. L’absence de sens du symptôme, voilà ce dont Clérambault n’a cessé de vouloir convaincre. Aucune vérité du sujet ne serait cachée dans ses plis. Tout au plus s’y révélerait-il, par quelque détail, le chemin des goûts et des préoccupations du délirant, un peu à la façon dont un vêtement rigoureusement standardisé trahit par ses déformations les particularités d’anatomie et de posture de celui qui le porte. Et c’est à la recherche de ces « patrons » hypothétiques que Clérambault questionne, trompe et manipule, peut-être un peu comme l’une de ses patientes disait « déchirer la soie pour mieux la connaître »… Mais qu’en a-t-il été de ses découvertes ?

« Déchirer la soie pour mieux la connaître… »

Ses travaux sur les délires passionnels ont été très vite intégrés dans la psychiatrie française et même internationale. Sa définition de l’automatisme mental, bien que saluée comme essentielle, n’a pas eu – encore ? – de postérité. Ses certificats de placement, qui sont devenus pour plusieurs générations de psychiatres un modèle du genre, ont malheureusement été plus souvent imités pour le pire (leur brièveté ostentatoire) que pour le meilleur (la précision de leur observation). Enfin l’évolution de la forme romanesque donne aujourd’hui à certaines de ses descriptions cliniques un relief littéraire inattendu[[Cf. Serge Tisseron, La ligne et l’attrait in De Freminville B., Papetti Y., Valier F., Tisseron S., La passion des étoffes chez un neuro-psychiatre , Solin, Paris, 1990.

]], en particulier dans son dernier texte sur ses propres troubles de la vision, somptueux « in memoriam », véritable tombeau littéraire d’un écrivain qui avait fait le choix de la psychiatrie. C’est peut-être là finalement que se situe la force du style de Clérambault, dans un travail sur le sens qui valorise aussi l’image, et dans une écriture qui reflète son sujet et la séduction qu’il produit autant qu’elle tente de l’analyser, une écriture sensorielle plus encore que sensuelle dans laquelle Clérambault ne pouvait justement pas être suivi… tout au moins dans le seul domaine où ses recherches étaient lues, celui de la psychiatrie. Comme Jean Delay, autre grand psychiatre, et aussi écrivain, Clérambault aurait peut-être pu écrire, « D’un côté la folle exaltation qui me rend heureux, m’enivre mais m’enlève le calme, la pondération nécessaire au travail médical. De l’autre l’affaissement complet, l’inertie dont je souffre jusqu’à ce que je sois parvenu à recréer l’exaltation. Etrange dilemme. Il n’est qu’une solution – je la connais- le travail acharné, passionné. Tu le sais, tu ne peux travailler qu’avec passion ! ». Ou même : « Ma vraie vie : littérature ; mon métier : psychiatre »[[Jean Delay, Journal, 14 mai 1931.

]]. Mais chez Clérambault, c’est au sein même de l’œuvre scientifique que la préoccupation littéraire affirme sa place. C’est par cet équilibre subtil que cette œuvre tranchait sur le discours psychiatrique de son temps.

Et telle fut sans doute, pour une part, l’origine de la fascination mêlée d’ambivalence que Clérambault provoqua chez nombre de ses collègues. Pourtant cette originalité qui le caractérise ne doit pas nous faire oublier une autre particularité de son œuvre. Une particularité qu’il partage, celle-là, avec nombre de ses prédécesseurs contemporains et successeurs. Les plus belles observations de Clérambault – celles qui ont trait à l’érotomanie et aux passions d’étoffe – sont recueillies à partir de témoignages féminins. Comme dans tant d’autres aventures de l’esprit, des femmes se tiennent ici sur le trajet du créateur masculin. Appuyés sur elles, Charcot a découvert la suggestion[[Cf. Georges Didi Uberman, L’invention de l’hystérie , Macula, Paris, 1982.

]], Freud la psychanalyse[[Sigmund Freud et Joseph Breuer, Etudes sur l’hystérie , PUF, Paris, 1956.

]], et Lacan sa théorie de la psychose[[Jacques Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité , Le Seuil, Paris, 1977.

]]. Or comment ces femmes conduites à l’Infirmerie Spéciale auraient-elles eu le courage de parler, quand tout le monde autour d’elles se taisait, sinon dans la complicité extrême que Clérambault savait soudain établir avec elles, jusqu’à leur propre découverte de ce qu’elles avaient de plus secret, qu’elles n’auraient jamais cru que soient utilisables, ces lambeaux d’expériences étranges, ces morceaux de désir à ne pas savoir où les coudre ? Mais en même temps, comment l’aliéniste aurait-il pu établir cette complicité s’il n’avait pas été lui-même partie prenante de ce questionnement, quoique d’une façon certainement trop brûlante pour ne pas être tenue à l’écart de sa propre conscience ? L’homme qui a écrit « Le contact de l’étoffe avec une surface cutanée quelconque, avec frôlement et sans froissement, suffit à produire un orgasme[[Œuvre Psychiatrique, op. cit ., p 700.

]], n’était pas loin de pouvoir aborder, à travers la question du désir, la possibilité d’une jouissance diffuse, tant chez l’homme que chez la femme, une jouissance dont certains états extrêmes, éventuellement qualifiés de « mystiques » ou de « pathologiques », exaltent la vérité scintillante[[Cf. Serge Tisseron, Entre peau et mots, in Yolande Papetti-Tisseron et Serge Tisseron, L’érotisme du toucher des étoffes, Séguier, Paris, 1987.

]].

Le « seul maître » de Lacan

Une telle œuvre, tissée à partir du regard et de la jouissance et excédant de toutes parts la nosographie qu’elle prenait pour prétexte, ne pouvait qu’avoir une postérité ambigüe. Momifiée par la psychiatrie traditionnelle à laquelle il donnait des lettres de noblesse inespérées, le « vieux paranoïaque », comme il aimait à se nommer lui-même, a heureusement eu droit aux hommages d’une personnalité aussi peu commune que lui. Jacques Lacan, par l’une de ces petites phrases énigmatiques dont il avait coutume, a en effet reconnu en l’aliéniste son « seul maître »… A vrai dire, entre les deux hommes, la continuité est frappante, tous deux ont fait de leurs présentations de malades autant de leçons cliniques inoubliables pour leurs participants, et tous deux ont su fasciner leurs auditoires par leur large culture, leur sens de l’à-propos… et du coq-à-l’âne comme élégant raccourci sur le chemin de la démonstration. Mais entre eux, la continuité n’est pas que de style. Nous l’avons dit, Clérambault manifeste une vive opposition à toute tentative d’explication psychologique des troubles mentaux. Pour lui, la conscience morale porte en elle-même un noyau automatique. Et c’est ce noyau qui produit des symptômes sous l’effet de certaines circonstances sans que ceux-ci ne révèlent rien d’autre que sa logique neutre et abstraite. Pour bien saisir l’importance de cette position par rapport à la psychanalyse à la même époque, il faut se rappeler que les malades auxquels Clérambault avait affaire n’avaient rien de commun avec ceux de Freud. Alors que celui-ci consacrait son activité clinique à des clients « névrosés » et décrivait à partir d’eux l’essentiel des mécanismes psychiques, Clérambault, nous l’avons vu, était en contact avec des malades hallucinés, délirants ou toxicomanes. Et sa théorie de l’automatisme mental, en affirmant que les symptômes n’ont pas de sens, indiquait la nécessité d’une compréhension de la psychose différente de la névrose.

Or c’est cette voie que Jacques Lacan fit sienne en refusant de voir partout du « refoulement » comme le faisaient certains psychanalystes de son époque. Pour Lacan en effet, le refoulement, décrit par Freud à partir de l’observation des malades névrotiques, doit être réservé à la compréhension des mécanismes psychiques névrotiques. Et il convient de chercher dans l’œuvre du fondateur de la psychanalyse la description d’autres mécanismes qui, sans être aussi abondamment argumentés, relèvent spécifiquement du fonctionnement psychotique de la personnalité. En s’intéressant plus tard aux règles de la linguistique et à leurs rapports avec la clinique, on peut même dire que Lacan est d’une certaine manière resté fidèle à Clérambault. Il a en effet montré comment certains symptômes psychotiques peuvent être produits à partir de déformations linguistiques sans aucun rapport avec la psychologie propre du sujet, tout à fait comme ils l’étaient, dans la théorie de Clérambault, par la seule logique de l’automatisme mental[[Cf. Marcel Czermak, Lacan, psychiatre et élève de Clérambault, in Gaëtan Gatian de Clérambault, psychiatre et photographe , Petit Journal, Centre Georges Pompidou, BPI, 21 Février – 14 Mai 1990.

]].

Enfin, une dernière caractéristique rapproche les deux hommes, l’intérêt porté au regard. Cet intérêt trouve bien entendu sa place dans l’approche clinique de Clérambault, en particulier celle des hallucinations[[Cf. Serge Tisseron, La ligne et l’attrait, in La passion des étoffes chez un neuro-psychiatre , op. cit.

]]. Mais il trouve aussi une autre expression, voilée celle-là, dans son œuvre visuelle. Car ce jouisseur d’images – qui porte d’ailleurs dans ses recommandations au poste de médecin-adjoint à l’Infirmerie Spéciale celle d’un artiste peintre alors en vogue – nous a laissé, parallèlement à son œuvre psychiatrique, une œuvre photographique.

La passion du drapé

Clérambault découvre le Maroc en 1915, à l’occasion d’une affectation militaire. Il a alors 43 ans. Cette rencontre devient rapidement passionnée. Clérambault, confronté en pleine mutation technologique de l’Occident à la civilisation traditionnelle marocaine, rend à celle-ci un triple hommage. Il apprend l’arabe. Il se fait sculpter un monument funéraire conforme à la tradition islamique. Enfin, il entreprend de fixer par la photographie les manifestations du plus éphémère de ses arts, celui de sa tradition vestimentaire. Alors que plusieurs expositions d’art musulman avaient eu lieu à Paris – en 1893, 1894 et 1903 -, donnant à découvrir l’architecture et l’orfèvrerie marocaine[[C’est également l’époque où Pierre Loti publie Au Maroc .

]], seules les étoffes semblent intéresser Clérambault. Les silhouettes fantomatiques que fixe sa pellicule sont suspendues dans l’immobilité des postures quotidiennes, telles que prendre de l’eau, porter une jarre, s’appuyer contre un montant de porte, attendre… Parfois Clérambault semble ne pas s’être contenté de fixer les mouvements des étoffes animées par les gestes quotidiens, mais avoir imaginé pour ses modèles des positions totalement artificielles : bras en haut, en bas, à droite, à gauche, la tête du même côté, puis du côté opposé, etc. En fait une observation attentive permet de distinguer deux catégories parmi ces images. Certaines sont prises en extérieur, lors de rassemblements le plus souvent. Ce sont des clichés que l’on peut qualifier d’ethnographiques dans le sens où ils nous informent sur l’apparence du vêtement marocain dans diverses circonstances de la vie courante. Ce sont en général des photographies de petite taille que Clérambault n’a pas agrandies. Au contraire, les plus nombreuses sont des poses prises dans une pièce – l’appartement de Clérambault au Maroc ? – parfois sur un balcon ou dans l’embrasure d’une porte. Ces photographies portent le plus souvent un numéro, et Clérambault les a très souvent organisées en séries en les montant entre deux glissières horizontales de telle façon que seul soit visible l’enchaînement des postures. On ne peut d’ailleurs qu’être frappé de l’importance de ces séries par rapport à la place qu’elles prennent dans son œuvre psychiatrique, en particulier dans son travail sur les hallucinations[[Serge Tisseron, La ligne et l’attrait, in La passion des étoffes chez un neuro-psychiatre , op. cit.

]]. Quelques-unes de ces successions paraissent correspondre aux différentes étapes nécessaires à la constitution d’un vêtement à partir d’une pièce d’étoffe, les autres semblent avoir été imaginées par Clérambault pour nous convaincre du caractère pratique du vêtement ainsi constitué, et peut-être de son caractère esthétique en toutes circonstances… Ce sont ces poses qu’un premier regard avait pu prendre pour des mouvements arbitraires.

Pourtant, ce ne sont pas les successions chronophotographiques de Marey que ces ensembles évoquent le plus souvent, mais plutôt les rapprochements dont Galton attendait, à la même époque, le surgissement d’une référence universelle. D’un cliché à l’autre, les variations sont souvent infinitésimales. A la manière de Charcot, de Lambroso ou de Bourneville quelques dizaines d’années plus tôt, Clérambault constitue des séries photographiques où se succèdent les images presque semblables d’une identité toujours en mouvement. Mais, à la différence de ces auteurs, il ne s’agit pas pour lui de piéger la psychologie à travers les variations de postures ou de mimiques, ou les curiosités de l’anatomie. Seule l’étoffe l’intéresse. Plus encore. Au fil de ces successions, ce n’est bientôt plus la façon dont le drapé accompagne le corps qui s’impose, mais la cinétique propre du vêtement, son relief personnel, sa façon de se tenir droit ou au contraire de s’affaisser, en un mot son modelé. Clérambault renouerait-il ici avec quelques-unes des préoccupations qui l’avaient fait, en 1908, prêter une oreille attentive aux confidences des femmes amoureuses des étoffes ? Et son œuvre clinique sur la passion érotique des étoffes ne serait-elle pas la meilleure introduction à ces photographies ?

L’étoffe comme partenaire cutané

Tout comme les plus belles pages cliniques de Clérambault sont consacrées à des femmes – les « passionnées d’étoffes » -, ses photographies les plus étonnantes le sont aussi. Et puisque Clérambault a choisi les femmes qui constituent ses quatre observations principales – tout comme il a choisi, et sans doute payé, la plupart de celles qui ont accepté de poser pour lui -, c’est à ces observations qu’il nous faut revenir[[G.G. de Clérambault , Œuvre Psychiatrique , op. cit., pp 686 et suivantes.

]]. Et tout d’abord en rappelant leur originalité historique. Les passions d’étoffes décrites par Clérambault sont en effet inséparables du développement des grands magasins qui marque la fin du XIXè siècle et dont Zola a fait le théâtre de son roman Au bonheur des Dames . Cet auteur y décrit la « folie » qui prenait certaines femmes à pouvoir toucher des étoffes jusque-là inaccessibles, voire inconnues d’elles, et les tentations de vol qui en résultaient. Pourtant, chez Zola, le désir de toucher n’est pas l’essentiel, et les femmes qu’il nous décrit sont toujours impliquées par leurs achats et leurs vols dans un rapport de compétition avec les autres femmes. Une compétition dont le terme ultime est la possession réelle ou imaginaire, du « grand patron » du magasin. C’est-à-dire que pour l’écrivain, le rapport que la femme entretient avec l’étoffe est placé sous le regard d’une figure masculine forte et désirée, une figure qu’on serait tenté d’appeler aujourd’hui « œdipienne ». Or tout autre est la voie sur laquelle nous entraînent les confidences recueillies par Clérambault.

Au rêve zolien d’un homme idéalisé et aimé en secret, Clérambault oppose des témoignages où le mâle n’a pas de place, père absent, amant maladroit ou brutal, mari incompréhensif, autant de figures au mieux indifférentes au pire méprisées. Pour ces femmes qu’il interroge, l’étoffe est posée sans ambiguïté comme l’objet exclusif de leur désir. Plus encore, leur relation avec l’étoffe prend la forme d’une passion et d’un orgasme, c’est-à-dire d’un rapport amoureux complet aux antipodes de la mythologie constituant le regard en agent du coup de foudre. Une véritable passion subversive, donc, et qui mène tout naturellement ces femmes à l’Infirmerie Spéciale de la Préfecture de Police. Car ce qu’elles cherchent dans l’étoffe, et qui est, comme le note Clérambault, en règle générale absent du fétichisme masculin, c’est sa qualité de « partenaire cutané ». Pour ces femmes, l’étoffe ne rend pas l’homme désirable, elle le remplace. Et cette étoffe n’est pas un partenaire passif, elle caresse à son tour la peau qui s’y frotte, elle « crisse », elle « crie ». Ne dit-on pas du tissu qu’on déchire qu’il exprime des cris de souffrance ? Ici, ce sont des gloussements de plaisir. Ainsi, dans une réciprocité que ces femmes semblent avoir attendue en vain dans leur vie amoureuse, l’étoffe reçoit et rend la caresse, oppose les résistances de son propre caractère aux manipulations qui lui sont imposées, son « soyeux » ou sa « raideur ». Elle fait entendre son « frou-frou » ou son « cri-cri », qui à son tour fait jouir. Et pour finir ces femmes se déclarent « prises par l’étoffe » alors que ce sont elles qui la souillent.

Mais ces mots qui renvoient à l’étreinte amoureuse sont-ils de mise ici ? Que savons-nous d’autre de ces femmes qui nous permettent de mieux les comprendre ? La première d’entre-elles, surprise en pleine jouissance des coupons qu’elle fourre sous ses jupes, est décrite comme « triste » et « parlant peu ». De la seconde, les psychiatres qui l’ont examinée après les vols mentionnent « dépression, vol de soie », puis « dépression, la soie l’électrise », et enfin « mélancolie avec tendance au suicide ». Après un autre vol, la même patiente « tombe dans un délire mélancolique ». Quant à la troisième patiente, elle décrit elle-même son humeur au moment de la survenue du désir d’étoffes dans des termes qui ne sont pas sans évoquer une inversion maniaque. « C’est en novembre, dit-elle, que cette passion me prend, je me sens alors toute déprimée. Peu de temps après, je deviens toute autre, excitée et insupportable, je fais des niches, des insolences ». De la quatrième patiente enfin, ses père et mère se sont suicidés, et son frère est décrit comme « très exalté ». Ainsi, la recherche impulsive de l’étoffe coïncide-t-elle pour chacune de ces femmes avec de graves moments de dépression. Mais à quelle absence cette recherche vient-elle tenter de suppléer ? Bien que Clérambault soit peu bavard sur l’activité fantasmatique de ces femmes, tentons de rassembler le peu d’informations qu’il nous donne, la première de ses patientes a des rêveries homosexuelles, nous dit-il. Des rêveries qui concernent une fille dont elle-même, la malade, pourrait être la mère, et qui présente son propre âge au moment où sa mère à elle l’a mariée. La seconde de ses patientes se dit excitée au plus haut point par le vol d’une robe de petite fille. Quant à la troisième, elle confie avoir « l’esprit hanté par des images, surtout féminines, qui la ravissent d’un amour presque idéal », et « avoue une véritable adoration pour une religieuse de l’asile Sainte-Anne ». Ainsi dans les scénarios qu’elles décrivent, ces femmes occupent soit la place d’une mère pour sa fille, soit celle d’une petite fille confiée à l’affection d’une mère idéalisée. Et leurs rêveries nous mettent sur la voie d’une nostalgie d’une première relation tendre où seraient oubliées les carences et les violences d’une génitrice décrite régulièrement comme alcoolique, brutale et rejetante.

Le plaisir du rapprochement avec l’étoffe, nous disent encore ces femmes, a le plus souvent été découvert par elles de manière fortuite, dans leur petite enfance, à l’occasion d’un balancement auto-érotique ou bien d’un jeu de maman avec sa poupée. C’est-à-dire justement dans des moments où l’enfant, confronté à l’absence de sa mère, découvre l’autonomie de son corps à travers des jeux et des stimulations corporelles qu’il se donne à lui-même. Ainsi, ces femmes marquées dès leur petite enfance par des carences autant que par des abus de toutes sortes pourraient bien tenter de s’assurer par l’étoffe d’une présence caressante et enveloppante qui leur a fait cruellement défaut.

Or que fait Clérambault photographe ? Il nous confronte lui aussi, par l’artifice de la chimie photographique, « à l’expérience d’une présence tactile ».

Des vêtements doués d’une présence

L’étoffe elle-même peut être un corps et « son contact est bien supérieur à sa vue », voilà ce que chacune de ces femmes a dit à Clérambault, et voilà ce que nous disent à leur tour ses photographies. Devant son objectif, les tissus cessent d’être des vêtements pour s’animer d’une vie propre. Les corps s’absentent pour révéler la seule anatomie des étoffes : taffetas, tarlatane, singalette ou mousseline dont les caractéristiques lui avaient été rendues familières par les confidences recueillies quelques années plus tôt. Alors qu’au même moment, la mode occidentale est à l’étoffe qui voile et révèle le corps en même temps, Clérambault fixe des images qui attestent que l’étoffe peut appartenir au corps lui-même, qu’elle peut être non plus un vêtement, mais une peau, littéralement un tissu cutané. Tantôt c’est une peau assez grande pour deux, une peau où le bébé, comme le décrit Clérambault dans un article, peut trouver sa place. Tantôt au contraire, cette peau devient barrière, cuticule ou carapace, d’où des doigts dépassent comme des antennes. D’autres fois enfin, les enveloppes se gonflent de formes grotesques et révèlent une anatomie d’ectoplasmes impossibles. Clérambault fixe sur ses photographies les boursouflures délirantes de l’étoffe comme il saura, à d’autres moments, trouver des images pour dire les excroissances envahissantes du délire ; des images qu’il empruntera justement à l’étoffe et à ses plis, comme dans sa célèbre description de l’activité mentale du paranoïaque. Ainsi ce ne sont pas des corps drapés que Clérambault photographie, mais « des étoffes douées d’une présence ». A tel point qu’on se demande : étaient-ce uniquement les drapés qui intéressaient Clérambault quand il photographiait ses modèles, puis quand il se livrait aux montages séquentiels que j’ai évoqués plus haut ? Si tel était le cas, pourquoi aurait-il renoncé à utiliser ces photographies pour ses démonstrations sur le drapé méditerranéen à l’Ecole des Beaux-Arts et à la Société d’Ethnographie ? D’autant plus que la photographie était alors considérée comme relevant d’une technique d’observation objective idéale, et que Clérambault acceptait au même moment de s’exposer à la suspicion de fétichisme en drapant publiquement de petites figurines de bois. Mais pour bénéficier des avantages didactiques de ces images, il aurait dû accepter de les donner pour de purs témoignages de la réalité. Qu’il n’ait pu se résoudre à le faire pourrait bien être le signe qu’elles recélaient pour lui d’autres questions, et peut-être d’autres doutes…

Ces figures masquées, bien sûr, nous renvoient aujourd’hui à la certitude historique d’un passé objectif, les hommes et les femmes marocains, en 1915, à Fès, étaient bien vêtus ainsi. Mais d’où leur vient cette façon de s’imposer comme à la fois tellement étrangères et tellement familières ? Qu’accrochent-elles en nous qui leur donne ce caractère de réminiscence troublée, presque de souvenir indatable ? Les séries de Clérambault, nous l’avons dit, juxtaposent d’imperceptibles variations dans l’alignement de poses presque identiques. De l’un à l’autre de ces clichés quelques ondulations s’effacent, d’autres apparaissent. Sans que l’on puisse désigner le lieu précis de ce changement, l’expression du corps drapé change. Il se fait plus doux, plus menaçant, parfois simplement plus pensif.

Mais n’est-ce pas justement le privilège d’un visage que de pouvoir nous donner, au fil des variations imperceptibles de ses traits, l’image d’une succession de sentiments ? Ici le visage, lorsqu’il est caché, semble déléguer aux mouvances de l’étoffe le soin de dire, dans son grain et ses plis, ce que la peau et les rides ne disent plus. L’ensemble s’organise sous nos yeux comme une espèce de catalogue des mimiques du drapé, presque un abécédaire de son langage, alphabet tissulaire des passions comme il en existe un alphabet musculaire. Pourtant, dans ces visages d’étoffe, il arrive qu’une place soit manquante. Certaines de ces « poupées de chiffon » n’ont pas d’yeux. Ce qui ne veut pas dire qu’elles n’aient pas de regard.

L’insistante présence d’un regard sans yeux

Pour Clérambault, tout passait par le regard. Jusqu’à ses auto-accusations d’avoir volé une image – un tableau – chez un brocanteur, précédant elles-mêmes son suicide, où, presque aveugle, il prit soin de se placer face à son miroir. Dans certaines de ses photographies – à mon avis les plus impressionnantes – les formes emmaillotées nous fixent d’un regard sans yeux. Regard invisible par lequel nous sommes comme « épinglés » sans être jamais fixés sur notre propre sort. Dans la fente noire se succèdent tour à tour les intentions que nous lui prêtons sans qu’aucune ne parvienne à accrocher l’acquiescement nécessaire à une certitude. Ici la posture est menaçante, mais sans visage, sans regard, il n’y a pas d’adversaire. Là, les bras s’ouvrent et le visage masqué donne à ce geste le sens d’une invitation mystérieuse. Partout, les formes voilées imposent leur proximité comme autant d’illusions familières.

Expérience ou réminiscence ? Ces corps invisibles, ces regards imaginés plus que vus, que viennent-ils nous rappeler ? Les présences fantomatiques fixées par Clérambault, à la fois fascinantes et ambiguës, questionnent peut-être chacun d’entre nous au lieu des toutes premières perceptions d’un visage, premières illusions et premières inquiétudes. C’est en effet dans la mouvance d’un voile ou dans la luminosité changeante qui lui parvient que s’anticipe pour le petit enfant l’apparition du visage de sa mère. Mais que la présence qu’il guette tarde trop et le modelé des cotonnades qui l’entourent devient pour lui le grain de la peau maternelle, le tremblement d’un rideau signifie le mouvement de son sourire, et le moindre repli d’une étoffe supporte le regard qu’il attend[[Nous retrouvons cette proximité qu’entretient la première présence féminine avec le modelé des étoffes dans certaines photographies d’Irina Ionesco. Mais ici, c’est la multiplicité des regards présents sur la photographies (en général, le regard tendre d’une femme d’âge mûr opposé au regard glacial d’un mannequin) qui prend en charge l’ambiguïté dont sont porteuses les « fentes noires » de Clérambault (Irina Ionesco, Photographies érotiques, Images obliques, Ed. Borderie, Paris, 1980.

]]. Et il suffit que cette absence se prolonge encore pour que l’angoisse, un instant contenue, rende ces images inquiétantes sans pour autant leur faire perdre le caractère de familiarité par lequel elles s’étaient d’abord imposées, c’est-à-dire que ces images deviennent soudain fascinantes. Fascinantes comme les photographies de Clérambault. Certains de ces clichés auraient-ils constitué alors pour lui la tentative visuelle de cerner le caractère irreprésentable d’une première présence, tout comme la quête de la femme amoureuse des étoffes, dont il s’est si bien fait l’écho, en était la tentative épidermique ? Dans les deux cas, ce serait la même réminiscence passionnée d’une attente sous-tendue par la même souffrance d’amour. Une réminiscence et une souffrance qui, dans le cas de Clérambault, ont pu être marquées par l’existence d’une sœur, prénommée comme lui Marie, dont le décès à l’âge de 7 ans – alors que lui-même en avait cinq – provoqua chez lui une grave dépression…[[A la suite de cet événement, le jeune Clérambault resta alité pendant près de deux années… « Sa santé laisse toujours à désirer », écrit sa mère dans son journal intime. La gravité de sa dépression aurait même justifié des traitements répétés par hydrothérapie (Elisabeth Renard, Le Docteur Gaëtan de Clérambault, sa vie et son œuvre (1872-1934), Le Français Ed., Paris, 1942).

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Ainsi les photographies de Clérambault qui nous regardent dès que nous les fixons, même en l’absence de toute présence explicite d’un regard, pointent à leur façon qu’il n’y a pas d’autre objet au regard que le regard lui-même, et que cet objet se dérobe toujours. Elles témoignent en cela d’une interrogation sous-jacente à une grande partie de son œuvre psychiatrique, depuis ses premiers textes sur les hallucinations chloraliques jusqu’à ses études sur l’érotomanie. Mais cette interrogation, l’engagement de Clérambault sur la voie d’un mécanisme neurologique ne pouvait que la tenir à l’écart de sa théorie. Par contre, ses photographies gardées secrètes de son vivant pourraient bien témoigner de la tentative de lui trouver un équivalent imagé, à défaut de pouvoir lui donner une formulation explicite. Il a appartenu à son élève Jacques Lacan de tenter, avec de nouveaux instruments théoriques, une approche nouvelle de ces questions, en particulier dans son séminaire consacré à l’imaginaire. Une approche qui révèle, tout comme l’œuvre de Clérambault, l’alliance d’une logique impitoyable appliquée aux mécanismes de l’esprit et d’un hommage permanent rendu à ses scintillements.