La photographie faite avec les mains
En photographie, on ne peut s’accommoder de parler seulement des oeuvres, aussi exceptionnelles soient-elles. Avant d’être une forme d’images la photographie est en effet d’abord une pratique. C’est pourquoi les premières questions que nous avons à nous poser sont les suivantes : Qu’est-ce que l’appareil photographique change dans notre rapport au monde ? Qu’est-ce que faire des photographies change dans ce rapport ? Et, finalement, quelle forme d’inconscient se met en forme autour de la relation particulière qu’a un photographe avec le monde ?
Tout d’abord, l’acte de photographier paraît obéir à une logique indépendante de la création d’images. Preuve en est que certains films ne sont jamais donnés à développer, que d’autres ne sont pas retirés du laboratoire, et enfin, que parmi les photographies récupérées, certaines sont regardées à peine plus d’une fois avant d’être définitivement rangées. Le nombre de films impressionnés s’accroît de jour en jour alors que la diffusion d’autres technologies de l’image, comme le camescope et l’ordinateur personnel, réduisent le temps disponible à leur visualisation ! Après avoir été faite par quelques-uns pour tous les autres, la photographie risque de plus en plus d’être faite par tous et pour personne ! Mais si la photographie familiale ne participe qu’accessoirement à la production d’images visibles, à quoi sert-elle ? A la limite, les photographies qui ont été prises n’ont pas besoin d’être regardées, ni même développées. Faire une photographie de l’événement a contribué à lui donner un caractère d’exception… et à celui qui a appuyé sur le bouton, une place privilégiée au coeur de cet événement.
Certaines des conséquences de la photographie sur nos relations avec les autres ont été abordées depuis une quinzaine d’années par des sociologues. On peut par exemple utiliser un appareil photographique pour draguer… Plus banalement, lors des fêtes familiales, la personne qui a un appareil photographique a la possibilité d’agir et de faire agir les autres autrement que celui qui n’a pas d’appareil. elle peut dire par exemple à des mariés « embrassez-vous à nouveau, c’est pour la photo », ou bien « levez votre verre à nouveau, et faites comme si vous trinquiez ». Le pouvoir que donne l’appareil photographique est parfois considérable. Toutes ces remarques sont importantes, mais un psychanalyste ne saurait s’en satisfaire. En effet, pour un psychanalyste, ce qui importe, c’est d’abord la relation que chacun entretient avec lui-même. Or, de ce point de vue, une caractéristique de la photographie frappe d’emblée. Un photographe ne travaille pas seulement avec son oeil, il bouge : certains photographes travaillent en marchant, d’autres opèrent en train ou encore en voiture. Il existe des appareils numériques, des appareils jetables, légers et bon marché qui autorisent toutes sortes d’acrobaties en photographiant, y compris à des non-professionnels. Le geste, dans la photographie, est un élément essentiel à prendre en compte.
L’autre idée importante que j’aborderai ici, est la question de l’image extérieure et de l’image intérieure. La photographie, c’est une image matérielle, c’est une image objective, c’est une image que l’on regarde. Quelle relation existe-t-il entre cette image concrète et l’image psychique ?
1. De l’image
Le mot image est riche d’une forte ambiguïté. D’un côté, il désigne la représentation visuelle qu’on peut décrire avec des mots. C’est dans ce sens qu’on parle de la photographie ou de la peinture comme d’images parce que ce sont des représentations visuelles qu’on peut décrire. C’est également dans ce sens qu’on parle des « images » psychiques : elles peuvent être décrites comme si on les avaient sous les yeux et on peut même, avec des mots, les mettre « sous les yeux » de notre interlocuteur. C’est ce qu’on fait notamment lorsqu’on raconte un rêve à quelqu’un en ayant l’illusion que, grâce à notre récit, il le « voit » comme nous croyons nous même l’avoir vu.
Mais le mot image désigne aussi l’ensemble formé par la représentation visuelle, l’état du corps, les impulsions d’acte qu’on ne peut pas décrire et qui accompagnent toute image. Voir une image, c’est en effet non seulement être confronté à une représentation de cette image, mais c’est aussi éprouver face à elle des émotions et des impulsions d’acte comme le désir de s’en rapprocher ou au contraire de s’en éloigner, ou celui de se déplacer dans des lieux qui correspondent à cette image.
Ces deux aspects de l’image ne sont pas contradictoires parce que l’image est justement ce qui constitue le lien, la transition, l’intermédiaire entre d’un côté le corporel qu’on ne peut pas décrire, et d’un autre le visuel qu’on peut, lui, décrire. La profondeur du corps est en effet pour chacun d’entre nous la terre inconnue angoissante à laquelle nous sommes constamment ramenés. Le bonheur a pu être décrit comme le « silence des organes ». Mais que les organes parlent ou crient, et c’est l’angoisse qui menace l’être humain. L’image est alors le premier écran à partir duquel l’être humain tente de prendre pied dans ce qu’il éprouve. Elle est en effet extrêmement proche du corps par les émotions et les sensations corporelles qu’elle mobilise. Mais elle est également extrêmement proche du discours puisqu’elle fait appel de mots pour la communiquer. C’est cette double polarité, et la possibilité de la parcourir, qui fait d’elle un premier écran pour la pensée.
Les images sont ce que l’homme a inventé pour se familiariser avec l’idée que le monde réel et le monde des représentations sont distincts. L’image est à la fois ce qui peut introduire au monde réel, ce qui peut introduire au monde intérieur des représentations et ce qui peut introduire à leur distinction. Il y a toutes ces éventualités dans chaque image. C’est ce qui fait leur richesse…, et aussi leur complexité. Ce n’est pas pour nous distraire que nous avons besoin d’images. C’est pour nous penser comme êtres humains.
De ce point de vue l’image psychique n’est donc pas l’équivalent d’une représentation matérielle. Elle est un processus, ou si on préfère, un travail C’est sans doute la voie la plus féconde sur laquelle nous pouvons suivre Freud. Il n’y a pas chez lui de théorie des images, mais une théorie du rêve comme processus et comme travail. Pour penser correctement l’image, nous devons emprunter le même chemin et l’envisager comme un travail. Ce travail, comme celui du rêve, est un travail de transformations : pour son fabricant comme pour son spectateur l’image est, un opérateur de transformations, à la fois physiques et psychiques. Elle nous engage dans des transformations de nos éprouvés corporels face à elle, mais également dans des associations d’images et leur communication verbale.
Enfin l’image n’est pas seulement un premier écran pour la pensée et un opérateur de transformations physiques et psychiques. Elle est aussi un intermédiaire entre le sujet et la société. Une image appartient toujours par l’un de ses pôles à la subjectivité et par l’autre à l’existence sociale et culturelle. Le mystique qui croit rapporter un certain état du corps à l’apparition d’une divinité se trompe dans l’ordre qu’il attribue à ce qui lui est arrivé. Toutes les recherches ont montré que ce qui est premier dans l’expérience mystique, comme dans l’expérience hallucinatoire, ce sont les éprouvés du corps. Et ce sont ces éprouvés du corps que le mystique, tout comme le délirant, tente de maîtriser à travers la constitution d’une image. Mais là où le mystique parvient à rapporter ce qui éprouve à une image socialisée, le psychotique y échoue et ne produit que des images qui le marginalisent un peu plus.
C’est à partir de ces trois caractéristiques -l’image comme écran pour la pensée, l’image comme opérateur de transformations et l’image comme intermédiaire entre le sujet et la société- que je propose de comprendre l’extraordinaire essor contemporain de la photographie. Ce à quoi nous introduit une telle pensée de l’image, c’est à la photographie comme pratique, autrement dit comme processus psychique médiatisé par une technologie.
2. De la fabrication de l’image
Pour comprendre quels processus psychiques sont mobilisés par le geste de photographier, il faut prendre en compte qu’il n’existe pas une seule forme de symbolisation, mais plusieurs. Pourtant le mot de symbolisation désignait exclusivement dans notre culture, jusqu’à ces dernières années, la symbolisation verbale -y compris chez des auteurs comme Lacan, Piaget ou Levi-Strauss. Pourtant, il est évident qu’il existe une forme de symbolisation imagée. Même les psychanalystes, qui sont les plus réticents à l’admettre reconnaissent que l’enfant donne forme à son monde intérieur par le dessin. Mais, ils persistent souvent à penser que l’adulte lui, symboliserait essentiellement par la parole. Or l’adulte symbolise lui aussi le monde en fabriquant des images, et c’est même de plus en plus le cas depuis l’invention de la photographie. Par ailleurs, il existe une troisième forme de symbolisation du monde, qui est très importante dans la réalisation même de la photographie et que j’appelle sensorielle, affective et motrice. Eprouver une émotion ou faire un geste ne sont pas seulement des façons d' »exprimer », mais d’abord une façon de symboliser. Donner une gifle, ou une caresse, sont des manières de symboliser le monde. Cette symbolisation intervient dans les grandes commémorations collectives, les rites, mais aussi dans de nombreux actes privés. Et notamment dans le geste de photographier. Mais avant de nous engager dans la description des diverses formes de la symbolisation mobilisées par l’activité photographique, précisons d’abord le sens que nous accordons au mot de « symbolisation ».
La symbolisation est bien différente du symbole. Le symbole est un objet – par exemple une photographie – qu’on peut déclarer symbolique d’un autre objet. Il existe de nombreuses « symboliques », comme la symbolique religieuse ou psychanalytique. Au contraire, la symbolisation est un processus. Elle est précisément le processus de « métabolisation », ou, si on préfère, d' »assimilation » psychique des événements. Pour digérer les aliments, le tube digestif doit les décomposer et recomposer certaines molécules assimilables par l’organisme. De même, notre psychisme doit à tout moment, à partir des informations sensorielles et des émotions qu’elles provoquent, fabriquer des équivalents psychiques de ces expériences. Ces équivalents consistent en représentation de trois types, verbales, imagées et sensori-motrices. En effet, le processus de l’assimilation psychique n’est pas seulement de l’ordre des représentations. Il est également de l’ordre affectif, avec les émotions et les sentiments éprouvés ; et de l’ordre de la sensori-motricité, avec les actes auxquels nous nous sentons poussés et que nous réalisons de façon partielle ou déplacée. Pour « symboliser » – ou, si on préfère « métaboliser » – un événement, il faut d’abord l’accepter, au moins partiellement ; puis nous familiariser avec lui ; et enfin lui donner place en nous avec toutes ses conséquences. La photographie participe à l’ensemble de ce travail psychique de trois façons : par ses images, bien sûr ; par les mots que nous employons pour en parler, mais surtout et d’abord par sa pratique. Nous ne pouvons pas comprendre que tant de photographies faites ne soient jamais développées si nous n’avons pas à l’esprit que le moment où la photographie est faite correspond à des formes sensorielles, affectives et motrices de la symbolisation.
Par exemple quand on est ému devant un paysage, l’émotion n’est pas uniquement visuelle car la vue n’est pas le seul sens que nous possédons. Les oreilles, la peau, le nez, la bouche captent un ensemble de sensations qui se mêlent confusément sans qu’on puisse toujours les distinguer. Alors notre relation au monde n’est pas seulement médiatisée par une image, celle que nous faisons et que nous pourrons regarder plus tard. Elle l’est aussi par des attitudes et des comportements, et choisir de faire une photographie en fait partie. Celui qui photographie peut sauter, s’accroupir, s’allonger même sur le sol sans que cela paraisse aberrant ou étrange. L’appareil photographique est une machine qui légitime le fait que notre relation au monde ne passe pas seulement par des mots et par des images, mais qu’elle passe aussi par des comportements qui mettent en forme notre monde intérieur face au monde extérieur.
Jean-Luc Godard rappelait dans une interview que, dans la Chine ancienne, il y avait un supplice qui consistait à demander aux gens s’ils préféraient avoir les mains tranchées ou les yeux crevés. Godard ajoutait qu’en tant que cinéaste, il n’aurait pas hésité. Il aurait préféré avoir les yeux crevés et garder ses mains. Cela me paraît extrêmement juste. On pense trop souvent que les images se font avec les yeux que la machine -photographique ou cinématographique- les prolongerait. La vérité est que les images se font avec les mains et que c’est eux que les machines de prise de vue prolongent, et pas les yeux. J’irai même plus loin. Les images ne se font pas seulement avec les mains, mais avec le corps entier. C’est, je crois une des raisons du succès des appareils jetables. Ils sont petits, légers, sans valeur. Alors on n’a pas peur de les casser, de les perdre, de les faire tomber, et cela nous donne une incroyable liberté. Beaucoup de gens ont découvert, avec ces appareils, le plaisir de faire des photos non seulement avec l’oeil, non seulement avec les mains, mais même avec le corps entier, en marchant ou en sautant par exemple.
L’ensemble des gestes par lesquels le preneur de vue se déplace, se rapproche ou s’éloigne de son objet, tourne autour, cadre son objet dans le viseur, appuie sur le bouton, puis enroule la pellicule pour appuyer éventuellement à nouveau, participent de l’opération de symbolisation de l’événement sur un mode sensori-affectivo-moteur. Le cadrage, notamment, participe à la mise en forme et à l’appropriation symbolique du monde de façon intense. Le photographe-reporter de guerre Don Mac Cullin écrit : « J’ai une vision plutôt embrouillée du monde et de la manière dont il fonctionne. Mais dès que j’ai en main un appareil, cette confusion disparaît. Dès que je regarde à travers un viseur, tout m’apparaît aussi clair et transparent que le cristal. Je vois le bien et le mal de l’humanité. Et je m’efforce alors de le fixer sur la pellicule »1.
De même, le fait qu’un photographe choisisse de placer son appareil au niveau de son visage ou de son ventre détermine un rapport différent au monde. Il y a le photographe qui se cache et le photographe qui, comme dit Doisneau, « s’incline devant le monde » -lorsqu’on a un appareil à visée ventrale, il faut en effet s’incliner un peu pour voir l’image dans le cadre. De même le fait de s’accroupir pour prendre une photo peut être une manière de symboliser une déférence par rapport à ce que l’on photographie. Le fait de bouger, de sauter ou de marcher en photographiant est de l’ordre de la symbolisation, sur un mode sensoriel et moteur, de sensations, d’émotions, de pensées et de fantasmes face au monde. Toutes les choses qui traversent l’esprit du photographe de façon extrêmement furtive, et dont il n’a pas conscience en tant que désir, se manifestent par la sorte de danse qu’il esquisse avec son appareil. Il n’y a pas deux personnes qui photographient de la même façon. Malheureusement, nous sommes trop souvent enclins à limiter notre gestualité, car la chambre noire, qui suppose une certaine immobilité devant l’objet à photographier, représente pour nous l’archétype de la photographie.
Ce premier travail de symbolisation se prolonge ensuite dans chacune des opérations de développement et de tirage des images.
Enfin, le moment où la photographie est regardée, et éventuellement montrée, fait souvent intervenir une intense symbolisation verbale. Mais vous voyez qu’à partir de la photographie en tant que pratique, c’est toute une réflexion sur les différentes modalités de la symbolisation dans notre rapport au monde qui se fait jour.
3. La symbolisation par l’image
Comment trouver une image qui corresponde à l’ensemble de ces enjeux ? Je vous en propose une exposée il y a deux ans à l’Hôtel de Sully à Paris. Cette exposition présentait des photographies prises dans les hôpitaux à la fin du siècle dernier et au début de ce siècle. Ces images photographies avaient été jusque-là maintenues dans un cadre hospitalier et c’est la première fois qu’elles étaient exposées en public. Une de ces images montrait un malade atteint d’une maladie de peau grave, qu’on appelle un « lupus érythémateux ». Je l’ai choisie pour la raison suivante. En visitant l’exposition, un certain nombre de personnes ont été choquées de voir que de telles images avaient pu être prises avec beaucoup de soin par des médecins, ou par des photographies, alors qu’à cette époque-là il n’y avait pas de traitement. Il a semblé à ces visiteurs que cette démarche relevait d’une forme de voyeurisme et qu’elle les transformait eux-mêmes en voyeurs. Mon idée est tout à fait opposée. Il me semble que ces images ont joué dans l’histoire de la médecine un rôle extrêmement important, et que ce rôle est exemplaire de celui que peut jouer, pour chacun d’entre nous, le fait de photographier. De telles images ont permis de sensibiliser les médecins à la maladie, de les habituer à son apparence afin qu’ils en soient moins perturbés et, ce faisant, elles ont rendu leur relation aux malades un peu moins difficile qu’elle ne l’était alors. Lorsqu’on relit les textes de l’époque, on s’aperçoit en effet que les malades ont souvent honte de leur apparence, comme le notent les commentateurs de l’époque. Or la honte est contagieuse ! Et on peut imaginer que les médecins confrontés à ces lésions devaient à la fois lutter contre l’horreur qu’elles leur inspiraient et contre la honte que leur inspiraient les malades honteux. Le film de David Lynch, intitulé, Elephant Man le montre bien. Il montre également combien les médecins étaient eux aussi honteux de ces troubles qui témoignent de leur impuissance. Les malades souffraient de leur apparence, les médecins souffraient de leur incapacité à prodiguer des soins. C’est pourquoi faire des photographies n’a pas été seulement pour eux un moyen de constituer des collections d’images et de classer les troubles selon leur aspect. Ca a été aussi un moyen de pouvoir commencer à porter un regard différent sur la maladie.
Faire de ces lésions des images qui puissent être regardées était le premier pallier indispensable à leur étude. Ces images pouvaient, à la différence des lésions elles-mêmes, être étudiées sans angoisse ni honte. Grâce à la photographie, ces lésions accédaient au statut d' »objet d’étude ». En effet pour pouvoir commencer à penser un phénomène, il faut d’abord établir entre lui et soi un écran protecteur. La photographie des phénomènes monstrueux à la fin du XIXe siècle et au début du XXe a constitué un tel écran. A travers lui, s’est opérée une familiarisation progressive avec le « visage » de la maladie. Elle est devenue psychiquement « assimilable ».
Prenons un autre exemple, contemporain celui-là, et également emprunté à l’imagerie médicale. Certaines familles installent l’échographie du bébé à naître dans leur salon. Faut-il voir dans une telle attitude une forme de « fétichisation » ou d' »idolâtrie »2 ? J’y vois plutôt pour ma part la tentative de la mère – ou de l’un de ses proches… – de se familiariser – avant la naissance ou après, peu importe – avec les expériences sensorielles et cénesthésiques qui accompagnent la grossesse ainsi qu’avec les désirs et les angoisses qui leur sont liés. La présence de l’image est appelée à favoriser l’assimilation des sensations, sentiments et états du corps dont elle active la perception ou dont elle réactive la mémoire. Il n’y a aucun « fétichisme » là dedans. Il en est de même avec de nombreuses photographies de famille. Les images de nos proches disparus, notamment, participent à la tentative de nous assimiler des expériences vécues avec eux et qui ne l’ont été qu’imparfaitement. Et les photographies de voyage témoignent du même désir par rapport à des lieux que nous avons traversés.
4. Enfermement et développement
Ces réflexions nous emmènent bien ailleurs que là où la réflexion sur la photographie prétend nous conduire depuis Roland Barthes. Que n’a-t-on écrit sur la photographie comme façon d' »arrêter le temps », de « geler » l’expérience ou de « fétichiser » l’événement ! Tout cela n’est pas faux, mais ne rend compte que d’un seul aspect de la photographie.
On peut mieux comprendre cela si on a à l’esprit que la photographie fonctionne… de la même cette façon que notre appareil psychique. Les psychanalystes savent que nous enfermons tous très souvent des choses à l’intérieur de nous, que ce soit des émotions pénibles à la mort d’un être cher ou une image douloureuse ou bouleversante. On enferme l’événement ou l’image pénible dans un coin de notre mémoire comme dans une espèce de « placard psychique » avec l’intention de ne plus y penser comme si un couvercle retombait sur une boîte. C’est une forme d’enfermement, non pas dans la boîte noire de l’appareil photographique, mais dans une boîte noire psychique. Mais si nous enfermons ainsi des choses dans un coin de notre psychisme, c’est un peu comme on mettrait de la nourriture au congélateur, en attente de pouvoir un jour la sortir, la décongeler, la consommer et l’assimiler. C’est pourquoi comprendre le fonctionnement psychique nous permet de mieux comprendre la photographie. A tout moment, nous avons des expériences du monde. Et à tout moment nous nous en assimilons une partie -plus ou moins importante selon les circonstances- et nous en enfermons une autre partie dans un petit coin de notre esprit avec l’intention de nous l’assimiler plus tard. Et quand nous avons le temps, dans notre sommeil, dans nos rêves ou le soir avec notre conjoint ou des amis, ou chez notre psychanalyste, nous sortons de petits morceaux de ces expériences que nous avons enfermées et nous en parlons. Bref, nous les « développons ». L’appareil psychique n’enferme qu’avec le désir de pouvoir ensuite reprendre et développer. D’ailleurs, il n’y a pas que les événements malheureux de la vie que nous enfermons dans notre psychisme. Il y a aussi les événements heureux que nous n’avons pas eu le temps de « développer » par exemple faute de temps ou d’interlocuteur pour nous en réjouir avec lui. L’appareil photographique réalise la même chose. Photographier c’est d’abord « enfermer ». Mais, comme dans le cas de l’appareil psychique, c’est « enfermer » avec le désir de « développer » plus tard les choses pour les assimiler à son rythme. Si nous faisons autant de photographies dans les moments heureux, c’est parce que nous trouvons qu’ils passent trop vite. Souvent les gens n’ont pas le temps de s’abandonner à leurs émotions comme ils le voudraient, de pleurer ou de gesticuler par exemple. Alors ils font des photographies et, après, ils vont pouvoir rire, pleurer, bouger, chanter face aux images, au cours de la projection familiale.
C’est d’ailleurs un mot merveilleux que celui de « développement ». C’est un mot qui a un sens très précis en photographie, comme vous le savez, mais il est aussi extraordinaire si on le prend du point de vue de ses résonances psychiques. Développer une photographie, c’est faire apparaître sur le papier l’image de e qui se trouvait devant l’objectif. Si ce mot est pris dans son sens psychologique, c’est développer dans sa relation à ‘image tout ce qui a pu être enfermé à l’intérieur de soi à un moment donné : lorsque nous sommes devant un paysage ou en famille et que nous prenons une photographie, il y a des bruits, des odeurs, nous nous trouvons dans un certain état physique, nous sommes heureux d’être à l’air pur de la campagne, ou nous avons un peu bu, etc. Celui qui prend une photographie ne cherche pas seulement à enfermer dans une boîte noire la représentation visuelle qu’il a du monde. Il est pris dans le fantasme d’enfermer à l’intérieur de l’appareil photographique l’ensemble des sensations, des émotions, des saveurs, des odeurs et des couleurs qu’il vit au moment où il fait l’image. Bien sûr, c’est un fantasme. La seule chose qui est enfermée c’est ce qui sera ensuite récupéré par l’oeil. Mais ce qui est fabuleux, c’est qu’en s’appuyant sur cette photographie développée, notre esprit va pouvoir retrouver et développer ces sensations, ces états du corps, ces émotions qui étaient alors les nôtres. On le constate bien quand on regarde des images en famille : on ne parle pas seulement des images, on en parle même rarement. Ce qui est par contre évoqué, c’est tout ce qui n’est pas sur l’image, mais que le visuel de l’image permet de rappeler.
Ces considérations nous permettent aussi de mieux comprendre pourquoi autant de gens font des photographies de choses qu’ils ont à peine le temps de voir. Des textes assez méprisants ont été écrits sur les touristes qui ne prennent pas le temps de regarder ce qu’il y a devant eux et qui croiraient qu’ils ont « tout vu » parce qu’ils ont pris une photo. Mais envisager les choses ainsi témoigne d’une bien piètre idée du fonctionnement psychique des gens et des possibilités de la photographie. Lorsque des touristes sont emmenés par les tours-opérateurs dans un endroit pour très peu de temps, ils n’ont pas d’autre possibilité que d’essayer de « geler », d’enfermer ce qu’ils voient. Pour eux, prendre une photographie à la hâte est le seul moyen de fixer un certain nombre de choses pour pouvoir ensuite, grâce à l’image -et notamment à sa projection à la famille ou à des amis-, développer ce qui a été trop fugitivement éprouvé. Ce que ces voyageurs sont condamnés à dévorer, ils ne renoncent pourtant jamais à l’assimiler lentement à leur rythme. Et s’ils font de la photographie, c’est avec le rêve, ou plus précisément avec le fantasme, de pouvoir le faire plus tard à partir des images qu’ils ont prises.
Vous voyez donc qu’il y a deux grands courants dans la photographie : d’un côté, elle est ce qui enferme ; et d’un autre côté, elle est ce qui correspond au désir de développer et d’épanouir les expériences du monde, notamment parce que l’événement a été trop rapide et trop important pour que toutes les composantes de l’expérience -verbales, émotionnelles, sensorielles et motrices- aient pu être symbolisées.
Nous sommes de plus en plus bombardés d’informations visuelles et sonores alors que le temps manque pour les « métaboliser ». C’est la définition du traumatisme. Est traumatique ce qui ne peut pas être psychiquement « métabolisé » sous la forme d’une élaboration psychique, c’est à dire « symbolisé ». La photographie est une façon de lutter contre ce traumatisme. Sa pratique est la ligne de résistance la plus solide et la plus universelle contre les effets psychiques catastrophiques de l’envahissement par les images. Plus notre monde sera envahi par des images montrées partout et à tout propos, et plus le désir de faire de la photographie sera grand. La compréhension de la vie psychique en termes de processus d’assimilation nous permet d’en comprendre la raison : l’enfermement des diverses composantes d’une expérience inassimilable – que ce soit dans la boîte noire de l’appareil photographique ou dans une boîte noire psychique – est toujours réalisé dans l’attente de pouvoir ultérieurement se les assimiler en les « développant ».
5. Et les images ?
Peut-on trouver une trace de ces deux grands courants dans les images de la photographie ? Le hasard a voulu que je reçoive des cartons d’invitation pour deux expositions qui avaient lieu en même temps au Centre National de la Photographie, l’une de Martin Parr et l’autre de Marie-Paule Nègre. Ces deux invitations me semblent montrer comment certaines images (celles de Martin Parr) se construisent plus autour du mouvement psychique de l’enfermement, selon un rapport au monde qui prend acte du morcellement mais qui remet à plus tard la création de liens ; et comment d’autres (celles de Marie-Paule Nègre) pouvaient incarner le désir de créer des liens à l’intérieur de l’image, en même temps que des liens entre les éléments émotifs, sensoriels ou moteurs éprouvés dans la situation où l’image a été fabriquée. Il serait bien entendu absurde de dire, que toute l’oeuvre de Martin Parr est représentative du premier courant et que toute l’oeuvre de Marie-Paule Nègre est représentative du deuxième. Il n’en reste pas moins que ces deux auteurs ont opté pour un carton d’invitation aux antipodes l’un de l’autre et que, ce faisant, chacun a choisi de donner cette image comme un reflet de son travail.
Martin Parr est un photographie qui accompagne les tours-opérateurs pour photographier les touristes en train de photographier ou de se faire photographier. Il est d’ailleurs l’auteur d’un livre préfacé par Topor, dont on sait qu’il fait partie de ceux qui maltraitent beaucoup ce type de touristes. Pour lui, ce comportement prouve qu’ils n’ont absolument rien vu, rien compris et qu’ils sont bien à plaindre. Cette photo réalisée par Martin Parr me paraît tout à fait représentative d’une perception du monde où les différents éléments constitutifs du monde sont irrémédiablement séparés les uns des autres. Il y a des masses, et ces masses constituent des plans successifs dans l’espace. Vous voyez au premier plan le dos du photographe, au second plan le groupe de touristes, au troisième l’Acropole, et au quatrième le ciel. Chacun de ces plans fait masse et chacun d’entre eux est coupé du précédent et du suivant -seuls le premier et le second sont reliés par le sol, mais on ne peut pas pour autant parler d’une continuité dans l’image. Il n’a a aucune porte d’entrée, aucun fil qui permette de rattacher un point à un autre. Bien sûr, le regard se promène, mais chaque fois il est amené à s’arrêter sur une masse différente. On pourrait dire que cette photographie est représentative du mouvement qui peut parfois nous pousser à faire une image qui est un constat de, l’irrémédiable séparation des éléments qui constituent le monde, et non à faire une image pour essayer de créer des liens à l’intérieur de soi et à partir de l’image.
A l’inverse, la photographie de Marie-Paule Nègre n’offre pas cette impression de dislocation. L’auteur a placé son appareil dans l’eau, à peu près au niveau de la ligne de flottaison. Au-dessous, on voit un buste de femme. Cette photographie offre une continuité extraordinaire des différents plans qui la constituent. Un mouvement continu du regard s’établit car il n’y a pas de rupture de plans : l’oeil suit la main, puis l’avant-bras, le bras, la poitrine, etc. Et même là où il devrait y avoir une rupture, c’est-à-dire au niveau de la ligne de flottaison, un flou assure très bien la continuité vers la partie supérieure du corps. La lumière, les réverbérations, la main droite qui va jusqu’au cadre blanc de l’image, tout contribue à cette continuité. Si on devait résumer cette image en quelques mot, on dirait : « c’est une femme sans tête dans l’eau », ce qui induirait une représentation terrifiante. Ce n’est pas du tout le cas de l’image, et pourtant, elle représente bien « une femme sans tête dans l’eau ». Mais cette image invite justement le spectateur à faire des liens, parce qu’elle intègre déjà, à un très haut degré, la possibilité de relier des éléments visuels mais aussi des perceptions sensorielles et motrices. On pourrait dire, en caricaturant les choses, que Marie-Paule Nègre s’est mise, et nous met, dans le même bain que le modèle qu’elle photographie. C’est une photographie qui me paraît extraordinairement forte du point de vue de cette tendance psychique -essentielle à mon avis dans la création d’images, mais aussi dans le geste de photographier- qu’est le désir de créer des liens entre des fragments séparés de l’expérience. Vous voyez toute la différence, l’opposition même, par rapport à Martin Parr qui se dissocie, et nous dissocie, des gens qu’il photographie en privilégiant l’idée que tout est morcelé ou condamné au morcellement.
6 – Conclusions
Pour terminer, je résumerai les aspects les plus importants de ce que je viens d’évoquer.
1 – Tout d’abord, toute photographie témoigne à la fois de deux mouvements psychiques complémentaires :
(1) Un travail d’assimilation psychique qui vise à la symbolisation de l’ensemble des composantes de l’expérience. Ce travail débute dès le moment de la prise de vue, notamment sur un mode sensori-affectivo-moteur. Il se prolonge ensuite à travers une symbolisation verbale.
(2) Un fantasme conservateur qui « gèle » les caractéristiques de l’événement autour de son image. Ce fantasme, agi dans l’acte de photographier, est un équivalent du fantasme d’incorporation par lequel notre psychisme enferme dans une vacuole psychique les événements provisoirement inassimilables.
Ces deux mouvements ne s’opposent pas mais sont absolument complémentaires. La « boîte noire » qu’est l’appareil photographique enferme une image du monde exactement de la même façon que les représentations, les affects et les états des corps liés à une situation inassimilable sont enfermés dans le psychisme. Dans les deux cas, l' »enfermement » s’accompagne du désir que les éléments d’expérience enfermés puissent ultérieurement être mis au jour afin d’être introjectés. J’irai plus loin. Réaliser une photographie montre que, pour son auteur, le processus de l’introjection de l’événement qu’elle représente – ou qu’elle rappelle – est déjà en route. Preuve en est que le désir de parler de l’image – et donc de la situation qu’elle représente – est déjà présent au moment de la prise de vue. Faire une photographie c’est déjà toujours penser à ceux à qui elle sera montrée et avec qui elle pourra être commentée.
Ainsi, c’est moins le fait de considérer la photographie comme une forme « d’enfermement » qui a constitué une erreur que la mauvaise compréhension du sens de celui-ci. Oui, la photographie « enferme » et elle correspond en cela au modèle psychique de « l’incorporation ». Mais elle n’enferme qu’avec le désir de pouvoir, plus tard, « développer » et introjecter l’ensemble des composantes psychiques associées à une situation. La photographie n’est pas une façon de redoubler et de « sceller » l’enfermement psychique d’un événement. C’est au contraire une façon de tenter de s’y opposer ! L’une des raisons en est que les gestes et les attitudes – aussi bien physiques que psychiques – mis en jeu dans la photographie mobilisent des opérations de l’ordre de la capture et de la coupure équivalentes à celle des processus psychiques eux-mêmes.
2.- Le second élément essentiel est que la photographie se situe entre capture et coupure à chacune de ses phases. Elle est en effet une forme de relation au monde faite à la fois de continuité et de discontinuité, d’immersion et de capture, de confusion et de défusion, sur le modèle de l’opération psychique elle-même. Envisageons-en les phases successives.
(1) Cadrer
Le moment de la prise de vue correspond à la découpe d’un fragment dans la continuité visuelle du monde. L’opération du cadrage mime en quelque sorte celle de l’accommodation visuelle d’un objet. Mais le cadrage n’engage pas seulement le regard. Pour cadrer un fragment du monde, il faut se sentir d’abord pris dans le monde. Ce sont souvent des composantes sensorielles non visuelles qui mobilisent le désir de photographier un événement. D’ailleurs, le rôle joué par ces éléments visuels non conscients dans l’appropriation photographique explique que le résultat ne soit pas toujours lié au talent du preneur de vue. Beaucoup de photographes – à commencer, en France, par Doisneau et Cartier-Bresson – ont insisté sur la nécessité de l' »immersion » psychique du photographe dans le monde. Il peut arriver qu’un mauvais photographe réalise un cadrage original et fort. Les perceptions inconscientes peuvent en effet imposer à la photographie un équilibre au-delà des formes vues et reconnues par le photographe lui-même… pour autant que celui-ci sache être à leur écoute. Pour faire un « bon » tableau, il faut être un « bon » peintre. Mais tout le monde peut, un jour, faire une « bonne » photographie. Ce n’est pas affaire de hasard, mais de réceptivité inconsciente à un événement. Par contre, faire une « oeuvre photographique » nécessite de savoir reconnaître, orienter, reproduire et utiliser de telles disponibilités. Ce que peu de photographes réussissent !
(2) Déclencher
Le déclenchement crée une coupure dans la durée. Il y a un « avant » et un « après » de la prise de vue. Mais ce moment coïncide, plus encore que celui du cadrage, avec une intense participation émotive au monde. La décision de la capture de l’image nécessite que le photographe se sente à la fois « pris » dans le monde et capable d’en « prendre » l’image. C’est même souvent une intensification de cette participation qui déclenche la décision d’appuyer sur le bouton. Cet acte mobilise des résonances inconscientes du côté d’un imaginaire de l’inclusion réciproque du monde et de soi, et de la transfiguration de celui-ci. Tout photographe rêve de reconstituer par un simple « déclic » l’unité essentielle de l’objet et du sujet, du monde et de son spectateur.
(3) Tirer
La photographie développée atteste bien souvent d’une réalité différente de celle qui avait été vue au coeur de l’événement. Cette découverte impose l’image comme une forme de coupure entre le monde et le photographe. Mais ce moment de coupure est également l’occasion d’une pratique gestuelle de la part du « tireur » de l’image. Cette pratique consiste dans le fait d’empêcher partiellement la lumière de toucher certaines zones de l’image. Le flux lumineux y est tantôt « coupé » et tantôt « libéré » selon les régions de la photographie à éclaircir ou à noircir. Le « tireur » masque, avec les mains ou divers « caches », certaines parties du papier sensible situé sous l’agrandisseur. De cette façon, il estompe les représentations correspondantes sur la photographie finale. Comme le précédent, ce moment fait intervenir des opérations psychiques de l’ordre de la transformation et de l’englobement. Les gestes du « tireur » sont « transformateurs » de l’image tout comme les opérations chimiques successives qu’il contrôle sont des « transformations ». Mais, pour finir, tout se passe pour l’oeil comme si l’image sortait du papier où elle aurait été d’abord comme « enveloppée ». Elle se trouve, grâce aux gestes du tireur, « développée ».
(4) Découvrir l’image
Le dernier moment de toute pratique photographique est celui où l’image révélée est contemplée, montrée à d’autres, éventuellement exposée… ou au contraire cachée ou même détruite ! Ce moment est l’occasion pour le photographe d’une nouvelle confrontation avec l’ensemble des expériences complexes qui ont été contemporaines pour lui de l’événement photographié. Ces expériences -représentatives, affectives, sensorielles et motrices- se trouvent donc une nouvelle fois soumises à la tentative de leur introjection complète. Ce moment est d’autant plus important que la symbolisation verbale s’ajoute alors à la symbolisation sensori-affectivo-motrice qui avait dominé les moments précédents.
Chacun de ces moments successifs peut fonctionner comme un auxiliaire du processus introjectif de manière isolée. C’est pourquoi il est possible d’aimer « appuyer » sur le bouton sans se préoccuper de faire développer ses images. Seul importe alors le moment de la prise de vue, c’est-à-dire les opérations psychiques spécifiques qui lui correspondent.
Dans la vie, il y a donc une attitude qui consiste à enfermer beaucoup de choses en soi sans rien en dire et en se persuadant qu’on aura toujours le temps. Et il y a une autre attitude, qui consiste à éviter de garder enfermé trop de choses et, de vouloir développer tout ce qu’on éprouve. Ces deux attitudes psychiques sont en concurrence permanente dans la vie et elles le sont aussi dans l’acte de photographier. C’est elles qui nourrissent cet acte, toujours à mi-chemin entre le désir de figer pour toujours et le désir de préserver pour pouvoir développer plus tard. Il y a des gens qui préfèrent « enfermer » sans développer, et d’autres qui aiment découvrir leurs images et en parler. On ne fait heureusement pas toujours des photographies comme on embaume des cadavres. On en fait parfois comme on cueille des fleurs, en sachant nos sensations périssables et pour le plaisir d’accompagner leur évanouissement fugitif, pour la beauté du monde. On en fait aussi parfois comme on planterait des graines, en attente de la floraison à venir de tout ce que nous savons que ces graines peuvent donner, à condition que nous sachions nous occuper d’elles. Certaines des photographies que nous faisons enferment des sensations que nous savons devoir arroser ensuite pour qu’elles s’épanouissent.
Il est urgent d’en finir avec l’idéologie macabre de la photographie qui « fige » et du photographe qui « tue ». Cette conception funèbre, qui n’a pu être pensée que par des gens qui n’avaient jamais fait de photographie. Et elle a fait trop de mal à notre plaisir pris à regarder des photographies et à notre bonheur d’en fabriquer.