La petite musique du bonheur

1 septembre 2011Ecrits

Depuis que je connais les photographies de Claude Nori, je suis frappé par l’impression de bonheur qui s’en dégage. Mais est-il bien décent de le dire ? « Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes », écrivait Aragon. Évoquer le bonheur ne serait-il acceptable que si l’on ajoute aussitôt ne pas être heureux ? Le bonheur au présent est mal vu. Il vaut mieux attendre que les nuages s’amoncellent pour évoquer nostalgiquement le temps où « on l’était ». Avoir été heureux serait à la rigueur acceptable, l’être ne le serait jamais. A tel point que Gérard Depardieu, dans une interview récente, affirmait avec orgueil ne se sentir « ni vieux, ni heureux » ! De fait, le bonheur, dans notre culture, traîne dans son sillage la culpabilité ou la honte. Pour certains, c’est la manifestation d’un esprit égoïste et petit bourgeois : « Comment se dire heureux alors que tant de gens souffrent ? ». Pour d’autres, c’est un mythe pour midinettes : « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Quelques-uns, enfin le stigmatisent comme une tentative d’annuler l’inexorable mouvement du temps dans un repli narcissique et frileux : « Les gens heureux n’ont pas d’histoire ». A tel point que deux qui se sentent heureux sans éprouver de culpabilité devraient avoir honte ! Mais ne serait-ce pas d’abord parce que le bonheur fait peur ?

A bas le bonheur, vive la douleur !

Le plaisir évoque l’activité, le mouvement, la liberté et la maîtrise du monde. Au contraire, le bonheur évoque la tranquille assurance d’exister et l’harmonie d’une continuité avec le monde. Il est autour de nous autant qu’en nous. Il nous enveloppe autant qu’il nous habite. De là à nous sentir étouffé ou anesthésié par lui, il n’y a malheureusement qu’un pas, et celui-ci est vite franchi dans notre culture ! On en arrive à un paradoxe où se résume la philosophie occidentale : la souffrance est valorisée comme un aiguillon salutaire et une invitation au dépassement[[Les femmes en ont fait l’expérience avec les réticences contre l’accouchement dit « sans douleur ». Et il est frappant de voir aujourd’hui l’extraordinaire lenteur des médecins à appliquer les méthodes de traitement contre la douleur !

]] alors que le bonheur est synonyme d’aliénation et de prison !

La psychanalyse a un début d’explication. La dépendance totale où chacun se trouve à la naissance vis-à-vis de l’environnement crée chez chacun, aussi bien hommes que femmes, l’angoisse de la dépendance. L’image du bonheur pâtit du rapprochement entre intensité du lien et cauchemar de l’absolue dépendance. Comment être à la fois heureux et libre ? La littérature est pleine de la tentative de résoudre cette quadrature impossible : adultère, fuite, fugue, successions de ruptures et de retrouvailles font les choux gras des romanciers, de dramaturges et des cinéastes. « On s’est séparés, on s’est retrouvés… », chante la voix suave et moqueuse de Jeanne Moreau dans le Jules et Jim de Truffaut, comme s’il n’y avait pas d’autre façon d’échapper à la prison du bonheur que de fuir le bonheur lui-même. Pourtant, nos premiers mois et émois ne laissent pas seulement en nous le spectre angoissant de la dépendance absolue. Ils fondent aussi la joie de nous éveiller à nous-mêmes à l’occasion de toute nouvelle rencontre, dans un contact de soi à soi dont l’élu(e) est le garant d’autant plus merveilleux que toujours imprévisible !

Mais revenons aux images, et notamment à celles de Claude Nori. Car si le langage est bien fait pour dire le désespoir et l’angoisse du bonheur, elles semblent bien faites, quant à elles, pour dire son exaltation merveilleuse !

Le bonheur dans l’image

Depuis la thèse inaugurale de Roland Barthes qui, à la suite de la mort de sa mère, confondit l’« essence » de la photographie avec le rôle qu’il désirait lui faire jouer dans la période de deuil qu’il traversait, la photographie est communément rangée du côté de la nostalgie, voire de la mélancolie. C’est pourtant oublier son extraordinaire pouvoir de susciter des représentations du devenir[[Voir à ce sujet Serge Tisseron, Le Mystère de la chambre claire , Paris, Les Belles Lettres, 1996 (Rééd. Champs Flammarion, 1999).

]]. Toute image nous raconte une histoire avec un « avant » et un « après ». En outre, sur une image, aucun élément n’est jamais seul. Il est « avec » ce qui l’entoure à tel point que deux objets rapprochés sur une image ne sont pas seulement en proximité, mais véritablement en continuité.

Cette puissance de l’image fait que nous aimons celles qui nous montrent avec ceux que nous aimons. Ce n’est pas seulement une façon de rappeler de bons moments du passé, mais une manière de fonder, dans le présent, une pensée du couple comme couple ou de la famille comme famille. L’image est un contenant avant d’être un contenu. Elle fonde à la fois l’être au monde (que serai-je sans une image de moi-même ?) et l’être ensemble de tous les groupes dont le couple est le premier.

Claude Nori s’engage donc sur la voie de l’exploration des couples que nous constituons tout au long de notre existence et qui sont autant de variations mélodiques sur le thème de « l’être ensemble » : la mère et son bébé bien sûr – la fameuse dyade primitive des psychiatres d’enfants -, mais aussi frères et sœurs, amant et amante, mari et femme, enfant et parents. Peu importe que ces couples soient en union ou en désunion, ils sont en devenir . D’ailleurs, lorsqu’un couple s’embrasse, comment savoir si l’évidence de ce baiser correspond à l’espoir de ne se séparer jamais ou à l’adieu d’une dernière rencontre ? L’image constate seulement l’élan émotionnel qui les relie, et peu importe que leurs gestes soient conformistes ou de mauvais goût, débridés ou retenus.

Une théorie du bonheur

Le psychanalyste et pédiatre anglais Winnicott a esquissé une théorie qui nous permet de mieux comprendre cette distinction entre le plaisir d’utiliser le monde et le bonheur d’être au monde. Pour lui, le bébé qui vient au monde n’a pas une mère, mais deux. En fait, ces deux « mères » ne correspondent pas à deux personnes distinctes, ni même à deux modes de relation différents avec une seule personne. Ils correspondent à deux types de relation que l’enfant établit avec l’ensemble de son environnement, à la fois humain et non humain. L’un de ces deux pôles correspond à la satisfaction des besoins divers, l’autre aux attentes de calme et de sérénité. Ils sont indépendants. Le premier joue un rôle essentiel dans l’établissement des stratégies ultérieures du désir, du plaisir et de la jouissance. Le second assure le sentiment de continuité, de stabilité et de permanence.

Ces deux « mères » sont ensuite en principe réunies en une seule lors du développement, mais souvent la synthèse échoue. Nous nous attachons – ou nous restons attachés – sincèrement à des personnes qui nous frustrent ! Il existe néanmoins d’heureux moments où cette question ne se pose pas : les deux « mères » paraissent miraculeusement réunies, c’est le bonheur ! C’est notamment ce qui se passe dans l’instant merveilleux de la rencontre amoureuse, ou de cette autre forme de rencontre que sont, après une séparation toujours vécue comme trop longue, des retrouvailles. Et c’est à ce moment privilégié que s’attachent les photographies de Claude Nori.

Seuls au monde

Le bonheur a la particularité, comme la photographie, d’envelopper la durée dans une continuité sans rupture. Alors que le mot de plaisir est aussitôt évocateur d’une excitation et celui de jouissance d’une rupture – la fameuse « petite mort » -, on parle volontiers de « nager dans le bonheur ». Le cadrage des images du Nori, pudique et réservé, respecte la distance qui crée cette illusion. Ici, pas de téléobjectif ni de gros plan découvrant l’intimité d’un couple. « Les amoureux sont seuls au monde », dit-on parfois sans s’apercevoir à quel point cette formule est juste, qui ne dit pas que les amoureux seraient retranchés du monde, mais qu’ils sont, justement, « au monde ». En effet, sur les images de Claude Nori, l’environnement est toujours présent, même réduit à un élément minimum comme un morceau de store. L’être humain va par deux, mais il y va au milieu de ses semblables.

La vie est bizarre. Il faut d’abord lutter pour être autonome et indépendant. Cette évolution sauve l’esprit, mais elle n’est pas suffisante pour assurer le bonheur. Il est ensuite indispensable d’aller au-delà de son isolement pour établir un lien et une dépendance à l’autre. D’ailleurs, après le mythe de l’autonomie absolue, notre époque devient celle des liens communautaires retrouvés. Mais la dépendance fait peur. De qui être dépendant ? De ceux qui nous rendent heureux, bien sûr ! Le « moi » sans « toi » est condamné à une existence malheureuse. Le signe le plus sûr qu’on est une être humain complet est d’être capable de se sentir heureux avec un autre. C’est ce que nous racontent les contes de fée. C’est aussi ce que nous racontent les photographies de Claude Nori que je préfère.