Plus facile à dire qu’à faire…

10 juillet 2011Ecrits

Arles exposait cette année, sous l’intitulé “ Ethique, esthétique, politique ” une remarquable rétrospective du photomontage politique (à partir des collections de l’IVAM en Espagne), une exposition sur “ le devoir de mémoire ” consacré aux massacres du siècle, et aussi entre autres, une série sur les martyrs de Cana, un esthétisme qui se veut métaphysique à défaut d’être politique avec Aziz et Cucher, une présentation des travaux de Esther et Johen Gerz et un regard sur la photographie officielle, de Marrakech à la Maison Blanche en passant par le Vatican. Mais l’essentiel était moins dans le choix des images exposées que dans l’intention de questionner “ le sens qu’elles ont et le sens qu’elles prennent en fonction des utilisations qui en sont faites ”, selon les propres mots du Directeur artistique Christian Caujolle dans la préface au catalogue de présentation.

Les images du photojournaliste américain Eugène Richards donnaient le ton : pauvreté, drogue, interventions chirurgicales, morgue, prostitution, habitants des égouts… Cet ancien travailleur social handicapé à la suite d’un passage à tabac par des militants racistes du sud soulève tous les problèmes : le photographe présent sur un lieu de crise doit-il photographier ou au contraire aider ? Jusqu’où a-t-on le droit de montrer la souffrance des gens, leur sexualité et leur mort, autrement dit leurs vie intime ? Comment photographier un cadavre ? Comment empêcher qu’une image faite avec une certaine intention (par exemple, pour révéler la misère d’une communauté) soit utilisée avec une intention de sens opposé (par exemple, pour stigmatiser la déchéance de cette communauté et alimenter une campagne de dénigrement à son égard) ? Sans dire s’il y réussit, remarquons pourtant que les photographies d’Eugène Richards sont bien plus fortes lorsqu’elles correspondent aux personnes et aux communautés dont il est proche. Confronté à l’Afrique et à ses misères terribles, l’esthétisme de la « bonne grammaire » photographique le guette… Un colloque de trois jours sur le thème Image et Politique (placé sous la présidence de Paul Virilio et la direction d’Ignacio Ramanet, directeur du Monde diplomatique), était censé répondre à quelques-unes des questions posées par les expositions. Des images, il faut malheureusement peu question, et le peu qui fut dit parut plus faciles à énoncer qu’à mettre en pratique…

Berthold Brecht aimait à dénoncer, d’une formule malheureusement oubliée, ce qu’il appelait « le mythe de l’immaculée perception ». La compréhension ne découle jamais de la seule perception. Il ne suffit pas de voir pour comprendre, ni au théâtre, ni en photographie, ni en aucun autre domaine d’ailleurs. C’est pourquoi « montrer » contient toujours le risque de « tromper ». Pour éviter les mauvaises « lectures », il n’y a de solution que dans la « contextualisation » des images. Mais que signifie ce mot ? D’une part, il est indispensable d’expliquer comment les images ont été fabriquées, par qui, dans quelles circonstances, avec quelles intentions, mais aussi avec quels contrats éventuels et quelles contraintes ; et d’autre part, il faut à tout moment prendre en compte la manière dont elles sont habituellement présentées, les autres images qui les précédent ou les suivent, les textes ou les paroles qui les accompagnent. Voici pour la théorie.

Sur le terrain des expositions, rien n’était aussi clair, et deux expositions provoquaient un franc malaise. La première montrait des tortures pratiquées en Mauritanie et au Timor : un jeune prisonnier exhibait un, puis deux moignons, avant qu’un gros plan sur ses deux mains ballottant à un crochet ne confirme le châtiment tandis que sur une autre série, un prisonnier attaché sur le sol se voyait enfoncer progressivement dans la bouche une longue barre métallique qui finissait par disparaître presque totalement. (Renseignements pris, il s’agissait de photographies prises par les bourreaux et vendues à Amnesty International pour témoigner de la réalité des tortures). Acceptons l’idée de la précipitation et de l’erreur. Cette exposition n’a d’ailleurs provoqué aucun commentaire lors du débat… ce qui ne fut pas le cas des photographies de prisonniers cambodgiens avant leur exécution : travail de commande s’il en est puisque le prisonnier chargé de cette besogne ne faisait que sauver sa tête en le réalisant. Christian Caujolle se défendit en public des attaques « d’esthétisation » en faisant valoir la rigueur de ses choix : pas d’éclairage spécial, mais la lumière « dégueulasse » habituelle de la salle retenue pour y montrer ces images ; et un long texte explicatif écrit sur le sol obligeant le spectateur à un laborieux va-et-vient pour le déchiffrer. Il apparut en fait au cours de ces explications que ce ne sont pas seulement les photographies qui ont besoin d’être « contextualisées », mais aussi… les conditions de leur exposition. Caujolle, agressé, dit en trois minutes tout ce qui aurait dû être écrit à l’entrée de l’exposition. Son texte sur le sol, ses éclairages non retouchés, étaient chargés par lui d’une intentionnalité incompréhensible pour le spectateur. Une feuille dactylographiée affichée à l’entrée et expliquant ses doutes, ses hésitations et ses questions aurait fait bien plus pour nous introduire valablement à ces images que la réponse qu’il avait cru pouvoir y apporter. Mais il aurait fallu, aussi, expliquer la provenance de ces images, sélectionnées dans un musée cambodgien du souvenir par un autre musée – américain celui-là -. Il n’y a de « contextualisation » efficace que parlant des outils, des techniques et des conditions concrètes de réalisation, bref, conforme au projet baptisé ici même « médiologique ». Mais cela ne suffit pas. A partir du moment où il y a exposition, il n’y a de contextualisation que subjective.

Faut-il vouloir « contextualiser » l’image en réduisant sa polysémie ou au contraire en l’ouvrant ? Peut-on, aujourd’hui, prétendre contrôler les effets des images avec du texte ? N’est-il pas souhaitable au contraire de faire le choix d’ouvrir radicalement leur champ de significations possibles ? Cela, il est vrai nous oblige à accepter qu’elles ne soient que des images… A Arles même, devant la photographie d’un jeune cambodgien qui va être exécuté, le regard clair et interrogateur, son numéro matricule accroché à même la peau par une épingle à nourrice, j’éprouve une émotion érotique. Je n’en ai pas honte. Le génocide est une horreur. Mais ce garçon est beau. Christian Caujolle l’a choisi, parmi tous, pour la couverture du document de présentation de ces Rencontres. Moi aussi il m’émeut. A la « contextualisation » de cette image par le génocide s’opposent mes rêveries sur cette épingle qui semble le laisser insensible, par le contraste entre la manière dont cette épingle le traite en déjà cadavre et son corps nonchalant et presqu’offert. Je ne peux pas voir ce corps et cette épingle sans penser au martyre de St Sébastien et à ses variantes érotiques Saint Sulpiciennes. Pourquoi en aurais-je honte ? Cet homme a été torturé sans doute abominablement. Pourtant je n’ai pas affaire à lui, mais seulement à son image. Cette image, je la désire. Présent moi-même dans ce camp, je ne sais pas ce que j’aurais éprouvé, dit ou fait. Je n’y étais pas. Cette image, ne m’invite pas à entrer dans un camp, mais dans une image. Et l’horreur du génocide n’est pas dans ses images, mais dans sa réalité. Ses images, elles, nous parlent d’abord de nous, ses spectateurs, toujours et encore. C’est pourquoi leur contextualisation est aussi importante. Non pas pour leur imposer un seul sens conforme à la morale sociale ou aux intentions du commissaire artistique, mais au contraire pour rendre leur spectateur libre de les cultiver toutes selon sa fantaisie. Face à la photographie du garçon cambodgien, connaître les conditions de détention dans le camp où il a été torturé et où il est mort ne me renseigne pas seulement directement sur la photographie. Cela me renseigne aussi indirectement sur moi-même. Oui, ce que je « vois » dans cette image ne relève pas d’une intention du photographe ; il ne s’agit pas d’un arrangement de studio autour du thème de St Sébastien, les rêveries qui me viennent face à elle sont bien les miennes. Pourtant, elles naissent à partir de cette image. C’est qu’elles se développent entre l’image et moi au même titre que les conditions « objectives » de création de cette image se sont développées entre son photographe et son « sujet ». La « contextualisation » des images ne doit pas être guidée par le projet de réduire leur ambiguïté fondamentale, mais au contraire par le projet de la révéler. Image du monde, la photographie ne parle pourtant à chacun à tout moment que par les désirs personnels dont il l’investit. C’est pourquoi restituer la photographie à l’objectivité des conditions de sa production est ce qui me rend libre de mes propres désirs en elle.