Thomas Bilanges : images du double, figures de soi
Le travail de Thomas Bilanges est d’abord une façon de rendre hommage aux employés du musée Carnavalet. Pour le visiteur, ils sont en effet dispersés et souvent invisibles. Grâce à ses photographies, les voila rassemblés, tandis que l’invitation faite à chacun de sélectionner une œuvre du musée révèle leurs singularités. Et en plus, leurs portraits figurent désormais dans les collections aux côtés de ceux de grands personnages de l’histoire !
Mais ce travail est également l’occasion de poser des questions qui vont bien au-delà. A vrai dire, quand je l’ai découvert, j’ai aussitôt pensé aux « avatars », ces créatures de pixels que chaque internaute se fabrique pour entrer dans les mondes virtuels et y interagir. Dans les jeux vidéo ou sur les forums, chacun peut en effet exister sous l’apparence d’un personnage historique ou mythologique, d’un animal, d’un objet, voire d’une créature composite fabriquée à partir de tout cela, comme une jeune fille aux ailes de papillon et aux sabots de biche. Bien sûr, il existe entre le travail présenté ici et la logique des avatars une différence majeure. On construit son avatar en décidant de chacune des parties qui le constituent tandis que l’œuvre que les membres du personnel du musée devaient choisir existait déjà. Mais dans les deux cas, c’est le regard sur soi qui est mis à l’épreuve, et le même phénomène d’identification qui se trouve mobilisé. Il s’agit de décider qui, dans l’univers d’images qui m’entoure, va jouer le rôle d’accompagner mon image, et éventuellement de s’y substituer.
C’est pourquoi les photographies de Thomas Bilanges ne questionnent pas seulement le lien que les membres du personnel ont noué avec les œuvres du musée Carnavalet dont ils sont les gardiens. Elles interrogent la relation que chacun d’entre nous entretient avec les images dont il se sent proche, dans lesquelles il lui semble reconnaître un peu de lui-même, et qu’il choisit éventuellement pour le représenter.
1. Une similitude qui rassure
Tous les membres du personnel ont choisi un portrait parmi les œuvres du musée car c’est précisément ce qui leur était demandé. Quelques uns n’ont pas souhaité être photographié, et quelques autres ont refusé que leur portrait une fois pris figure dans l’exposition, mais la majeure partie d’entre eux ont joué le jeu. Leur préférence s’est parfois portée sur un tableau entier, d’autres fois sur un détail. Beaucoup d’entre eux se sont retrouvés à choisir le même portrait, notamment ceux de Madame Récamier et de Madame de Grignan- la fille de Mme de Sévigné – qui sont des symboles de ce musée. Les autres ont choisi un personnage historique comme Robespierre ou Jules Vallès, une figure mythologique, un portrait qui évoque leur artiste ou leur forme d’art favori (par exemple le dessin ou la sculpture), ou encore la mise en scène de leur activité préférée, comme la lecture. Mais au-delà de cette apparente diversité, beaucoup ont choisi un personnage qui leur ressemble.
Ce n’est guère étonnant. La similitude rassure car elle réduit la peur de l’inconnu. Cette attitude existe dans la vie quotidienne, par exemple lorsque, dans une salle d’attente, nous choisissons plutôt de nous asseoir à côté d’une personne qui a la même coiffure ou la même corpulence que nous plutôt qu’à côté de quelqu’un de très différent. A la limite, lorsque nous voyons une personne qui porte des lunettes comme les nôtres ou présente la même coupe de cheveux, nous sommes tentés d’en déduire qu’elle partage nos goûts et nos opinions. Cette tendance est si forte qu’elle est exploitée par des sites de rencontre sur Internet : ils jouent sur notre désir d’être rassuré en nous proposant de dénicher le partenaire qui nous ressemble le plus[[Comme FindYourFaceMatch.com
]]. Cette même préoccupation serait elle aussi à l’œuvre dans nos relations aux images ? Le choix des employés photographiés par Thomas Bilanges semble le montrer. Nous entourer d’images dans lesquelles il nous semble reconnaître quelque chose de ce que nous sommes ou avons été pourrait bien être une façon de nous rassurer.
Mais la ressemblance physique n’explique évidemment pas tout…
2. Un double qui ressemble et rassemble
L’affinité que nous ressentons pour un personnage historique ou mythologique peut nous inciter à rapprocher notre image de la sienne indépendamment de toute ressemblance physique. Nous nous sentons proches de quelqu’un dont nous pensons, à tort ou à raison, qu’il a été ce que nous aurions rêvé d’être. Je me vois en Juliette Récamier, en Voltaire ou en Napoléon parce que ce personnage réalise mes rêveries glorieuses.
D’autres fois, c’est la proximité d’une image avec un proche disparu qui est déterminante. Il peut s’agir d’un grand parent, d’un parent, mais aussi, pourquoi pas, d’un animal domestique. Si nous avons appelé notre chat Napoléon ou Voltaire, choisir l’effigie du grand homme pour nous tenir compagnie est l’occasion d’un clin d’œil du vivant de l’animal, et plus encore après sa mort. En ayant une relation privilégiée avec la représentation d’un personnage qui évoque secrètement un proche disparu, nous commémorons notre lien à lui à l’insu de tous. C’est un peu comme si nous lui élevions un autel privé et caché !
Enfin, la même démarche peut concerner un ancêtre que je n’ai pas connu, mais que j’ai imaginé. Ce n’est plus le petit théâtre des vivants, mais celui des revenants et des fantômes. Cette attitude est d’autant plus répandue que de nombreux enfants n’ont pas reçu de la part des adultes qui les entourent les mots pour penser les désastres vécus par les générations précédentes. Le silence des parents sur leurs propre parents est lourd de souffrances et de hontes et les enfants grandissent avec des angoisses qui ne sont pas les leurs : celles de guerres civiles ou familiales, d’abandon ou de trahison, de suicides cachés, de maladies gardées secrètes ou encore d’héritages jugés injustes. Le portrait appelé à accompagner le leur est alors comme celui d’un ancêtre qui aurait vécu à une époque lointaine, mais dont la proximité des traits évoquerait une parenté évidente. Un peu comme dans Le Secret de la Licorne de Hergé, le visage du capitaine Haddock est en tous points semblable à celui de son ancêtre le Chevalier de Hadoque, capitaine de marine sous le Roi Louis XIV… Cette proximité a évidemment un sens, celui d’une loyauté générationnelle qui traverse les générations et s’impose à chacun par la similitude des apparences.
Alors comment savoir, à chaque fois, laquelle de ces motivations l’emporte sur les autres ? Evidemment, c’est impossible. Par exemple, une employée a choisi de figurer à côté d’une femme qui lui ressemble, mais vêtue et coiffée comme au siècle dernier. Ce portrait lui rappelle–t-il sa mère, sa grand-mère, ou une ancêtre mythique dont elle aurait entendu parler ? Ou s’agit-il pour elle d’un peu de chacune de ces femmes ? Et le sait elle elle-même ? Beaucoup de raisons peuvent expliquer les rapprochements énigmatiques évoqués par ces images, et plusieurs peuvent y intervenir ensemble. Alors, restons prudents dans les explications qui nous viennent.
D’autant plus que certains choix semblent échapper absolument à la logique que nous venons d’évoquer. Ce sont ceux dans lesquels un employé choisit, pour accompagner sa propre image, une figure monstrueuse, étrange ou grimaçante. Est-ce sa part d’ombre qu’elle met en scène, ce que la saga de la Guerre des étoiles appelle « le côté obscur de la force » ? Est-ce une figure familiale terrifiante intériorisée au cours de son histoire dont elle veut se débarrasser, comme une mère envahissante, ou un père autoritaire et terrifiant ?
Notre exploration ne fait décidément que commencer.
3. « Je est un autre ».
Thomas Bilanges a renoncé à enregistrer les explications de ses modèles autour de leurs préférences et il a eu raison. Les motivations mises en avant auraient risqué de nous faire oublier celles, bien plus obscures, qui ont pu déterminer leur choix. Car si certaines des raisons qui les ont guidés sont dicibles, d’autres, comme nous allons le voir, échappent à toute représentation consciente.
L’image que j’ai de moi et celle que je découvre dans le miroir divergent en effet dès l’origine et ne se rejoignent jamais. L’homme a une image, mais il n’est pas cette image. D’autant plus que le visage est, pour chacun d’entre nous, une partie de lui-même qu’il ne peut pas voir, sauf à l’aide d’un miroir. Et l’image qu’il y découvre est inversée par rapport à sa propre apparence : un grain de beauté sur la joue droite est vue sur la joue gauche et vice versa. Du coup, chacun se voit dans le miroir tel que personne ne l’a jamais vu et ne le verra jamais. Cette image, aussi fausse soit elle, est pourtant un repère essentiel de l’identité de chacun, et sa découverte une fête.
Darwin, le premier à s’y être intéressé, avait observé que son fils reconnaissait son image dans le miroir à partir de l’âge de neuf mois. Cette date a ensuite été reproduite régulièrement comme vraie, notamment par Jacques Lacan dans son texte intitulé « Le stade du miroir », sans que ni l’un ni l’autre ne la vérifient. En réalité, les recherches de psychologie expérimentale ont montré qu’avant deux ans, l’enfant n’est guère intrigué, ni captivé par son image. Avant un an, il se comporte même vis-à-vis d’un miroir comme vis-à-vis d’un autre enfant, c’est-à-dire sans faire la différence entre la réalité et le reflet. En revanche, à partir de douze-treize mois, l’enfant commence à s’apercevoir que ce n’est pas la même chose. Il explore ses mains, ses pieds et les diverses parties visibles de son corps sur lui-même et sur son image. Il en compare la réalité avec leur reflet. Mais son visage lui reste inaccessible autrement que par l’artifice d’un miroir. C’est pourquoi, lorsqu’il s’y découvre, il ne s’y reconnaît d’abord pas. Par contre, il jubile s’il voit l’image de sa mère ou d’un camarade à côté de lui ou derrière lui. L’image de son propre visage n’est reconnue comme sienne qu’à l’âge de deux ans. L’enfant y réagit d’abord avec frayeur et s’en détourne. Il s’était imaginé autrement, précisément sur le modèle de la personne dont il était le plus proche. Il lui faudra beaucoup de temps pour s’habituer à elle. Ce travail n’est même jamais terminé !
Freud a décrit cette expérience étrange, assez banale et pourtant toujours dérangeante. Un jour qu’il fait un voyage en train, raconte-t-il, il aperçoit une silhouette intrigante au bout du couloir d’un wagon. Il est alors envahi par l’angoisse avant de comprendre que ce couloir est fermé par une porte munie d’un miroir. C’est son propre reflet qui lui est apparu comme l’image d’un étranger inquiétant parce qu’il ne s’attendait pas à la croiser là et qu’il ne s’y était pas préparé. Freud cherche alors à approfondir le rapport ambigu que nous entretenons chacun avec notre propre image et propose le terme allemand unheimlich, traduit en français par « inquiétante étrangeté »[[Pour Freud, il n’y a pas que l’image de soi qui soit chargée d’inquiétante étrangeté. C’est le cas de toutes les formes de retour à la conscience de ce qui a été refoulé.
]]. C’est cette étrangeté que la photographie accentue encore en nous proposant une image de nous-mêmes inversée par rapport à celle du miroir. A peine sommes-nous familiarisés avec notre image dans le miroir, où nos traits sont inversés, que nous devons affronter celles de la photographie, où notre apparence est redressée, et nous voilà à nouveau désorientés !
Est-ce la raison pour laquelle les employés photographiés par Thomas Bilanges n’aiment pas trop la photographie qui les représente, alors qu’ils apprécient les photographies des autres ?
Quant à ceux qui ont choisi une image étrange pour accompagner la leur, est ce une façon pour eux de témoigner de la même étrangeté que nous éprouvons à croiser notre image dans un miroir sans y être préparés ?
4. Dans le regard de l’autre
La différence entre ce que je perçois dans mon miroir et ce que je me sens être est au cœur de la relation que j’entretiens avec moi-même. Dans mon miroir, je me vois gros alors que je suis maigre, je me vois femme alors que je suis homme, je me vois blanc alors que je suis noir. Non seulement cette divergence est inévitable, mais c’est même la tension qu’elle produit qui constitue notre véritable identité.
La raison de ce divorce ? C’est que nous nous découvrons dans le regard des autres autant que dans les miroirs. Le bébé constitue en effet sa première représentation de lui-même à partir de ce qu’il découvre dans le regard de l’interlocuteur privilégié qui accompagne sa découverte du monde. Puis, toute notre vie, nous continuons à nous découvrir dans le regard d’autrui. Je me vois aimable dans un regard amoureux, haïssable dans un regard haineux, coupable dans un regard suspicieux… A la limite, je peux me voir comme un animal ou une plante dans un regard qui me voit tel, et même inexistant dans un regard qui ne me voit pas. L’enfant se voit singe dans le regard moqueur de l’adulte qui considère ses plaintes comme autant de grimaces, ou molosse dans celui, terrifié, qu’un autre parent lui jette quand il se met en colère.
Confrontés parfois aux mêmes jugements muets jetés sur eux par un regard, les adultes font la part des choses. Ils relativisent ces diverses images d’eux-mêmes que leur renvoient les regards qu’ils croisent, même si c’est un travail jamais terminé et que certains adultes n’y parviennent que très difficilement. Mais les enfants dont l’identité est en construction n’ont pas encore appris à distinguer, dans les regards sur eux, ce qui les concerne en propre de ce qui concerne celui qui les regarde. C’est pourquoi certaines images entrevues un jour dans le regard d’un autre peuvent continuer à nous hanter toute notre vie. Toute image d’un autre humain nous fait hésiter entre y voir un sosie qui nous ressemble et un étranger qui est bien nous.
Le choix d’une image peut venir se loger dans cette souffrance. Je me sens alors proche d’un portrait qui donne corps à ce que j’ai cru un jour deviner dans un regard. Par exemple, quelqu’un d’important pour moi m’a une fois regardé comme un singe, et cette image s’est gravée en moi à la fois comme une blessure et comme une question. Je peux trouver cette image fascinante ou repoussante, mais dans les deux cas, je m’en sens proche. Et si je choisis cette image pour accompagner mon propre portrait, c’est en réalité pour m’en désolidariser. Par ce choix, je clame ma différence. Je ne suis pas comme sur cette image, je ne suis pas celui que j’ai entrevu dans ce regard ! Il s’agit bien sûr d’abord de m’en convaincre moi-même…
On le voit, le travail de Thomas Bilanges ne fait pas seulement écho aux relations que les employés du musée Carnavalet entretiennent avec les œuvres dont ils sont à la fois les dépositaires et les gardiens. Il soulève une question qui est au cœur du rapport que tout être humain entretient avec lui-même. Une question à laquelle chacun tente de trouver un début de réponse dans les images qui l’entourent, ou dont il s’entoure. Et c’est son grand mérite de le faire en respectant la part de mystère propre à chacun.
Bibliographie
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Tisseron S. (2008), Virtuel, mon amour, Paris : Albin Michel.
Winnicott D.W. (1969). De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris : Payot.
La petite musique du bonheur
A propos des photographies de Claude Nori
G. Gatian de Clérambault Psychiatre et photographe
Les empêcheurs de penser en rond, 1990
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Cahier de la Photographie N°2, Images et Pouvoirs, 2010
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Colloque sur Le tableau vivant, 18 mars 2010
Filmer avec la main
Festival Caméras mobiles, lux Scène nationale de Valence, 2011
Le rêve, la mémoire, l’hallucination : éloge de la réalité métissée
Conférence à l’Itaü Cultural, Sao Paulo, 12 octobre 2009
En attente d’une floraison à venir
Préface de l’édition japonaise de « Le mystère de la chambre claire »
Qu’est ce qu’une image emblématique ?
in W.Eugene Smith, Du côté de l’ombre, Seuil, 1999 (dir. Gilles Mora)
La photographie, un regard soutenu par les mains
Revue Sensible, septembre 1997
L’autoportrait
Exposition à l’Agence Picto. Septembre 1997
Enfermer pour développer
Mois de la photographie, 1998
L’image funambule ou La sensation en photographie
Nuage / Soleil – Bernard Plossu / Serge Tisseron, Marval, 1994
La photographie sans image
Salonique. Résumé de Conférence, 1998
La photographie faite avec les mains
Plovdiv (Roumanie) – 23 mai 1998
Pour une photographie délivrée du symbole
1998
Le photographe et le législateur face à la fragile frontière du réel
Paru dans les Cahiers de Médiologie, 1997 (Le Kiosque n°5)
Plus facile à dire qu’à faire…
XXVIIIe Rencontres Internationales de la Photographie d’Arles, 1998