Harry Potter et Le Prince de sang-mêlé[1]
La face noire des objets
Dans tous les bons thrillers, c’est à la fin que tout s’éclaire. Les aventures de Harry Potter ne font pas exception à la règle. Et pour ceux qui auraient eu du mal à suivre le scénario, le dernier film de la série – Le Prince de sang-mêlé – contient des explications précieuses. Mais rassurons nous. Tout n’est pas limpide pour autant et ceux qui veulent trouver par eux-mêmes la réponse aux énigmes de J.K. Rowling ont encore du pain sur la planche… pour autant qu’ils n’aient pas encore lu le dernier roman de la série. Dans cet épisode, nous apprenons donc que Voldemort a été dès le berceau un petit génie de la magie noire. A peine atteint ses douze ans, parler avec les serpents, lire les pensées de ses interlocuteurs et leur jeter de mauvais sorts n’avait plus aucun secret pour lui. Rien d’étonnant donc si sa fréquentation assidue de la bibliothèque de Poudlard l’a conduit très vite à chercher d’autres tours. Et c’est ainsi qu’il a découvert un sort qui l’a particulièrement séduit, celui de l’horcruxe.
- Le (très mauvais) sort de l’horcruxe
Ceux qui n’avaient pas encore compris que Voldemort aime nuire à son prochain vont en être enfin convaincus : car la création d’un horcruxe viole à la fois les lois de la nature et celles de la moralité. Mais qu’est ce qui se cache derrière ce mot étrange ? Tout simplement un objet ordinaire et en tous points semblable aux autres, mais absolument extraordinaire par le fait qu’un sorcier a décidé d’y déposer une partie de son « âme » – d’autres diraient de son esprit. Dans quel but ? Rien moins que l’immortalité ! Le sorcier qui a réalisé un horcruxe est en effet assuré de rester vivant aussi longtemps que l’objet dans lequel il a placé une partie de lui est intact. Mais l’opération n’est pas sans danger. Elle place momentanément le psychisme de celui qui la réalise dans une grande instabilité. En outre, la partie de soi placée dans un objet partage désormais le destin de son réceptacle : que celui-ci soit détruit et cette part de lui l’est aussi. Voila pourquoi la fabrication d’un horcruxe viole les lois de la nature : l’objet n’y est plus tout à fait un objet et le mortel qui l’a créé n’en est plus tout à fait un non plus.
Mais il y a plus grave encore : l’horcruxe viole les lois de la moralité parce que sa fabrication nécessite un ingrédient terrible, la mort d’un homme. Le sorcier qui commet la grave erreur d’en expliquer le mode d’emploi au jeune Voldemort en résume la nécessité en ces termes : « Tuer un homme vous déchire l’âme en deux. » C’est ce déchirement qui permet d’arracher une partie de soi et de la placer dans un objet. A partir de là, les horcruxes peuvent être des objets très banals, comme un livre, un gobelet, un siège… Très banals, sauf évidemment pour son propriétaire !
Dans l’histoire de Poudlard, les mages noirs qui ont réussi ce sort l’ont fait une fois. Mais Voldemort ne veut rien faire à moitié. Si mettre une partie de soi dans un objet est déjà une épreuve terriblement difficile pour un sorcier chevronné, lui décide, dès son adolescence, qu’il le fera sept fois ! Nous voici donc prévenus, Voldemort existe non seulement dans son corps réel, mais dans sept objets où il a placé une partie de lui. A charge donc pour Harry Potter et ses amis de les découvrir et de les détruire ! Heureusement pour eux, Voldemort accorde beaucoup d’importance aux symboles et les objets qu’il a choisis pour horcruxes ont toujours une forte valeur symbolique à ses yeux. Leur recherche en sera donc facilitée d’autant…
- Quand la réalité rejoint la fiction
On trouve en psychanalyse un processus proche de celui que J.K. Rowling a imaginé aboutir à la création d’un horcruxe. C’est l’identification projective. Elle est souvent mal comprise et c’est bien compréhensible parce que si les psychanalystes se souciaient un peu plus de pédagogie, ils l’auraient appelé plutôt la projection identificatoire. C’est en effet la projection qui vient en premier, et l’identification en second. En pratique, une personne projette une partie d’elle-même dans un objet ou un individu en identifiant totalement celui-ci à la partie de soi qu’elle y a projetée. Prenons un exemple caricatural, et malheureusement bien réel. Il s’agit de quelqu’un qui éprouve une vive agressivité, mais refuse de la reconnaître car il veut se sentir toujours « bon » en toutes circonstances. Il peut alors se débarrasser de cette agressivité qui le dérange en la projetant sur une personne de son entourage. Mais du coup, celle-ci va lui paraître agressive en toutes circonstances ! C’est le mécanisme en œuvre dans la paranoïa : le paranoïaque est celui qui se sent persécuté par quelqu’un qui ne lui veut en général pas de mal, mais qui a eu le malheur de devenir le réceptacle de ses parties « mauvaises ».
Pourtant, je le reconnais, le rapprochement entre l’horcruxe et l’identification projective laisse à désirer. D’abord, dans celle-ci, l’acteur de la projection est incapable de reconnaître qu’il a projeté une partie de lui-même chez autrui : il la lui attribue en oubliant son origine. Mais surtout, pour qu’il y ait horcruxe, il faut qu’il y ait mort d’homme, et ce n’est absolument pas le cas dans l’identification projective. Heureusement, les psychanalystes Nicolas Abraham et Maria Torok ont développé une notion qui s’en rapproche beaucoup mieux : c’est la crypte.
- La crypte au fond du moi
Si l’horcruxe a frappé l’imagination des fans de Harry Potter, la crypte a eu le même effet chez les psychanalystes ! Remarquons d’ailleurs que les deux mots ont chacun des résonances du côté de la mort et du mystère. L’« horcruxe » évoque la croix – « crux » – et la souffrance attachée à ce supplice, tandis que la « crypte » suscite l’image d’une pièce basse et mystérieuse qui abrite des sépultures. Cette référence commune à la mort n’est pas un hasard. Le mot de crypte a été imaginé par Nicolas Abraham pour désigner les conséquences d’une situation suffisamment terrible pour couper l’esprit de celui qui la vit en deux, et qui a souvent impliqué une mort d’homme… exactement comme l’horcruxe.
Mais commençons par le début. La fabrication d’une crypte comporte quatre étapes. Tout débute par une expérience extrême qui déborde les possibilités de celui qui la vit d’y faire face. Il peut s’agir d’un décès, d’un accident, d’une agression, bref de tout ce qu’on appelle un traumatisme. Si celui qui en est frappé trouve quelqu’un pour l’écouter et le soutenir, il a des chances de pouvoir intégrer ce traumatisme dans sa vie. Malheureusement, c’est rarement le cas. Plus un traumatisme est grave et plus il est difficile de trouver quelqu’un qui accepte d’en entendre parler.
La victime a alors recours à un mécanisme de survie. Elle enferme tout ce qu’elle a vécu au plus profond d’elle même avec le désir de l’oublier à jamais. C’est ce que Nicolas Abraham a appelé une « inclusion psychique», tandis que je préfère pour ma part parler de « secret psychique », parce que cette expression a le mérite de pointer qu’il s’agit de quelque chose dont on ne veut même pas se parler à soi même tant c’est douloureux. Le psychisme de celui qui en est habité est aussi instable que celui du sorcier qui a réalisé un horcruxe, même si c’est pour d’autres raisons. D’un côté, il désire faire comme si ce qu’il a vécu n’avait jamais existé ; mais d’un autre, il ne peut pas s’empêcher d’espérer trouver un jour l’interlocuteur idéal avec lequel il pourrait enfin partager son expérience et la socialiser. Il oscille entre le désir d’oublier et celui de se souvenir.
La troisième étape survient lorsqu’un événement met fin à cette oscillation en faisant définitivement basculer l’expérience pénible du côté de l’indicible. Cet évènement est le plus souvent, comme dans l’horcruxe, la mort d’un homme. Une mort redoutée et non souhaitée, celle du partenaire de l’expérience traumatique. Car s’il faut toujours un meurtre pour sceller un « horcruxe », c’est souvent un mort, – naturel ou accidentel – qui scelle une crypte.
- Mort d’homme
Qui pourrait mieux recevoir les mots du traumatisme que celui qui l’a partagé ? C’est pourquoi celui qui a été maltraité a l’impression de ne pouvoir se libérer de la charge qui pèse sur sa vie qu’en parlant avec son agresseur, comme dans La jeune fille et la mort de Polanski[2]. Mais il peut s’agir aussi du désir de partager son expérience avec une autre victime, voire avec un spectateur du traumatisme. Dans tous les cas, la disparition de cet interlocuteur privilégié rend la réalisation du désir d’en parler impossible : le principal intéressé a fait défection. L’inclusion psychique, jusque là partiellement ouverte sur la possibilité d’un échange qui la fasse évoluer, se transforme alors en « crypte » dont la particularité est d’être scellée à jamais.
« Quel rapport avec l’horcruxe, me direz vous, je ne vois encore aucun objet impliqué dans ce que vous décrivez, et l’horcruxe, c’est un objet !» Patience. Ce n’était que la troisième étape du processus et nous en avons annoncé quatre. Après l’expérience traumatique, l’inclusion et la crypte qui en est une forme aggravée par un mort, voici donc la quatrième : le porteur de crypte place dans un objet qui lui est proche les émotions, les pensées, les souvenirs et les rêveries attachées à l’expérience traumatique devenue indicible. Mais du même coup, il lie son sort à cet objet qui contient, comme dans l’horcruxe, une partie de son « âme », ou si on préfère, de son esprit.
Le romancier Alexandre Soljenitsine nous en donne un exemple dans sa nouvelle intitulée « La Maison de Matriona ». L’héroïne a gardé toute sa vie le secret d’un amour qu’elle a l’impression d’avoir trahi. Follement amoureuse d’un homme nommé Faddei, elle l’a cru mort à la guerre et a accepté d’épouser son frère Efime. Mais Faddei revient, Matriona continue à l’aimer en secret et son esprit est plein de rancoeur contre Efime auquel elle peut reprocher de l’avoir trop pressée et de ne pas lui avoir permis d’attendre Faddei. Après la mort d’Efime auquel elle n’a jamais rien confié de ce qu’elle éprouve, elle enferme son amour toujours vivant, mais aussi sa honte et son remords dans les poutres de la chambre qui avait été construite pour abriter son union avec Faddei si celle-ci s’était déroulée comme elle l’espérait. Un jour, cette maison est détruite et les poutres sont démontées pour être utilisées ailleurs. Mais Matriona ne peut pas se résoudre à abandonner la partie d’elle qu’elle y a déposée. Un soir de février, elle accompagne donc les deux traîneaux transportant ce qui est pour tout le monde de simples poutres, mais pour elle la relique des amertumes et des espoirs de son amour déçu. Le traîneau se bloque sur un passage à niveau non gardé. Matriona garde les mains posées sur les poutres, un train arrive, elle est écrasée.
C’est que la crypte et l’horcruxe partagent un dernier point commun. Ce sont deux opérations très difficilement réversibles et il est pratiquement impossible à celui qui y a eu recours de se réapproprier ce qu’il y a déposé. Pour y parvenir, le sorcier qui a commis un meurtre doit prendre sur lui les souffrances qu’il a infligées à sa victime et en éprouver un douloureux et sincère repentir. Quant au porteur de crypte, il ne pourrait s’en débarrasser qu’en acceptant de s’ouvrir à quelqu’un de sa souffrance, mais aussi de sa honte, et bien souvent de sa haine et de ses remords…
Mais pour terminer, ne laissons pas le lecteur sur le sentiment pénible et angoissant que les objets qui nous entourent seraient des sortes de bombes à retardement. La théorie de la crypte et la légende de l’horcruxe contiennent bien une partie du secret de nos relations aux objets, mais une toute petite partie ! Les objets qui nous entourent ont en effet heureusement aussi d’autres rôles.
- Une clinique de nos objets quotidiens
Nos objets quotidiens ont d’abord bien sûr une utilité pratique : un manteau protège du froid et une chaise permet de s’asseoir. La seconde de leurs fonctions est identitaire : nous les choisissons de telle façon qu’ils correspondent à nos goûts et ces choix renforcent et affichent notre identité. En troisième lieu, les objets ont une fonction d’oubli. C’est celle que décrit J.K. Rowling avec l’horcruxe et Nicolas Abraham avec la crypte. Ils sont un peu comme des caves ou des greniers où nous enfermons les objets évocateurs de souvenirs que nous voulons écarter de nous, sans pour autant renoncer à nous en débarrasser tout à fait.
Enfin – et cet aspect est absent des Aventures de Harry Potter -, les objets peuvent accompagner le travail de réappropriation de parties de soi que nous y avons déposées. Ce travail psychique, le plus souvent silencieux et inconscient, est responsable d’une situation que nous connaissons tous : un objet qu’il nous semblait essentiel de garder près de nous à un moment de notre histoire peut nous paraître totalement inutile quelques années plus tard. Les objets qui commémorent des moments de grand bonheur sont évidemment les premiers concernés par ces changements. Il arrive parfois un jour que nous ne comprenions pas pourquoi nous leur avons accordé tellement d’importance dans le passé. C’est parce que nous avons assimilé et intégré dans notre vie psychique ce que nous y avions initialement déposé. L’objet est devenu une coquille vide et inutile.
Mais d’autres objets gardent toujours le pouvoir de relancer les souvenirs qui y sont associés. C’est le cas des photographies que nous gardons dans nos albums. Elles activent les émotions, les sensations et les images gardées vivantes à l’intérieur de nous, qui se mettent à danser comme au premier jour.
L’horcruxe imaginé par J.K. Rowling évoque de façon magistrale la face la plus noire de nos relations aux objets. Il y en existe aussi heureusement une face lumineuse.
Conscient
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FONCTION DE FONCTION
DEPOT UTILITAIRE
(caves et greniers…) (usage)
INTIME PUBLIC
FONCTION FONCTION
D’ASSIMILATION IDENTITAIRE
DES EXPERIENCES (narcissique)
DU MONDE
(ravail psychique pas
forcément conscient)
INCONSCIENT
Les quatre fonctions des objets (d’après Serge Tisseron, 1999)
Bibliographie :
Abraham N. et Torok M., L’Ecorce et le noyau, Paris : Flammarion, 1978.
Soljenitsine A., La Maison de Matriona, Paris : Julliard,1965.
Tisseron S., Comment l’esprit vient aux objets, Paris : Aubier, 1999.
Tisseron S., Secrets de famille, mode d’emploi, Ramsay, 1996 (rééd. Marabout, 1997).
[1] Film réalisé par David Yates. USA. Le Prince de sang-mêlé. Sortie le 15 juillet 2009.
[2] Film franco-britannique réalisé par Roman Polanski. Date de sortie le 29 mars 1995.