Jean de la Lune – Si différent, et si proche pourtant

par | 2012 | 2012, Chronique de Cinéma

Serge Tisseron

Jean de la Lune[1]

si différent, et si proche pourtant

 

L’année 2013 commence, et s’il y a quelque chose dont nous pouvons être certains, c’est que le beau rythme de découvertes scientifiques inaugurées depuis quelques années dans le domaine de la compréhension de la vie psychique et mentale va se poursuivre. Pourtant, en 2012, aucun film marquant n’a été consacré à ce sujet, surtout si on envisage la place qu’ont occupé en d’autres temps des films comme Rain man[2], qui nous a permis de porter un regard différents sur le monde des autistes de haut niveau, ou Un homme d’exception[3], consacré à l’histoire de John Nash, mathématicien schizophrène qui reçut le prix Nobel d’économie en 1994. Pourtant, en cette toute fin d’année, est survenu un film étrange et attachant, que sa forte valeur poétique engage à pouvoir lire de multiples façons : Jean de la lune, de Tomi ungerer.

 

Etranger à notre monde

Imaginez une créature blanche, au visage rond et aux yeux en forme de pleine lune. C’est Jean de la Lune tel que Tomi Ungerer nous propose d’en raconter l’histoire. Cette créature vit bien sûr dans la lune comme son nom l’indique. Si elle y est restée si longtemps, c’est qu’elle s’y sent rassurée, repliée en deux dans le cercle de la lune comme dans une cabane dont elle occuperait les deux tiers, ou comme un bernard-l’ermite dans son coquillage. Mais en même temps, Jean de la lune s’y sent seul, très seul. Il a envie de rencontrer d’autres créatures et d’entrer en relation avec elles. Alors un jour, il attrape la queue d’une comète, car puisque les comètes ont une queue, pourquoi ne pas s’en saisir ?

La comète l’amène donc sur terre, et y fait un grand trou en tombant. La collision attire l’attention du « Président de la Terre » qui y voit le signe d’une invasion. C’est que ce Président là ne pense qu’à étendre ses conquêtes. Celui qui voit le monde comme un espace à conquérir craint évidemment toujours que d’autres aient la même idée. Mais les soldats dépêchés sur place ne trouvent personne. Jean de la Lune va donc pouvoir commencer à explorer la terre. Hélas, le belliqueux dictateur ne renonce pas si facilement à retrouver la preuve d’une invasion. Il la souhaite même d’autant plus qu’elle lui permettrait de justifier ses propres visées annexionnistes. Quelle aubaine qu’une tentative d’invasion des extra terrestres pour expédier ses propres troupes vers des territoires outre-terre !

Heureusement, Jean de la lune croisera aussi des enfants, qui seront ses plus fidèles amis. Ils le connaissent pour l’avoir vu dans la lune, là où les adultes ont justement cessé de regarder. Et il rencontrera aussi un vieux professeur qui semble endormi depuis que son portrait a été peint… en 1643. Il s’appelle Ekla des Ombres et il est un peu le double terrestre de Jean de la Lune. Il vit seul dans un atelier désert situé au milieu des champs exactement comme Jean de la lune dans sa cabane au milieu des étoiles. D’ailleurs, son nom peut aussi s’écrire « Eclat des Ombres », tandis que Jean de la Lune apparaît comme un « éclat des lumières ». En effet, sa blancheur n’est pas le résultat d’une lumière propre qui l’habiterait. Comme la lune dont il partage la pâleur, il ne fait que refléter celle qui tombe sur lui, et sa visibilité en accompagne d’ailleurs les variations : les sources lumineuses le rendent visibles, tandis que ses diverses parties disparaissent une à une exactement comme les divers croissants de la lune au fur et à mesure que celle-ci décline. Son aventure sur terre dure d’ailleurs le temps d’un cycle lunaire : de la pleine lune quand il y arrive, à la nouvelle lune quand il retourne chez lui.

C’est donc ce double sur terre qui permettra à Jean de reprendre le chemin de sa lune. Ce sera à bord de la fusée qu’il avait initialement construite à la demande du président de la terre pour prolonger ses conquêtes.

 

Une fable aux multiples lectures

On peut lire cette fable de bien des façons. Tout d’abord on peut y voir un peu un équivalent graphique et poétique des fameuses Lettres Persanes de Montesquieu. Dans ce récit, un persan en voyage en Europe porte un regard faussement naïf sur la société française du XVIIIème siècle. Il y rencontre des européens et raconte son étonnement. C’est évidemment pour Montesquieu l’occasion de questionner ses contemporains sur leurs propres habitudes et leur propre mode de vie, décrits comme les moeurs d’une société exotique. Un peu de la même façon, Tomi Ungerer nous invite à nous questionner sur ce que nous sommes. Jean de la lune découvre en effet avec le président de la terre la volonté de domination absolue sur les autres, la méfiance, le culte de la personnalité organisé en instrument de pouvoir, la peur de l’inconnu et celle de l’étranger qui lui est liée. Et il découvre aussi avec le général en chef de ses armées la soumission, la flatterie, et finalement la bêtise. Et à chaque fois, son regard semble nous dire : « A quoi bon tout cela ? »

Mais une deuxième lecture pointe Jean de la Lune comme un étranger injustement persécuté. Il vient d’un pays inconnu, il est étrange, « inassimilable », et le pouvoir en place va donc chercher à l’emprisonner. Il le sera en effet, jusqu’au point d’être exhibé à la foule par le dictateur ambitieux. Ce film n’est plus seulement alors l’occasion de nous inviter à porter un regard ironique sur nos misérables petits appétits de pouvoir. Il est un plaidoyer pour l’acceptation de la différence, et ce regard est d’autant plus fort qu’il vient d’un homme, Tomi Ungerer, qui à participé activement, dans les années 1970 à 1980, à l’invention de la contre culture, de l’antimilitarisme et de la libération sexuelle.

Ce n’est pas la première fois qu’un réalisateur exploite cet effet de loupe sur notre monde que procure la présence d’un non terrien, même s’il est exceptionnel qu’une créature venue de l’espace soit présentée dans un film comme bienveillante. Le cinéma nous a habitué aux menaces que les étrangers à notre monde feraient peser sur notre planète. Déjà, dans Le voyage dans la lune, de Mélies, les savants tuaient à coups de parapluie les créatures étranges sorties des cratères de la lune sans chercher à en savoir plus à leur sujet. Vivre ce qui est inconnu comme une menace, et le supprimer, semble décidément être une constante de la culture occidentale !

Jean de la lune fait donc exception. Il partage cette particularité avec le fameux E.T. de Spielberg. L’un et l’autre sont pourtant bien différents, et les problèmes auxquels ils renvoient tout autant.  E.T. est une créature intégrée dans un autre monde, victime d’un abandon en terre étrangère (la notre), et sa famille se manifestera finalement à lui en revenant le chercher. La répétition poignante du mot : « Maison », tout au long du film, est à prendre au sens de l’Heimat des allemands, un mot qui désigne à la fois la terre où on est né, le village où on a grandi et la maison où on a passé son enfance. C’est son « chez soi », qui fait que quiconque s’en éloigne finit par ressentir le « mal du pays ».

Mais Jean de la lune, lui, n’est pas un enfant abandonné qui garde ses repères présents en lui comme une indicible nostalgie. Il n’en a aucun. Il est un nouveau né venu de nulle part et qui doit tout apprendre : à marcher, à parler, à communiquer… Et pour cela, il doit s’initier non seulement au langage des terriens, mais aussi à leurs sentiments, à leurs conventions, à leurs coutumes. Du coup, nous oublions vite qu’il veut retourner dans son monde pour ne retenir que son éblouissement face à la beauté de notre terre, et son effroi face aux menées ambitieuses du Président de la Terre. Ses moments d’émerveillement devant une fleur ou un crabe sont autant d’invitations à retrouver le goût du temps passé à ne rien faire, à contempler, à méditer, comme autant d’occasions de présence au monde dont nos emballements quotidiens nous ont inexorablement éloignés. En cela, Jean de la lune évoque bien mieux nos nostalgies contemplatives et méditatives que le personnage de Spielberg, immigré d’un autre monde où il était parfaitement intégré.

 

Et si on pensait à l’autisme ?

Mais il existe encore une troisième manière de voir ce film. Et c’est celle qui, personnellement, me touche. Par son apparence étrange, sa façon de parler, de s’émerveiller, de questionner, et de se retrouver finalement persécuté, je ne peut pas m’empêcher de voir dans ce petit bonhomme une figure de l’autisme. Une figure poétique, bien entendu : une créature qui nous ressemble, mais que les enfants ne voient à sa place que dans la lune, qui désire communiquer et peine à le faire faute de posséder les codes qui lui permettrait d’y parvenir, persécutée dès qu’elle s’avance parmi les humains, et finalement partagée entre le désir de s’éloigner de sa bulle protectrice pour rencontrer le monde et le désir d’y retourner pour se sentir protégé des agressions de celui-ci.

Tous les autistes ne parlent pas, mais il existe sur Internet quelques vidéo où certains, dits de « haut niveau » – ou encore désignés comme atteints du syndrome d’Asperger –  y racontent les difficultés insoupçonnables que procurent pour eux la plupart des situations les plus banales de nos propres vies.  Leur façon de parler est souvent particulière, chaque mot détaché délicatement du suivant, comme  séparé de lui par une césure invisible, ou plutôt comme si chacun nécessitait une attention, voire un soin  tout particulier mis à le prononcer[4]. Les intonations caractéristiques de la langue française ne sont pas respectées. La ligne mélodique varie mais d’une manière qui semble sans rapport avec l’existence d’émotions éventuelles. On aurait tort de dire que le ton est monocorde, il serait plus juste de dire que son accordage musical est désemboîté des conventions de langage. Jean de la Lune a cette façon de parler. Les tonalités et les émotions qui habillent nos échanges quotidiens semblent une énigme pour lui.

D’ailleurs, quand Ekla lui propose d’être son ami,  Jean de la Lune ne le comprend pas : « Un ami, qu’est-ce que c’est ? » dit-il. Le handicap des autistes leur rend les règles de la vie sociale incompréhensibles : ils ne saisissent pas les codes sociaux qui régissent les comportements. Jean de la Lune a toutes les peines à comprendre celui que lui propose Ekla. Il n’est pas le petit prince de Saint Exupéry : il n’a pas une planète à lui, et ne sais pas ce qu’est un ami. Il n’est propriétaire ni d’un espace personnel, ni d’un langage commun. Il n’est propriétaire de rien, et même pas de son corps qui suit les mouvements de la lune. D’ailleurs, la façon dont il est finalement exhibé à la foule dans une cage n’est pas sans évoquer le sort fait à certains malades mentaux montrés dans des baraques foraines pendant bien longtemps.

Bien sûr, Jean de la lune n’est pas une figure réaliste de l’autisme. Son paysage intérieur semble bien trop apaisé par rapport à celui de l’autisme tel que nous le connaissons aujourd’hui. Il n’y est nullement question des confusions sensorielles qui rendent certains bruits courants terrifiants, ou transforment des matières douces et caressantes en substances rêches et agressives. Rien sur la façon dont leur handicap les fait vivre en état d’insécurité permanente, et les oblige à apprendre par cœur comment il faut se comporter dans chaque circonstance donnée. Et rien non plus sur  la quête d’une sensation répétitive qui apaise le maelström intérieur des sensations : fixer un jouet qui tourne, se mordre… Mais quand Jean de la lune pense à trouver un refuge, ce n’est pas à sa famille qu’il pense, mais à sa petite sphère bien close, à l’abri des rencontres et des menaces, « sa » lune.

 

Finalement, la plus grande force du film de Tomi Ungerer tient à son pouvoir de faire en sorte que nous nous identifions à Jean de la lune. Ce sont ses étonnements, ses émotions et ses volontés que le spectateur partage. D’autant plus que les alternatives présentes dans le film n’ont rien de séduisant : le Président de la Terre pris dans sa paranoïa et dans sa boulimie de pouvoir ; son épouse qui le pousse à disparaître dans l’espace pour prendre aussitôt sa place ; et le vieil Ekla, isolé dans un monde d’objet qui lui laisse peu de curiosité pour les humains. Est-ce un hasard si ce film sort aujourd’hui, à un moment où il n’a jamais été autant question des autistes ? Sans nous en parler directement, Tomi Ungerer nous invite subtilement à penser que quelles que soient les différences qui nous en séparent, celles-ci sont finalement beaucoup moins importantes que les similitudes qui nous en rapprochent.

 

 

Bibliographie

Lemay M., L’autisme aujourd’hui, Paris, Odile Jacob, 2004.

 

Schovanec J., Je suis à l’Est ! Savant et autiste, Paris, Plon, 2012.

 

[1] Jean de la lune (Moon Man), de Stephan Schesch, dessin animé d’après l’ouvrage éponyme de Tomi Ungerer, 19 décembre 2012.

[2] Réalisé par Barry Levinson, sorti en 1988 aux Etats-Unis

[3] Réalisé par Ron Howard

[4] En particulier celles de Josef Schovanec.