Gran Torino – De l’emprise à l’empathie

par | 2010 | 2010, Chronique de Cinéma

Serge Tisseron

De l’emprise à l’empathie

A propos de Gran Torino de Clint Eastwood

Le réalisateur incarne un américain d’origine polonaise nommé Kowalski. Il habite dans un quartier qu’on imagine avoir été jadis largement polonais, mais dont la majorité des occupants est devenue asiatique. Le film débute avec le décès de sa femme, à un moment où le héros perd donc un repère essentiel de sa vie. Confronté à l’insécurité psychique qui en résulte, Kowalski renforce des habitudes qui lui tiennent lieu de cadre : tondre son gazon, astiquer sa vieille Ford « Gran Torino », et râler contre les nouveaux occupants du quartier…

De l’autre côté de l’étroite allée qui sépare le pavillon de Kowalski de celui de ses voisins, vit une (nombreuse) famille d’origine asiatique. Eux ne supportent guère mieux Kowalski que Kowalski ne les supporte. Aux insultes et jurons marmonnés en argot américain par le vieux solitaire correspondent les malédictions proférées en vietnamien par la vieille grand-mère de la maison d’à côté. L’un et l’autre aimeraient bien se débarrasser de leur(s) voisin(s), et aucun ne se résigne à y renoncer. Ils partagent en cela un point commun : ils voudraient pouvoir contrôler absolument leur environnement. Et on devine que la maîtrise que Kowalski prétend garder sur son carré de gazon et sa voiture ne sont pour lui qu’une consolation : il aimerait étendre son pouvoir beaucoup plus loin !

Enfin, un troisième protagoniste de l’histoire est constitué par une bande qui terrorise le quartier. Son chef veut régner sur la communauté hmong à laquelle ses membres appartiennent, et il utilise pour cela la terreur : contre les bandes rivales bien sûr, mais aussi contre les éléments jugés les plus fragiles et les plus faciles à soumettre de sa propre communauté.

Plus encore que Kowalski ou que la vieille asiatique qui ne cessera de l’insulter tout au long du film, les membres de cette bande sont évidemment dénués d’empathie. Mais serait-il normal qu’ils en aient ? Nous allons voir que c’est bien l’absence d’empathie qui est le premier état de l’humain et que beaucoup de nos contemporains n’en ont jamais posé les bases malgré les apparences… Au fond d’eux-mêmes, ils haïssent ou méprisent ceux qui leur paraissent différents d’eux, que ce soit par leur langue, leur origine ethnique ou leurs coutumes. La preuve, c’est qu’il suffit qu’un chef plus ou moins auto désigné décrète que ces « autres » ne sont pas dignes de vivre pour que beaucoup de nos concitoyens se révèlent capables de les exterminer sans état d’âme…

 

  1. De l’esthétique à la neurologie

Le mot d’empathie est apparu au XIXème siècle dans le vocabulaire de la critique esthétique. Sa nécessité s’est imposée par le fait que le langage parlé est incapable de rendre compte de la résonance qui s’établit parfois entre une œuvre et son spectateur. Cet accord reposerait non sur des représentations, mais sur des gestes, ou plutôt sur des vécus corporels profonds communs à l’artiste et au spectateur de son œuvre. La notion a ensuite été abandonnée avant d’être redécouverte par les sciences cognitives. Dans les années 1990, Giacomo Rizzolati a en effet montré que la seule observation du comportement d’un autre humain provoque dans le cerveau de l’observateur la stimulation de neurones capables de transformer les données sensorielles en acte moteur. Ces actes sont inhibés, mais les émotions et les sensations sont ressenties comme s’ils étaient exécutés.

Depuis quelques années, le mot est donc passé dans le langage de la psychologie et notamment de cette psychologie à la mode qui prétend fonder une nouvelle morale. L’empathie y est souvent présentée comme un critère de « normalité ». La réalité est malheureusement moins idyllique. Les différences physiques et culturelles sont souvent des obstacles à l’empathie. La preuve, certains hommes ont même de la difficulté à éprouver de l’empathie vis-à-vis des femmes qu’ils côtoient. Elles leur semblent si différentes d’eux qu’ils ne peuvent avoir avec elles que des relations de désir, d’exploitation ou de soumission. Et certaines femmes ont la même difficulté : elles ne parviennent à considérer leur partenaire masculin avec empathie qu’en voyant à travers lui l’enfant qu’il a été… ou qu’il redevient parfois.

Le meilleur signe de l’absence d’empathie chez quelqu’un consiste dans la tendance à tenir en toutes circonstances un raisonnement quantitatif. Si quelqu’un prétend qu’il est illogique de s’apitoyer sur le sort des juifs pendant la dernière guerre parce que les allemands et d’autres peuples ont eux aussi beaucoup souffert (qu’on se rappelle le bombardement de la population civile de Dresde avec des projectiles au phosphore), vous pouvez être certain qu’il n’éprouve d’empathie ni pour les uns ni pour les autres. Celle ci consisterait  en effet à s’apitoyer de la même façon sur tous… Le raisonnement quantitatif qui prétend chasser le facteur émotionnel écarte aussi toute possibilité de s’éprouver proche des victimes. Si la logique comptable est un outil parfait pour conquérir la maîtrise technologique du monde, elle a aussi pour effet de réduire nos semblables à des problèmes abstraits qui appellent des solutions elles aussi abstraites. Entre le bourreau qui assassine et le technocrate qui raye des noms sur un registre, la distance est vite franchie, et nous avons raison de nous méfier de l’un comme de l’autre.

 

  1. Aux sources de l’empathie

Le bébé n’éprouve pas d’empathie. Il est « sans égard » pour son entourage, capable de le malmener sans états d’âme, autrement dit sans sollicitude ni culpabilité. C’est qu’à ce moment-là, pour le bébé, l’autre n’existe pas. C’est paradoxal, car lorsqu’il vient au monde, le bébé est totalement dépendant de son entourage. Il n’a aucun contrôle de sa motricité et ne peut évidemment pallier à aucun de ses besoins. Mais il est essentiel qu’il puisse croire diriger totalement le monde qui l’entoure, que ce soit par un cri, un geste ou même une pensée. C’est ce qu’on appelle « l’illusion de toute puissance ». Dès que le bébé accepte que le monde soit différent de lui, il ne se console qu’avec l’idée de pouvoir le contrôler absolument.

Cette illusion – encore appelée illusion d’emprise – est absolument nécessaire à ce stade. Elle permet au bébé de constituer les représentations des objets susceptibles de le satisfaire et de se percevoir comme capable d’agir sur le monde. Par exemple, c’est parce qu’il est nourri quand il l’attend que le bébé constitue la représentation de la nourriture et du sein ou de la tétine. Et c’est parce qu’il trouve quelqu’un pour communiquer avec lui lorsqu’il en a le désir qu’il prend confiance dans sa capacité de pouvoir mobiliser l’attention d’un interlocuteur attentif. Le bébé a l’impression de contrôler le monde, et ses parents le lui concèdent d’autant plus facilement que ces exigences ne présentent aucun danger pour eux. Et ils ont bien  raison ! Car ce sont ces représentations constituées dans le désir d’emprise qui vont permettre peu à peu au bébé de renoncer à elle.

La période où le désir d’emprise est satisfait permet en effet au nouveau-né de constituer un stock d’images psychiques avec lequel il se console lorsqu’il n’est pas satisfait aussi rapidement qu’il le voudrait. L’omnipotence doit être vécue pour être abandonnée. C’est un moment essentiel de la structuration de l’enfant, tout comme l’est aussi le moment suivant, celui du renoncement à l’omnipotence. Cela s’installe progressivement quand il arrive que le bébé doive attendre un peu plus que d’habitude pour être satisfait. Il accepte de ne plus contrôler absolument le monde et de composer avec lui. C’est ainsi que se constitue, après la distinction entre le monde et lui, un troisième pôle : son imagination soutenue par sa mémoire. Il apprend à se consoler en pensant à ce qui va arriver bientôt ! Et cette situation se reproduit en général de plus en plus souvent car au fur et à mesure que l’enfant grandit, ses parents le sentent à juste titre de moins en moins fragile et de plus en plus capable de supporter la frustration. Enfin, cette évolution est largement accélérée au moment où le bébé commence à se déplacer à quatre pattes. Il cesse en effet d’apparaître à son environnement comme seulement vulnérable et s’impose pour être un touche-à-tout potentiellement dangereux. Non seulement ses parents renoncent à lui laisser croire qu’il contrôle le monde, mais c’est lui maintenant qu’ils aimeraient bien contrôler  !

Si tout s’est passé à peu près correctement, le bébé est capable de supporter cette nouvelle situation. Fort de pouvoir croire que ce qu’il désire va arriver bientôt, il accepte de différer la satisfaction. Il apprend la frustration positive, celle qui permet d’attendre. Et petit à petit, il apprend à se mettre à la place de l’autre et à le respecter. L’abandon de l’illusion d’omnipotence correspond à l’entrée dans la capacité de sollicitude, autrement dit d’empathie

Parfois, malheureusement, la satisfaction précoce du désir d’emprise a été contrariée. Ce n’est pas forcément parce que le bébé aurait une « mauvaise mère », comme le disaient autrefois les psys. C’est en effet l’environnement au sens large qui intervient dans la construction de l’illusion de toute puissance :  la génitrice, mais tout autant le père, la famille au sens large, et même la société dans son ensemble. Pourquoi cette illusion bienfaitrice est elle parfois entravée? Il y a de nombreuses raisons à cela. Certains bébés sont particulièrement exigeants dans le nombre et la qualité des illusions de toute puissance dont ils ont besoin. Les parents ont bien du mal à suivre ! Les situations sociales troublées peuvent aussi générer un environnement moins attentif. Enfin, il arrive que l’adulte privilégié – qui peut être le parent, mais aussi une nourrice – soit accaparé par un drame personnel présent ou passé qui le rend peu disponible aux attentes et besoins de l’enfant. Et cette situation originelle s’aggrave quand un parent, coupable de son peu de disponibilité présente ou passée, cède ensuite à tous les désirs de l’enfant plus grand, à un moment où il serait au contraire très important de lui apprendre la frustration.

 

  1. La violence de l’emprise

Si la capacité de se rassurer et de se consoler avec des images intérieures est mal constituée, la vie de l’enfant prend un tour bien particulier. Elle s’organise autour du désir de contrôler toujours et tout le temps son environnement. Pour se consoler de n’avoir pas pu retenir au bon moment le souvenir de ce qui l’avait comblé, il tente sans cesse de contrôler ce qui l’entoure… et il craint bien sûr aussi sans cesse d’être contrôlé par les autres ! Dans le domaine de l’empathie, tout est finalement affaire d’images intérieures, et chacun bricole avec celles qu’il a plus ou moins bien constituées dans sa prime enfance… Si un jeune enfant a vécu pleinement l’illusion de toute puissance, l’adulte qu’il devient est capable de faire face aux inquiétudes qui en résultent sans éprouver le besoin d’établir une emprise sur le monde environnant pour se rassurer. Son imagination y supplée: c’est la solution auto consolatrice. Au contraire, s’il n’y est pas parvenu, seule s’offre à lui la solution de l’emprise. Il s’agit toujours de rétablir l’illusion d’omnipotence avec son corollaire d’actions violentes pour établir un contrôle absolu sur l’environnement.

Mais le monde ne se divise pas entre ceux qui auraient installé durablement cette illusion et ceux qui n’y seraient jamais parvenu. Chacun porte en lui une tolérance plus ou moins grande à l’insécurité. Quand celle-ci augmente, notamment à la suite d’un changement brutal, la tentation de l’emprise et du contrôle omnipotent de l’entourage surgit. Une catastrophe économique, une guerre, un traumatisme personnel, ont ainsi le pouvoir d’effacer plus ou moins durablement le bénéfice d’un environnement primaire satisfaisant. La grande erreur, quand on veut comprendre l’empathie, c’est de la penser en termes de tout ou rien. Soit vous en avez pour tout le monde – et certains psys diront que vous êtes normal -, soit vous n’en avez pour personne – et ces mêmes psys diront que vous êtes pervers. La réalité est que l’empathie, qui s’appuie sur des signes corporels qui échappent à la conscience, fonctionne selon des cercles concentriques dans lesquels les apparences jouent un rôle essentiel. Plus on s’éloigne de ce qui nous ressemble pour aller vers ce qui est différent de nous, et plus la sécurité psychique est mise à l’épreuve.

La seule régulation possible pour un groupe dont les membres vivent dans l’insécurité psychique passe par l’élection d’un signe qui permet de distinguer « ceux qui me ressemblent » de « ceux qui sont différents de moi ». Ce signe peut consister dans la couleur de la peau, la coiffure, ou même des façons de parler. Dans tous les cas, il a pour but de permettre la retenue de la violence contre ceux de son groupe et sa libération seulement contre ceux qui n’y appartiennent pas. L’insécurité psychique produit ainsi l’insécurité sociale, qui risque de faire basculer des personnalités jusque-là empathiques vers le désir d’emprise. C’est ce cercle vicieux qui est mis en scène dans Gran Torino… tout au moins jusqu’à ce que Kowalski ne se prenne de sympathie pour l’un de ses voisins.

 

  1. Du désir d’omnipotence à l’empathie

Tout commence par un quiproquo. Le vieil homme est réveillé en pleine nuit par une bagarre. Il décroche son ancien fusil militaire et en braque le canon sur le front de l’un des combattants hmong qui vient de rouler sur son carré de gazon : « Les cons comme toi, en Corée, on les empilait par paquets de cent pour faire des barricades ». L’empathie n’est pas vraiment au rendez-vous… Mais le lendemain, Kowalski a la surprise de découvrir de nombreux cadeaux sur les marches de son perron. Son intervention a sauvé l’adolescent de la maison d’à côté. Dans tout le quartier – occupé exclusivement par des asiatiques, rappelons-le -, c’est un héros ! Pas facile pour un ancien combattant de Corée, traumatisé et xénophobe, de se retrouver dans cette situation. La gentillesse de la communauté hmong aura peu à peu raison de ses réticences. Il en accepte d’abord la nourriture – depuis la mort de sa femme, il ne mangeait plus grand chose -, puis se prend de sympathie pour l’adolescent qu’il a sauvé. Il l’aide à trouver du travail, mais comprend vite que la bande de délinquants, attirée par la fragilité du garçon, ne le laissera jamais en paix et le terrorisera jusqu’à ce qu’il accepte de se mettre à son service. A chaque fois qu’il les croise, Kowalski tente de les intimider en faisant semblant de leur tirer une balle dans la tête avec son index pointé comme un canon et son pouce relevé comme le chien d’un revolver… puis il sort son véritable Browning au moindre de leurs gestes. A ce stade, personne n’envisage encore une autre solution que la violence…

Un soir, Kowalski est invité à participer à une soirée hmong chez ses voisins. Il est confronté à un chaman et s’entend dire qu’il porte une blessure secrète. Il en confiera plus tard la nature au jeune homme qu’il a pris en sympathie. Cet ancien combattant de la guerre de la guerre de Corée ne s’est jamais remis d’avoir tué à bout portant un garçon désarmé, dernier survivant d’un nid de mitrailleuses dont les servants avaient massacré tous ses camarades. Peut-être, après tout, le jeune Kowalski était-il sur la voie de l’empathie au moment de son départ en Corée, mais cette guerre abominable l’en a détourné. Les expériences extrêmes vécues en temps de guerre ont le pouvoir de ramener ceux qui y sont soumis – bourreau ou victime – à des carrefours stratégiques de leur passé, et de leur faire prendre une autre direction que celle qu’on pourrait croire jusque-là solidement installée dans leur personnalité. On connaît le cas de ces déportés réputés calmes et capables de supporter les diverses frustrations de la vie, qui sont revenus des camps à jamais incapables d’attendre : ils avaient perdu confiance dans la générosité du monde à leur égard. L’image d’une mère-monde secourable, capable de répondre à leurs désirs, avait laissé place à une image intérieure persécutrice prenant un plaisir sadique à faire souffrir. Difficile d’être empathique dans ces conditions là…

Comment faire alors pour vivre ensemble malgré tout ? Dans les sociétés démocratiques, les citoyens élisent des délégués qui se portent garants de l’établissement d’un pouvoir régulateur : la justice et la police sont appelées à jouer ce rôle. Comprenant que son propre désir de faire justice contre la bande des hmong n’est qu’un avatar du désir d’emprise qui monte les diverses communautés les unes contre les autres, Kowalski décide finalement de mobiliser ces instances de régulation. Il le fait d’une façon tellement inattendue que je me garderai bien de la dévoiler. Que le lecteur sache seulement qu’il le fait, et que du coup, la signification de ce film, et même celle de l’œuvre entière de Clint Eastwood, s’en trouvent bouleversées…

 

 

Bibliographie

Rizzolati G.,(2007). Les neurones miroirs, avec Corrado Sinigaglia, traduit de l’italien par Marilène Raiola,  Paris : Odile Jacob

Snyders J.C, (1996). Drames enfouis, Paris: Buchet/Chastel.

Tisseron, S., (2005). Vérités et mensonges de nos émotions. Paris : Albin Michel.

Tisseron, S., (2007). La Résilience. Paris : PUF. Collection Que Sais-je ?