Serge Tisseron
Le gamin au vélo
Les trois vagues de la résilience
Le dernier film des frères Dardenne, Le gamin au vélo, nous raconte une histoire à la fois simple et bouleversante : un jeune garçon dont le père a disparu se débat avec son angoisse, sa détresse, son désespoir. Une jeune femme rencontrée par hasard lors de l’une de ses fugues accepte d’être sa « famille d’accueil ». Elle ne savait pas que ce serait aussi difficile… Car une fois installé chez elle, Cyril – c’est son nom – n’a plus seulement affaire à ses angoisses d’abandon, mais aussi à la vie de la cité, à ses bandes et à son inévitable dealer, aussi séduisant que dangereux. A la fin, il est donné pour mort à la suite d’une chute terrible. Mais il se remet sur ses jambes après quelques minutes, refuse toute aide, enfourche son vélo et repart vers son destin… Cette scène est une métaphore du film entier : après chacun des traumatismes auxquels il est confronté, Cyril se relève et reprends sa route.
Le Gamin au vélo est en ce sens une très belle illustration de ce qu’il est convenu d’appeler, depuis quelques années, la résilience. Il s’agit, rappelons le, de la capacité de se reconstruire après un traumatisme ou dans une situation défavorable. Mais ne nous méprenons pas. Derrière sa définition apparemment consensuelle, le mot de résilience recouvre des philosophies et des pratiques très diverses, qui vont des approches comportementales à la psychanalyse en passant par la psychologie positive. Certains auteurs considèrent qu’il est légitime d’en parler par rapport aux difficultés légères de la vie (comme de perdre ses clés de voiture) tandis que d’autres tiennent à le réserver aux situations gravissimes qui se sont accompagnées de mort psychique. Et les désaccords sont encore plus grands lorsqu’il s’agit de savoir quel type de relation, et plus encore quel type de politique médicosociale peut la favoriser.
Le film des frères Dardenne nous éclaire sur ces débats. Il met en effet successivement en scène les trois principaux courants historiques qui ont renouvelé l’approche de la résilience depuis cinquante ans.
- Résister à un traumatisme
Dans les premières scènes, Cyril est comme un animal pris en cage et qui se blesserait en essayant de trouver la sortie. Il refait sans cesse et sans succès le téléphone de son père alors qu’une voix lui rappelle à chaque fois que « le numéro n’est pas attribué », puis il s’enfuit pour retourner à l’appartement où il a vécu avec lui en espérant l’y rencontrer. Cyril est dans un état qui est connu sous le nom de « déni du traumatisme ». Il ne peut pas croire que son père l’ait abandonné. Ce déni n’est pas exceptionnel. Le traumatisme se définit en effet par l’incapacité de la personne qui y est confrontée à pouvoir y faire face. Trop d’angoisse le submerge. Il tente de se protéger en refusant d’y croire. A ce moment-là, Cyril semble être un garçon démuni de la capacité qu’on appelle la résilience. Il ne sait qu’hurler que son père ne l’a pas abandonné et que ceux qui lui disent cela lui mentent. Cette manière d’envisager la résilience comme une qualité personnelle que l’on possèderait plus ou moins a correspondu aux premières approches qui lui ont été consacrées. C’était la position de pionniers dans le domaine. Emmy Werner, Michael Rutter, ou encore Norman Garmezy, qui ont attribué à des qualités individuelles la capacité de surmonter un traumatisme et/ou de continuer à se construire dans un environnement défavorable. Ces pionniers ont eu l’immense mérite d’attirer l’attention sur la possibilité de surmonter de graves difficultés dans des conditions a priori hostiles. Mais ils ont fait courir le risque de diviser l’humanité en deux : ceux qui seraient résilients… et les autres. Avec le danger d’accabler encore plus les seconds. On reconnaît dans cette division du monde le schéma darwinien de la lutte pour la vie et de la sélection des plus forts, et cette analogie n’a pas manqué d’être soulignée et critiquée à juste titre.
- Un processus appuyé sur l’environnement
Tout change lorsque Cyril rentre en possession de son vélo. C’est son père qui le lui a offert, avant de le vendre pour un peu d’argent. La jeune femme qui acceptera ensuite de prendre le garçon chez elle le lui rachète. On comprend très vite que cet objet va l’aider à supporter le départ de son père et lui permettre de commencer à se reconstruire. Grâce à son vélo, Cyril a en effet la possibilité de quitter le foyer où il est placé et de retourner dans le quartier où il a grandi. Mais ce vélo n’est pas seulement pour lui une source de mobilité physique, et probablement du même coup psychique. Il est aussi un élément important de son estime de lui-même : aussitôt qu’il rentre à nouveau en sa possession, il montre à la jeune femme qui le lui a ramené qu’il est capable de tenir immobile sur lui à l’arrêt et de le cabrer sans faire de chute. Ce vélo est le lien qui le rattache à son père, et en même temps ce qui lui permet d’explorer le monde qui sera son avenir. Il fait pont entre un passé qui ne sera plus et un avenir qui n’est pas encore. Bref, Cyril avait probablement plus besoin à ce moment de son vélo que d’une psychothérapie. Et c’est d’ailleurs grâce à son vélo qu’il rattrapera la jeune femme qui le lui a ramené, et qu’il lui posera la question qui bouleversera leur vie à tous les deux. Et grâce à son vélo encore qu’il pourra se rendre dans la station service où son père avait l’habitude de prendre de l’essence, et y découvrir une petite annonce sur laquelle son père propose de vendre « un vélo de cross d’enfant », son vélo… L’étape suivante sera, pour lui, d’entendre son père enfin retrouvé lui dire qu’il s’estime incapable de s’occuper de son fils et ne veut plus jamais le revoir…
Heureusement, entre temps, Samantha sera entrée dans sa vie. Cette jeune coiffeuse jouée par Cécile de France s’est prise de sympathie pour Cyril, au point d’accepter de devenir sa « famille d’accueil ». Sans adopter jamais une attitude psychologisante, les frères Cohen mettent alors en scène le formidable support de construction qu’offre cette jeune femme au garçon déboussolé. Une scène mérite particulièrement d’être citée. Alors qu’ils sont tous les deux en voiture, le garçon lui demande de l’eau. La jeune femme lui tend la bouteille mais ne la lâche pas en attendant qu’il ait dit merci. Cette attitude est courante de la part de nombreux parents et c’est très bien comme cela. Mais la séquence ne s’arrête pas là. La jeune femme ne lâche pas pour autant la bouteille et se met à jouer avec Cyril en la lui laissant tirer sans la lâcher, puis à la ramener vers elle dans un jeu complice qui entraîne rapidement leur rire à tous les deux. Nous ne sommes plus ici dans la résilience envisagée comme une qualité personnelle, mais comme un processus étayé sur un environnement satisfaisant. Un environnement non humain d’abord, avec sa bicyclette que Cyril retrouve, puis un environnement humain avec la jeune coiffeuse.
Et en effet, la résilience envisagée comme un processus a constitué le second moment des études qui lui ont été consacrées. Dans les années 1980 à 2000, beaucoup de chercheurs ont mis l’accent sur l’importance du « care giving » comme support essentiel de la capacité à pouvoir se reconstruire après un traumatisme. Dans cette perspective, chacun peut devenir résilient à condition d’y être aidé. Mais sur ce chemin, un autre danger guette : celui de penser que tout le monde construit sa résilience en suivant les mêmes étapes, comme si celle ci avait un chemin balisé. Et en effet, chacun y est allé de ses balises : certains ont dit que les pervers devaient être « sortis du bénéfice de la résilience » (sic), d’autres que la « résilience vraie » s’accompagnait toujours d’altruisme, etc. Inutile de préciser que cette période a été propice à la création de nombreuses théories moralisatrices de la résilience qui, évidemment, prétendaient toutes se donner une allure scientifique !
- A chacun son chemin
L’épreuve suivante que Cyril doit affronter est celle du dealer. Personnage à la fois fascinant et terrorisant, capable de faire alterner la séduction et la violence psychique. Mais surprise, le dealer n’est pas pour autant antipathique ! Lorsqu’il ramène Cyril chez lui pour lui faire croire combien il le porte dans son cœur, on découvre qu’il vit avec une vieille mère malade qui passe sa journée au lit à regarder la télévision et qui est incapable de ramasser la télécommande lorsque par inadvertance, elle l’a faite tomber. Le dealer s’intéresse à Cyril : il reconnaît sans doute en lui un garçon capable de supporter bien des épreuves, et s’il est capable de s’en apercevoir aussi vite et aussi bien, c’est sans doute que lui-même en a traversées beaucoup. Le dealer est-il un résilient ? Les frères Cohen nous disent trop peu de choses des difficultés qu’il a traversées mais on peut les imaginer nombreuses quand on voit la mère qu’il a. Entraîné par lui, Cyril commettra une agression et un vol. Non pas pour l’argent, car cela ne l’intéresse pas. Mais comme il le dit, pour faire plaisir au dealer. Le dealer a su prendre dans son cœur la place de son père absent et Cyril a envie de lui faire plaisir comme il voudrait faire plaisir à son père. Reprenons une troisième fois le fil de nos réflexions sur la résilience. L’expérience apparemment négative avec le dealer va finalement permettre à Cyril de se confronter à sa violence, à la loi et au pardon. L’homme qu’il a agressé pour lui voler son argent a en effet l’âge de son père. Au cours d’une confrontation dans le bureau du juge, cet homme lui pardonne. Cyril et lui se serrent la main, et on ne peut pas s’empêcher de penser que c’est le geste qui a manqué au garçon dans la relation avec son père.
Cette partie du film correspond à une troisième conception de la résilience qui rompt avec les approches précédentes en la considérant comme une force – ou si on préfère une aptitude – que chacun possède à un degré ou un autre, et dont les manifestations sont imprévisibles. Cette force est ce qui nous permet de négocier avec les ruptures de l’environnement et les bouleversements intérieurs qui en résultent. Elle intervient dans les événements exceptionnels comme un accident, une maladie ou un deuil, mais aussi au cours des phases normales du développement telles que la crise d’adolescence, celle du milieu de la vie, la ménopause ou l’entrée dans la vieillesse.
Cette approche présente un avantage considérable par rapport aux deux précédentes : chacun construit « sa » résilience et on ne sait jamais comment elle va se manifester chez une personne à un moment donné. Du coup, nous devons accepter que les chemins empruntés par certaines personnes sur la voie de leur reconstruction puissent surprendre, voire choquer. Cela ne devrait pas nous étonner. Quand une forêt brûle, la vie reprend ses droits sous la forme d’espèces végétales plus diversifiées qu’auparavant…et parfois inattendues. C’est pareil chez l’être humain. Après un traumatisme physique ou psychique, de nouveaux comportements inconnus jusque là peuvent apparaître, comme des conduites à risque, une sexualité d’apparence fétichiste, des engagements altruistes, ou même l’éclosion d’aptitudes créatrices. Plus rien n’est comme avant. Certains de ces comportements de reconstruction sont problématiques, d’autres formidablement positifs. Là encore, c’est l’environnement qui va faire la différence. Sous son influence, certains d’entre eux s’installent durablement tandis que d’autres s’éteignent. Il nous faut donc accepter que certaines personnalités traumatisées se reconstruisent en empruntant des chemins qui ne sont pas les nôtres, voire que nous réprouvons. Mais si, au bout du compte, ces personnalités se reconstruisent, comment nier qu’il s’agisse là de leur chemin personnel de résilience. Cette façon de l’envisager fait évidemment une grande place à la plasticité psychique et à la possibilité de réorienter constamment sa vie en fonction des expériences que l’on fait. Cette capacité, Cyril semble l’avoir, et aussi la jeune coiffeuse qui l’a recueilli. C’est elle qui leur permet de résoudre chaque jour les difficultés nouvelles auxquelles ils sont confrontés.
Ces trois aspects de la résilience que nous venons d’évoquer – envisagée comme une qualité, un processus ou une force – ont été conceptualisés par Glenn Richardson dès le début des années 2000. J’ai proposé de les traduire dans la manière d’écrire le mot. La résilience comme qualité correspond à l’orthographe utilisée dans le domaine des qualités reconnues aux matériaux dit « résilients ». Le processus de résilience – ou plutôt l’ensemble des processus qui y contribuent – peut s’écrire « résiliance » afin de souligner son caractère de processus jamais terminé. Enfin, la résilience envisagée comme une force que chacun possède semble bien proche de ce que d’autres nomment l’instinct de vie : une puissance intérieure qui pousse à grandir et se développer quoi qu’il arrive. Cette troisième signification du mot peut être écrite avec un « R » majuscule : la Résilience. Cette triple orthographe permettrait de toujours mieux savoir de quoi chacun parle quand il emploie le mot.
Malheureusement, son introduction en France s’est faite sans que ces distinctions ne soient jamais évoquées. Du coup, la confusion s’est installée, et les quiproquos ont suivi. L’occasion a été perdue de comprendre les trois approches parfois contradictoires du mot de « résilience ». Le film des frères Dardenne nous en offre une nouvelle.
Bibliographie
Richardson Glenn E., The Metatheory of Resilience and Resiliency, Journal of clinical psychology, voL.58, (3, 307-321 (2002).
Tisseron S., La Résilience, Paris :PUF Que sais-je ? 2007.
Tisseron S., L’empathie, au cœur du jeu social, Paris : Albin Michel, 2010