Chocolat,
ou les symptômes du racisme bien pensant.
En ces temps où le racisme se banalise, Roschdy Zem nous invite à réfléchir à quelques-uns de ses symptômes. On peut en effet être raciste ouvertement, mais aussi de façon cachée, voire sans s’en rendre compte… Son film prend pour fil conducteur l’histoire de deux clowns qui ont connu une immense célébrité à la fin du XIXème siècle: Footit (joué par James Thierrée) et Chocolat, un ancien esclave cubain venu clandestinement en France, de son vrai nom Rafael Padilla (joué par Omar Sy).
Bien que le souvenir des exploits de Footit et Chocolat ait été englouti par la tourmente de la première guerre mondiale, le numéro qu’ils ont mis au point a été reproduit pendant un siècle et l’est encore aujourd’hui. Il met en scène un clown blanc tout de paillettes vêtu, qui semble réussir tout ce qu’il tente, et un Auguste qui ne réussit jamais rien, et se fait rosser à chaque fois pour le plus grand bonheur des spectateurs… De ce duo devenu un grand classique du cirque, Footit et Rafael Padilla ont construit tous les épisodes. Tous vraiment ? Pas exactement. Car les mises en scène actuelles y introduisent un retournement final : l’Auguste, humilié et rossé, triomphe à la fin en réussissant avec une facilité déconcertante tout ce qu’il a précédemment échoué. Le public soulagé applaudit, à commencer par les enfants qui ont vu dans l’Auguste maladroit et ridicule du début l’enfant incapable qu’ils étaient dans leurs jeunes années, et qui voient dans celui de la fin l’adulte qu’ils seront demain. Mais cette métamorphose finale est absente du spectacle original de Footit et Chocolat. Aucun retournement ne vient mettre un terme aux claques et coups de pieds reçus par le clown noir. C’est d’ailleurs de là que vient l’expression « être chocolat » : c’est être perdant sur toute la ligne.
La société française du XIXe siècle, celle de la première exposition coloniale, vivait en effet un racisme heureux, sans honte ni culpabilité. Comme en témoigne encore, sur un registre très différent, l’album de bandes dessinées Tintin au Congo réalisé par Hergé dans la première moitié du XXème siècle. Son auteur n’a fait que fabriquer des images à partir de ce qu’il voyait et entendait autour de lui. On peut regretter qu’il n’ait pas fait autre chose, hélas, mais on ne peut rien lui reprocher de plus. Dans Chocolat, le racisme prend parfois des formes violentes et explicites mais d’autres fois des formes moins visibles et même parfois difficiles à identifier. Exactement comme dans la vie.
Le « biais de familiarité »
Il existe des formes de racisme qui s’apparentent à des maltraitances brutales, mais aussi d’autres qui se retranchent derrière la culture ambiante, et d’autres encore qui sont implicites de telle façon que seule notre vigilance peut les repérer. Parmi les premières, citons la scène dans laquelle Rafael Padilla se fait longuement passer à tabac par les gendarmes qui l’ont arrêté parce qu’il n’a pas de papiers d’identité. L’agression dirigée contre lui a explicitement un caractère raciste puisque les forces de l’ordre lui brossent le dos jusqu’au sang pour le « nettoyer » de sa couleur noire et le rendre « blanc ». Autre injure explicite : l’infirmière qui partage la vie de Rafael Padilla se fait traiter de « femme de nègre ». On peut dire que ceux qui agissent de cette façon sont dénués de toute empathie pour leurs victimes. Ils sont totalement insensibles à la souffrance qu’ils peuvent leur causer. Ils ont bien une conscience morale pourtant, comme le prouve le fait qu’ils puissent être loyaux vis-à-vis de leurs camarades ou de leur chef, mais celle-ci est réduite au cercle très restreint de leurs proches. C’est ce que le psychologue américain Martin Hoffman appelle le « biais de familiarité ». Le biais de familiarité ne transforme évidemment pas tout le monde en bourreau, mais il amène à minimiser la violence exercée par les bourreaux, à partir du moment où elle est présentée comme une forme de punition, ou de correction, censée être justifiée. Tous ne passe pas à l’acte, mais le biais de familiarité incite chacun à préférer les membres de sa famille aux habitants de son quartier, ceux-ci aux concitoyens de sa ville, ceux de sa ville à ceux de son pays, etc. Une tendance humaine compréhensible, mais qui ne doit pas conduire à exclure ni mépriser quiconque : on se souvient que reprise par Jean-Marie Le Pen il y a quelques années, cette formule avait pris une tournure stigmatisante et xénophobe.
Une autre marque habituelle du comportement raciste consiste à représenter ceux qu’on méprise sous une forme animale. On connaît les juifs présentés comme des « poux » par la propagande nazie et les Tutsis comparés à des « cancrelats » par les journalistes Hutus. La période coloniale a volontiers présenté les noirs comme des singes, et on a retrouvé un écho de cette attitude dans des injures adressées à Madame Taubira, qui se vit même offrir des bananes par des enfants auxquels leurs parents avaient appris à voir les choses ainsi. Dans Chocolat, le succès du numéro joué par Footit et Rafael Padilla est si grand que le propriétaire du cirque parisien où ils se produisent décide de l’amplifier par une campagne d’affiches. Le dessin créé pour l’occasion présente Footit avec un visage humain et Rafael Padilla avec un visage de singe. Celui-ci le fait remarquer. Ce à quoi le directeur du cirque répond : « Tous les grands de ce monde ont leur caricature et beaucoup d’entre elles sont animalières ». Mais Rafael Padilla tient bon. Le directeur du cirque a alors une idée. Enlever Footit de l’image : de cette façon, personne ne pourra être choqué de voir l’un des deux clowns figurés avec un visage humain et l’autre avec un visage simiesque. Le clown Chocolat se retrouve seul sur l’affiche, et il est invité à se réjouir d’en avoir tous les honneurs. Affiche raciste, mais propos bienveillants. Car ni le propriétaire d’agence, ni le directeur du cirque ne semblent racistes dans leurs propos explicites. Ils parlent « de gens de couleur » ou de « Noirs » en s’adressant à Rafael Padilla. Il parlerait aujourd’hui probablement de « Blacks ». Même Footit joue ce jeu. Dans leur numéro commun, il touche deux fois plus d’argent que Rafael Padilla. Mais c’est lui qui a été chercher l’ancien esclave et lui a tout appris. C’est lui le génial entrepreneur de leur duo à succès. Alors ? Paternalisme, racisme, exploitation ? Il est exploité, il exploite, quoi de plus normal ?
En fait, tous les interlocuteurs de Rafael Padilla, à l’exception des deux femmes qui se disent amoureuses de lui, se perçoivent comme des gens qui participent d’un système sans avoir pour rôle de le changer. Ils ne se reconnaissent pas d’obligation morale et essaient simplement de tirer leur épingle du jeu dans une organisation sociale sur lequel ils ont décidé une fois pour toutes de n’avoir pas pour rôle d’agir. Ils ne semblent pas racistes par conviction, ils le sont plutôt par suivisme, de la même façon qu’un adolescent qui relaie un tweet insultant pour l’un de ses camarades peut le faire, sans forcément adhérer à son contenu. De la même façon aussi que Michel Leeb, dans les années 1990, a fait se tordre de rire des salles entières en jouant deux commerçants africains qu’il faisait marcher comme des gorilles…
C’est à l’occasion de son séjour en prison que Rafael Padilla prend conscience du rôle qu’on lui fait jouer, celui du bon nègre rossé par le maître. Il est en effet enfermé dans la même cellule qu’un intellectuel haïtien qui lui ouvre les yeux. Il se rêve en vrai comédien, et obtient de jouer le rôle d’Othello dans un grand théâtre parisien. Othello, rappelons-le, est ce héros noir de Shakespeare, qui a sauvé son pays, puis épousé une blanche, et qui pense avoir droit à la reconnaissance générale, jusqu’à ce qu’un sombre complot l’amène à tuer sa femme avant de mettre fin à ses jours. Le patron du théâtre décide, pour mieux vendre la pièce, de mettre en avant « Othello joué par Chocolat » plutôt que « Othello joué par Rafael Padilla ». Aller dans le sens de ce qui est communément partagé par un groupe en renonçant à s’en désolidariser, voilà le ressort essentiel du racisme. Les justifications en sont si nombreuses que ceux qui y basculent n’ont que l’embarras du choix : ne pas souhaiter choquer ses proches ou son entourage, ne pas vouloir rater une affaire financière qui se présente comme intéressante – comme dans Chocolat -, ne pas perdre les suffrages des électeurs que certaines personnalités politiques n’hésitent pas à qualifier de « bas de plafond » parce qu’ils sont xénophobes ou racistes, mais que leurs voix comptent…
A la fin du spectacle, de nombreux spectateurs commencent à applaudir. D’autres commencent à huer Rafael Padilla. Ceux qui applaudissent hésitent. Ceux qui ne supportent pas de voir un « singe » jouer un homme s’enhardissent. Leurs cris couvrent les applaudissements qui deviennent plus rares. La haine se manifeste toujours avec plus de force que la reconnaissance.
Racistes par passivité
Le racisme mis en scène à l’égard de Rafael Padilla dans Chocolat n’est finalement rien d’autre qu’un aspect exacerbé et ciblé de l’exploitation ordinaire des subalternes par les maîtres qui tendent s’octroyer tous les droits sur eux. Si on fait exception du passage à tabac par les gendarmes, Rafael Padilla est jalousé pour son succès, malmené par la mafia locale pour des dettes de jeux impayées, et exploité par ses employeurs successifs exactement comme pouvait l’être tout autre travailleur au milieu du XIXème siècle. Et quand Rafael Padilla reproche au patron du cirque de ne pas se souvenir de son véritable patronyme, celui-ci ne se souvient probablement pas non plus du nom de tous les artistes qu’il a l’habitude d’appeler par leur nom de scène. De ce point de vue, on peut trouver que Chocolat montre trop peu le racisme qui régnait en France à la fin du XIX ème siècle.
Mais on peut aussi considérer que c’est justement par cet aspect que le film de Roschdy Zem est le plus intéressant. En effet, aujourd’hui, peu d’actes se réclament explicitement du racisme. Bien au contraire, les personnes racistes commencent toujours par dire « Je ne suis pas raciste, mais… » avant d’évoquer leurs convictions profondément racistes. Bref, aujourd’hui, le racisme avance masqué. Il ne se réclame plus de la différence des « races », mais de nécessités pratiques, le plus souvent économiques. Ou alors il se banalise dans un éclat de rire. Au-delà de son caractère historique, et justement du fait de sa frilosité, le film de Roschdy Zem invite moins à réfléchir au racisme proprement dit qu’à toutes les bonnes raisons par lesquelles il se justifie aujourd’hui : nécessités économiques, habitudes sociales, protection de ses acquis, bref « réalisme ».
A la fin du film, Rafael Padilla refuse de continuer à se laisser frapper par Footit sans réagir et riposte. Le public rit, et Chocolat triomphe : « Tu vois, dit-il à Footit, dans ce sens-là, aussi, le public rit ». Hélas, nous n’y croyons pas une seconde. Dans la France raciste de la deuxième moitié du XIXème siècle, de tels comportements auraient probablement provoqué une vive protestation du public. Et aujourd’hui ? Si un bourgeois de Calais bottant les fesses d’un immigré qui marche sur sa pelouse peut faire rire, le même immigré giflant le bourgeois devrait faire rire tout autant. Mais serait-ce le cas ?
Bibliographie