Mommy

De Xavier Dolan

 

Tout commence avec un plan étrange dans lequel nous sommes invités à voir le monde à travers le pare-brise d’une voiture. L’idée n’est pas originale, mais ce qui l’est plus, c’est que l’occupant de la voiture à la place duquel nous commençons à voir le film n’y apparaîtra plus jamais. C’est donc nous-mêmes, en tant que spectateur, qui sommes ce conducteur invisible. De cette place-là, nous assistons alors à un accident. Une voiture a refusé la priorité à une autre. Puis nous voilà projetés dans le monde que le cinéaste a décidé de mettre en scène. Nous ne somme plus derrière le pare brise, mais dans l’action.  Trois personnages vont y être successivement introduits, comme trois figures complémentaires de la difficulté d’être, au Canada et ailleurs, en 2014.

 

La mère, Die

Des coups sourds montent de la voiture accidentée. Des coups sourds, mais aucun appel au secours. La portière semble bloquée par le choc. Personne n’intervient. L’occupant finit par ouvrir la portière. C’est une femme. Elle est blessée à la tête et saigne. Mais aucune plainte ne sort de sa bouche. Elle insulte le conducteur de l’autre voiture, celle qui lui a refusé la priorité, avec un langage de charretier. Cette femme s’appelle Diane Desprée (interprétée par Anne Dorval) et cette scène est emblématique de ce que nous découvrirons ensuite d’elle : chaque traumatisme la trouve murée en elle-même exactement comme son accident de voiture l’a enfermée dans son véhicule. Elle ne se plaint pas, s’efforce « d’assurer »  à chaque nouvelle épreuve, et quand la situation devient trop dure, elle masque sa souffrance derrière des bordées de jurons. Nous la voyons ensuite arriver à son rendez-vous. Nous découvrons qu’elle se surnomme elle-même « Die », et qu’elle est non seulement capable de cacher sa souffrance physique derrière un déluge de vulgarités, mais aussi sa souffrance psychique. Le rendez-vous a pour objet son fils, pensionnaire d’un établissement pour enfants difficiles. Il s’appelle Steve et vient de mettre le feu dans le réfectoire, ce qui a provoqué des blessures au troisième degré de l’un de ses camarades. L’établissement a donc décidé de s’en séparer. Die décide de le reprendre avec elle, bien qu’une loi – qu’un prologue au film nous dit avoir été votée en 2015… – permette aux parents en détresse d’abandonner leurs enfants à la charge de l’Etat, dans un hôpital, sans frais et sans autre forme de procès.

La directrice du centre fait connaître par téléphone aux éducateurs la décision de Die, et nous entendons en fond sonore que la manière de parler du garçon n’a rien à envier à celle de sa mère. Mais alors que celle-ci est capable de contenir sa souffrance derrière un écran d’insultes dignes d’un capitaine Haddock élevé dans la banlieue de Montréal, son fils lui, va s’avérer incapable de contenir quoi que ce soit.

 

Le fils, Steve

Steve Després souffre d’une difficulté de penser. Il répond à tout ce qui le bouleverse par ce qu’il est convenu d’appeler un « passage à l’acte ». Même lorsqu’il n’est pas « hors de lui », c’est-à-dire dans une colère non maîtrisée, il semble penser plus souvent au dehors de lui qu’au dedans, de façon théâtrale, exubérante, et facilement agressive s’il estime que son message est mal compris. Par exemple, devant un homme qui le regarde, Steve ne détourne pas les yeux en pensant en son for intérieur que cet homme le fixe comme s’il était un singe dans une cage, mais il lui fait une grimace de singe. On comprend que les quiproquos abondent… Depuis la mort brutale de son père, trois ans auparavant, le garçon a en effet fréquenté plusieurs établissements spécialisés pour jeunes dits « en difficulté », ou encore, plus prosaïquement, « difficiles ». Il n’en est pas moins sympathique et touchant dans son désir de gagner le cœur de sa mère et de devenir « l’homme de la maison ». Nous apprendrons plus tard de la bouche de Die qu’il a eu un diagnostic de « TDAH », c’est-à-dire de « Trouble de l’attention avec hyperactivité », mais comme ce diagnostic est très largement utilisé aux Etats-Unis, cela ne nous apprend rien de bien précis. Sa mère donne en outre dans le film un diagnostic complémentaire : « trouble de l’attachement ». Bien que Xavier Dolan n’oriente jamais son film vers une critique de la psychiatrie, on ne peut pas s’empêcher de penser à son scepticisme derrière ces diverses étiquettes. D’autant plus qu’il a plusieurs fois déclaré que ce film était pour une bonne part autobiographique. ..

Le père de Steve est mort en trois mois d’un cancer et c’est à partir de ce moment-là que le garçon a cessé d’être considéré comme « pas commode » pour devenir « problématique ». Xavier Dolan, lui, a été placé dans un premier pensionnat entre 7 et 12 ans, après la séparation de ses parents, puis dans un second entre 12 et 14 ans, qu’il qualifie de « glauque et agressif, avec pas mal de cas sociaux. »[1] Qu’il soit lui-même un garçon plein de colère et de violence, il ne le cache pas non plus, pas plus qu’il ne cache qu’il canalise son hyperactivité à travers un cinéma qu’il fabrique avec une rapidité incroyable et un soin maniaque porté au moindre des détails. Les spectateurs qui resteront pendant le générique du film seront étonnés de voir que son nom apparaît très souvent : pour la réalisation et le scénario, le montage, les costumes, les sous-titres, la production, le dossier de presse…

Mais si Xavier Dolan semble avoir réussi à canaliser son hyperactivité en faisant du cinéma, il n’a pas décidé pour autant de montrer un adolescent qui canalise la sienne dans la photographie ou la prise d’images. Son héros est un adolescent dont le trouble principal, une fois qu’on a laissé de côté les diverses étiquettes qu’on peut lui donner, se traduit par une incapacité à supporter des situations de frustration par lesquelles il se sent immédiatement persécuté. Le persécuté risque alors de devenir persécuteur. Et en effet, Steve est capable d’une violence extrême aussitôt qu’il a le sentiment d’être abandonné, méprisé ou incompris. C’est en quelque sorte un « super adolescent », extrêmement sensible à toutes formes de frustration et de contradiction, mais en même temps capable de basculer sans prévenir dans des manifestations motrices qui seraient celles d’un enfant de cinq ans si sa force musculaire ne les rendait pas beaucoup plus dangereuses. Et la démonstration ne tarde pas à suivre.

 

Une relation filiale paroxystique

Heureux d’avoir retrouvé sa mère, Steve prend son skate-board pour aller se promener. Il revient bientôt avec un caddy de supermarché dans lequel se trouvent différents objets parmi lesquels une chaînette dorée sur laquelle est écrit « Mommy ». Au lieu de demander à son fils comment il a fait pour se la procurer, Die l’accuse de l’avoir volée et lui demande de la ramener. A défaut de pouvoir s’expliquer autrement qu’en opposant à sa mère l’image inversée de ce qu’elle lui dit, Steve proteste qu’il n’a pas volé, et comme Die répète son accusation, il finit par donner un grand coup de pied dans la table en verre du salon qui explose. Sa mère change alors aussitôt d’attitude et lui demande de réguler sa respiration et de prendre son tranquillisant. Après le manque de curiosité pour ce qui s’est passé vraiment au supermarché,  cette attitude qui consiste à traiter soudain son fils comme un malade le met hors de lui. Il la saisit par le cou,  elle s’empare d’un cadre sur le mur et l’assomme à moitié. « Maman n’a pas voulu te faire de mal, maman était en train d’étouffer », balbutie-t-elle. Voilà maintenant la mère qui parle à cet adolescent comme à un bébé, ou à un demeuré. Ça n’est évidemment pas fait pour le calmer. Une course poursuite s’engage, Die renverse entre son poursuivant et elle une grande étagère et se réfugie dans la cave dont elle verrouille la porte. Steve hurle qu’elle l’a blessé et qu’il va « la saigner ». Puis tout se calme… C’est là qu’entre en scène le troisième protagoniste de l’affaire, qui va donner au film sa dimension principale.

 

La voisine, Kyla

Alertée par les cris de Steve, Kyla (interprétée par Suzanne Clément) a traversé la rue qui sépare sa maison de celle de Die et, voyant Steve blessé à la jambe, elle s’est mise à le soigner. Ce nouveau personnage ne va pas seulement constituer le troisième terme qui permet de rompre le duo paranoïaque entre Steve et Die en détournant vers elle leur attention à tous les deux. Elle va incarner à la perfection une troisième forme de souffrance liée à la difficulté de communiquer. Après Die qui cache sa sensibilité derrière des tombereaux d’insultes, et après Steve souffrant de graves difficultés à mentaliser et de décharges motrices incontrôlables, Kyla est porteuse d’un handicap tout aussi spectaculaire : une inhibition majeure de l’élocution associée à un fort bégaiement. Sa relation avec sa fille et son mari semble réduite à quelques phrases convenues et elle ne montre en toute situation qu’un visage triste et fermé. Elle se dit en année sabbatique pour le temps pendant lequel son mari a été nommé dans la banlieue de Montréal. Elle semble bien, aussi, avoir été victime d’un traumatisme – peut être un deuil ? – dont on ne saura rien de plus. Quoiqu’il en soit, après la parole pour ne rien dire de soi et la difficulté de penser, elle incarne à merveille la parole empêchée.

Il existe une image bien connue dans laquelle trois singes assis côte à côte manifestent trois manières différentes de ne pas être au monde : le premier se bouche les oreilles, le second se ferme les yeux et le troisième se masque la bouche. Xavier Dolan, dans Mommy, construit de la même façon une métaphore de la difficulté de communiquer à travers ses trois personnages. Die ferme ses oreilles à ses propres sentiments et y oppose une bouche largement ouverte et pleine de mots d’argot prononcés avec gouaille et violence ; Steve ne voit que sa propre colère et explose d’une énergie qu’il ne parvient pas à canaliser à travers des formes de communication  socialement acceptables; et Kyla garde une bouche close dont rien ne parvient à sortir des pensées qui l’habitent.

Il est vrai que communiquer est toujours une épreuve. Nos intonations, nos mimiques, sont autant de signes que notre interlocuteur peut interpréter à sa façon, parfois en se faisant une idée juste de nous, et d’autres fois une idée fausse… La simplification d’autrui nous guette à chaque rencontre. Car si rencontrer, c’est se donner un peu – et parfois beaucoup – à l’autre, c’est aussi accepter que l’autre soit, bien souvent, différent de ce que nous attendions. Nul ne le montre mieux à un parent qu’un adolescent, et l’adolescent paroxystique diagnostiqué « TDAH » plus que tout autre. Et si la rencontre implique l’intimité, l’inquiétude peut être plus vive encore. A qui ai-je confié une partie de moi ? Ne dois-je pas légitimement redouter l’utilisation que l’autre peut en faire ? Il existe beaucoup de façon de se protéger. Die le fait en interposant entre son interlocuteur et elle une dégaine hypersexuée et un langage de charretier qui la rend insaisissable. La froide et timorée Kyla s’y prend autrement et réussit mieux. Harcelée par Steve auquel elle a décidé de donner des leçons de mathématique, elle l’agresse à son tour de façon si imprévisible et si sauvage, à la fois par son attitude et ses paroles, que le garçon en est  terrorisé. L’épreuve de force s’avèrera utile. Kyla restera respectée par Steve.

 

Trois figures de la difficulté d’être avec

Ce n’est pas un hasard si les personnages, dans ce film, ne se touchent jamais. Die semble avoir fait le choix de rester une veuve solitaire et n’envisage de  répondre aux sollicitations de son voisin avocat que pour tenter de sortir des difficultés juridiques où l’a mise l’incendie provoqué par Steve. Kyla est mariée avec un homme qui se tient toujours à deux mètres d’elle pour lui adresser quelques phrases utilitaires d’une voix morne. On ne la voit jamais non plus avoir une relation tendre avec sa fille. Quant à la relation entre Die et Steve, elle est condamnée à osciller entre le trop et le pas assez, la froideur et une fausse insensibilité cachée derrière des actes excessifs, ou au contraire des rapprochements ambigus qui évoquent la relation amoureuse plus que la relation filiale.

Bien sûr, tout cela n’est aps nouveau au cinéma. La difficulté de communiquer en est un thème classique. Bergman, Antonioni, Pasolini… l’ont largement documenté. Le film qui a eu cette année la palme d’or à Cannes, Winter Sleep, renoue d’ailleurs avec cette tradition en mettant en scène un personnage solitaire, confiant dans ses capacités, peu curieux d’autrui et enclin à la culpabilité. Telle était en effet l’image de l’incommunicabilité dans les années 1960. Mais le paysage de la solitude a changé. Winter Sleep est un regard sur une manière d’incommunicabilité liée à la culture du livre et à des relations sociales codifiées. Le héros y est un riche propriétaire cultivé qui vit retiré du monde. Il est enclin à l’introspection et à la méditation lente, écrit des articles de journaux avec un soin infini, se sent prisonnier de situations sociales hiérarchisées et souffre de ne pas comprendre le monde intérieur des femmes qui l’entourent. Mais au bout du compte, nous ne sommes pas étonnés que les difficultés qu’il éprouve avec sa jeune épouse ne menacent pas leur lien, tout semblant définitivement immuable dans leur univers improbable, hors de l’espace et du temps.

Au contraire, Xavier Dolan réalise un film sur la souffrance d’être aujourd’hui, dans un monde où tout a changé. Les relations y sont devenues horizontales et les repères n’y sont jamais clairement marqués. Mais du coup ils doivent constamment être construits, au risque d’en faire trop ou pas assez, comme lorsque Die a un échange avec l’employeur qui la licencie. Les rencontres y sont faciles, les amis arrivent aussi abruptement que Kyla surgit dans la vie de Die et Steve, mais ils peuvent en disparaître tout aussi vite. Comment préserver sa sensibilité dans un monde où les occasions de relations sont plus nombreuses qu’elles ne l’ont jamais été, mais où tout lien est frappé du sceau de la fragilité? Et comment organiser son agressivité dans une société caractérisée par l’obligation de la réfréner, alors que cette violence est partout mise en scène au cinéma, sur Internet et dans l’actualité ?

Le problème est clairement posé à la fin du film. Steve a été placé dans une énième institution et Die a renoué avec sa vie de veuve solitaire. Kyla vient lui annoncer que son mari vient d’être nommé à Toronto. On leur a annoncé que leur départ aurait lieu deux mois plus tard, dit d’abord Kyla. Puis elle précise que la date a été avancée à deux semaines, pour avouer enfin qu’ils devront partir « le week-end prochain ». Comment ne pas être en colère d’une telle situation, quand on sait ce qu’un déménagement implique non seulement pour trouver un appartement, mais aussi pour organiser la scolarité des enfants ? Mais Kyla est politiquement conforme : elle s’exprime calmement et semble presque s’excuser de la brutalité d’un départ qui met un terme à sa relation avec Die alors qu’elle n’y est pour rien. Va–t-elle annoncer qu’elle désire abandonner sa famille et rester avec elle ? En tous cas, elle n’en a pas le temps. Die entame en effet aussitôt un discours enthousiaste et positif sur le bonheur de ce départ qui va conduire Kyla et sa famille à Toronto pour une nouvelle tranche de vie. La sensible Kyla s’étonne et confie avec peine qu’elle imaginait une réaction toute différente de la part de Die. Comme si elle ne comprenait pas, celle-ci renchérit. Pour elle, ce départ est formidable, et sans rien connaître de ses conditions, elle l’affirme à nouveau. Kyla s’efface alors aussi silencieusement de la vie de Die qu’elle y était apparue. Mais aussitôt qu’elle a franchi la porte, Die fond en larmes et gémit de souffrance comme un enfant abandonné. La fameuse « pensée positive » trouve ici ses limites. Sous la façade de la femme invincible et que rien n’affecte se cache le désespoir de ne pas oser demander à la vie ce que celle-ci pourrait lui donner, par peur des convenances bien autant que du risque d’essuyer un refus. Selon ce que chacun en pense, il pourra juger que Die est la victime de cette idéologie qui incite à apparaître en toutes circonstances fort et positif, ou au contraire que c’est sa relation perturbée au monde qui l’empêche de l’utiliser pour ce qu’elle a de meilleur et qui la met dans une impasse. Xavier Dolan, parce qu’il est à cheval entre les cultures anglophone et francophone, a ce pouvoir de faire jouer des repères qui ne sont pas jugés de la même façon de ce côté ci de l’Atlantique et de l’autre. En tous cas, alors que l’incommunicabilité était présentée comme une question existentielle dans le cinéma des années 1960, elle est aujourd’hui plutôt vécue comme la conséquence de la difficulté à dire les émotions dans un monde où elles risquent toujours de passer pour indécentes, ou agressives.

La scène suivante est la dernière. Elle montre Steve passer avec brio une épreuve de ce que les Canadiens appellent les « habiletés sociales ». Il laisse un message sur le répondeur téléphonique de sa mère pour s’excuser des difficultés qu’il lui a créées et lui confier les regrets qu’il en éprouve. Mais un plan plus large le montre entravé dans une camisole de force tandis qu’un gardien lui tient le combiné. Une fois la communication terminée, et cette preuve de « bonne conduite » confirmée par l’approbation du gardien, il est ramené  dans le secrétariat où la camisole lui est ôtée. Il commence alors une fuite éperdue vers une porte qu’on imagine, hélas, fermée. On pense à Mamma Roma de Pasolini et aux 400 coups de Truffaut…

 

Bibliographie

Tisseron S. (2005), Vérités et mensonges de nos émotions, Paris, Livre de poche, 2008.

« Hyper activité, le syndrome qui agite les experts », Le Monde Sciences et médecine, 3 septembre 2014, pages 4 et 5.

 

[1] Télérama 3373 du 03.09.14, Interview de Xavier Dolan, p. 6 à 10.