Serge Tisseron
A propos de Intouchables
Vivre en empathie
Un jeune noir installé au volant d’une puissante voiture slalome entre les véhicules. La police le prend en chasse et l’arrête. Il proteste de sa bonne foi et déclare conduire aux urgences l’homme qui est à côté de lui, un tétraplégique qui râle et bave de façon dramatique. La police s’excuse, les escorte jusqu’à la porte de l’hôpital et s’en va. Les deux compères éclatent alors de rire et leur voiture file sous le nez des deux infirmiers venus chercher l’agonisant. C’était une bonne plaisanterie… Pas complètement pourtant. Le tétraplégique l’est vraiment. La suite du film nous expliquera l’histoire de leur étrange complicité. Nous y rirons beaucoup, partageant notre tendresse entre le handicapé anticonformiste et le noir rebelle. A l’heure où l’Italie est confrontée à une vague de xénophobie criminelle à l’égard de sa population d’origine africaine, le succès de ce film en France est déjà une excellente raison d’en parler. Mais il y en a une autre : ce film nous invite à porter un regard différent sur les personnes en situation de handicap, et sur nos propres réactions face à elles.
Le tétraplégique se prénomme Philippe. Il est riche, immensément riche. Il cherche une sorte d’ange gardien qui le nourrisse, le masse, le promène et veille sur lui jour et nuit. Driss fait partie des candidats. Ce n’est pas pour avoir le poste, – il ne croit pas une seconde que cela soit possible -, mais pour obtenir la précieuse signature attestant qu’il s’est bien présenté. « J’en ai déjà deux, mais il m’en faut une troisième pour récupérer mes Assédic», déclare-t-il à la secrétaire venue le chercher. Pourtant, contre toute attente, Philippe le choisit. Pourquoi ? Il l’explique un peu plus tard à l’un de ses amis venu le mettre en garde contre le danger de prendre à son service un noir, repris de justice de surcroît : « Parce qu’il n’a pas de pitié ». C’est sans aucun doute le message le plus fort de ce film. Rien n’est plus insupportable à la personne handicapée que la pitié. Car elle est une émotion à sens unique. Elle va du fort au faible, du nanti au démuni, du supérieur à l’inférieur. La pitié fait du bien qu’à celui qui l’éprouve, il se sent généreux. Mais ceux qui ont à la subir la supportent mal. Ils la vivent comme une manière pour leur interlocuteur de les infantiliser, et ils ont raison. C’est le cas de Philippe.
- « Aucune pitié »
Bien sûr, celui qui éprouve de la pitié ne s’en rend pas compte. Il se sent tellement « bon ». Mais justement, la pitié est faite pour cela. Elle est une façon de se cacher à soi même son insupportable sentiment de supériorité vis-à-vis de la personne handicapée. Nous sommes tous menacés par cette attitude parce que nous nous posons tous à un moment ou à un autre la question de notre propre valeur. Et pour y répondre, nous sommes tentés de nous attribuer un « plus » en nous convainquant que les autres auraient un « moins ». C’est ainsi que nous nous enorgueillissons de nous trouver plus intelligents que ceux que nous imaginons idiots et plus beaux que ceux que nous pensons laids… Or, de ce point de vue, la comparaison avec un tétraplégique tourne facilement à notre avantage. Il a en effet perdu son autonomie.
Cette attitude est d’autant plus fréquente que la situation de dépendance où il se trouve peut légitimement angoisser. Nous n’aimerions pas être à sa place. Pourtant, en même temps, nous aimerions parfois qu’on s’occupe de nous comme nous nous occupons de lui, et mieux encore ! Mais ce désir nous angoisse parce qu’il suscite la terreur d’être réduit à l’état d’un objet passif et manipulable. Nous rêvons d’une dépendance merveilleuse où tous nos désirs seraient satisfaits, et en même temps nous sommes terrorisés à l’idée que cette dépendance permettrait à quelqu’un de mal intentionné de nous imposer sa volonté. Alors nous nous cachons ce désir et nous nous réjouissons de « jouir de toutes nos facultés ». Bien sûr, nous comprenons assez vite que ce sentiment se teinte de mépris et nous en ressentons de la culpabilité. Alors, nous le travestissons en pitié. Nous nous disons : « Je ne méprise pas les personnes handicapées, je les plains, et je vais le leur montrer en les aidant ». La séquence d’entretiens d’embauche des candidats au poste « d’aide malade » est une illustration de cette impasse. Il y a celui qui « veut se dévouer », celui qui « aime bien les personnes diminuées », ou encore celui qui déconseille à Philippe de fumer à cause de ses bronches… Le handicapé met à rude épreuve ceux qui prétendent s’en occuper, et particulièrement ceux qui ont une faible estime d’eux-mêmes ou qui cherchent à se cacher leur angoisse du handicap.
Mais il ne servirait à rien de condamner la pitié. Le seul moyen d’y mettre fin, c’est de comprendre qu’elle trouve son origine dans une vision purement quantitative de la valeur : chacun serait « plus » ou « moins » dans chaque domaine, et jamais vraiment « différent ». Driss est différent. Noir et sans le sou, confié par ses parents à un membre de la famille sans enfants, puis rejeté par sa mère adoptive. Et la différence pose problème. Nous avons tous tendance à préférer les gens qui nous ressemblent. Cette attitude diminue l’inquiétude d’entrer en conflit ou simplement de ne pas être bien accueilli. Bien entendu, le résultat escompté n’est pas toujours au rendez vous, mais l’être humain réduit sa peur de l’inconnu en se rapprochant de ceux qui lui ressemblent. Cette attitude existe dans la vie quotidienne, par exemple lorsque, dans une salle d’attente, nous choisissons plutôt de nous asseoir à côté d’une personne qui a la même coiffure ou la même corpulence que nous. A la limite, lorsque nous voyons une personne qui porte des lunettes comme les nôtres ou présente la même coupe de cheveux, nous sommes tentés d’en déduire qu’elle partage les mêmes goûts et les mêmes opinions que nous[1]. C’est d’ailleurs une tendance dont tirent parti certains sites de rencontre sur Internet[2] : ils jouent sur notre désir d’être rassuré en nous promettant de dénicher le partenaire qui nous ressemble le plus…
Des ressemblances plus importantes que les différences
Driss, lui, accepte la différence, et il n’a aucune pitié. Pour lui, Philippe est un nanti – auquel il vole d’ailleurs un objet précieux le jour de son entretien d’embauche – et sa maladie une simple question. Ainsi n’hésite-t-il pas à verser de l’eau bouillante sur ses jambes paralysées pour vérifier qu’il a perdu toute sensibilité. « Driss fait ses expériences », dit simplement Philippe. L’insensibilité de Philippe est pour Driss une étrangeté au même titre que la salle de bain gigantesque qui lui est allouée. Mais justement parce qu’il porte ce regard curieux, Driss n’hésite pas à associer Philippe à ce qu’il aime : le haschich, les prostituées… Driss n’a pas de pitié, mais il a autre chose : de l’empathie.
La preuve en est donnée le jour où il doit conduire Philippe en voiture. Le véhicule affecté à cet emploi est une fourgonnette. Au moment d’installer Philippe à l’arrière sur son fauteuil roulant, Driss refuse. « Je ne vais pas vous installer à l’arrière comme un cheval ! », s’exclame-t-il. Il décide alors de prendre la puissante voiture que Philippe utilisait avant l’accident qui l’a rendu tétraplégique et l’installe sur le siège avant à côté de lui. Assis côte à côte, ils deviennent simplement deux hommes qui parlent de ce dont parlent les hommes quand ils sont entre eux : des femmes, de la solitude, de l’amitié et de l’amour. Il y a celui qui peut marcher et celui qui ne le peut pas, mais leurs ressemblances importent plus que leurs différences.
Driss aime-t-il la vitesse ? Il trouve un fauteuil roulant doté d’un puissant moteur que Philippe conduit avec jouissance tandis que lui-même est installé à l’arrière.
Driss aime-t-il les prostituées ? Il y emmène Philippe. L’un jouit avec son « petit concombre », comme il l’appelle, tandis que l’autre jouit par les oreilles, comme il l’a expliqué à Driss. Mais le premier ne songe pas plus à se moquer du second que le contraire. Mieux, ils en rient ensemble. « Quand tu as les oreilles rouges, c’est que tu es excité ? », demande Driss. « Oui, et des fois, le matin, j’ai les oreilles dures » répond l’autre. Le spectateur sourit. Il se familiarise avec un nouvel humanisme organisé à partir de ce qui réunit : le désir de vivre, de profiter des occasions qui nous sont données d’avoir du plaisir, d’en parler et de l’échanger. Car ce dialogue à deux voix est d’abord le texte de deux gourmands de parole. Ils partagent ensemble non seulement le plaisir d’être au monde, mais aussi celui de le raconter et d’en plaisanter.
Driss fait ainsi sortir peu à peu Philippe de son statut de personne handicapée pour le faire accéder à celui d’homme souffrant d’un handicap, mais ayant les mêmes désirs que lui, même s’ils s’expriment et se satisfont par d’autres voies. La reconnaissance de leurs parcours de vie différents devient une source d’enrichissement pour chacun des deux.
Empathie et réciprocité
En fait, le mot d’empathie correspond à plusieurs choses. D’abord, il désigne notre capacité d’éprouver, au moins partiellement, ce que ressent l’autre, et d’avoir une représentation de son expérience du monde, même si c’est forcément à partir de notre propre point de vue. A ce titre, l’empathie n’est ni bonne, ni mauvaise, et elle sert tout aussi bien le désir de réciprocité que celui d’emprise. Dans le premier cas, elle suscite l’entraide et la solidarité tandis que dans le second, elle entretient des formes parfois très subtiles de manipulation des esprits et des consciences.
Mais il existe un second sens du mot « empathie ». Il ne s’agit plus seulement d’avoir une représentation du monde intérieur de l’autre, mais de partager le désir d’une reconnaissance mutuelle. Non seulement je me mets à la place de l’autre, mais j’attends qu’il se mette à la mienne. Du coup, chacun accepte que l’autre puisse être un guide pour lui-même. La complicité entre Driss et Philippe est l’illustration de cette attitude. Elle montre qu’il est impossible de continuer à aborder le « handicap » du point de vue de ce qu’il empêche, et qu’il est essentiel de lui substituer l’attention à ce que chacun peut pratiquer et donner. Cela signifie de nous rendre attentif à la façon dont la relation de chacun au monde fait écho à la nôtre tout en déroulant d’autres normes. Et sur ce chemin, il faut commencer par valoriser la différence : personne n’est « plus » ou « moins », chacun est différent et la maladie est une composante normale de la vie. Mais cela suppose d’assumer notre vulnérabilité et de renoncer à tout idéal de perfection.
Dans Intouchables, cette situation de réciprocité est illustrée par les problèmes d’autorité auxquels sont successivement confrontés Philippe et Driss. La fille de Philippe entre en effet dans la chambre de Driiss sans y avoir été invitée et lui manque de respect. Choqué, il dit à Philippe qu’elle « a besoin d’un léger recadrage ». Ce que fait aussitôt celui-ci. Et il va même jusqu’à employer les mots utilisés par Driss. « Si elle ne vous obéit pas, vous ne pourrez rien faire d’autre que lui rouler dessus », a dit celui-ci avec cruauté au tétraplégique. « Si tu ne m’obéis pas, je te roulerai dessus », déclare Philippe à sa fille pour clore leur échange. La phrase qui était prise au sens propre par Driss prend ici une connotation morale. L’adolescente ne s’y trompe pas et pleure de plus belle. Elle est « recadrée ».
Mais un peu plus tard, la situation se trouve inversée. Philippe découvre que le demi frère de Driss est en train d’évoluer vers la délinquance. C’est qu’il n’y a aucun homme à la maison pour le guider et l’orienter. Philippe fait comprendre à Driss que c’est son rôle. Son demi frère a besoin lui aussi d’un « léger recadrage ». Driss comprend et laisse alors Philippe qui doit chercher un autre homme de confiance. Leur amitié n’est pas égoïste. Mais il reviendra… Ce sera pour permettre à Philippe de rencontrer celle qui deviendra sa femme.
Malheureusement, à vouloir être trop consensuel et commercial, ce film laisse de côté un large aspect du problème des personnes en situation de handicap. Il ressemble à un conte de fée – ou plutôt, vue sa date de sortie, à un conte de Noël ! – et ignore tous les aspects socio économiques qui éloignent aujourd’hui les personne dites « normales » de celles qui sont dites « handicapées ». Sur le chemin de se comprendre, les obstacles ne sont pas seulement individuels. Le renoncement des pouvoirs publics d’imposer partout des moyens d’accessibilité pour les personnes en situation de handicap est à ce sujet très préoccupant.
D’un côté, un regard différent sur le handicap fera bien entendu évoluer la place que nous faisons aux personnes qui sont dans cette situation. Et de ce point de vue, Intouchables est un film utile. On a en effet trop longtemps pensé que le problème principal des personnes handicapées résidait dans la nature de leur handicap. Puis on s’est aperçu que la difficulté venait plutôt des diverses formes d’exclusion dont elles sont victimes, du fait de l’inadaptation de notre société à leurs difficultés. Intouchables nous montre que le regard que nous portons sur elles est un élément au moins aussi important du problème, et peut-être même celui qui tient la clé des autres.
Mais l’inverse est tout aussi vrai : seul un aménagement des conditions concrètes d’existence des personnes en situation de handicap nous permettra de ne plus les réduire à leur handicap. Lorsqu’elles pourront sans trop de difficultés se déplacer, aimer et travailler, il y aura beaucoup moins de raison de les prendre pour cibles de nos angoisses. Du coup, nous les craindrons moins, et le risque de les marginaliser par une attitude excluante ou compassionnelle sera réduit d’autant. Dans Intouchables, l’immense fortune personnelle de Philippe crée ces conditions. Il serait dommage que cela nous fasse oublier que c’est l’exception. La prise en compte des liens d’empathie réciproque que nous pouvons établir avec des personnes en situation de handicap ne doit pas à nous détourner de leur réalité concrète. Bien au contraire, elle doit nous inciter à nous en préoccuper d’avantage.
Bibliographie
Fassin D., (2010). La Raison humanitaire, Paris : Gallimard, Le Seuil,
Mackinnon S. et al. ,(2011). Personality ans Social Psychology Bulletin, vol. 37, p.879,.
Nüss M., (2008), Handicaps et sexualités, le livre blanc, Paris : Dunod (direction d’ouvrage).
Tisseron S., (1992). La honte, psychanalyse d’un lien social. Paris : Dunod.
Tisseron S., (2010). L’empathie au cœur du jeu social. Paris : Albin Michel.
[1] Mackinnon S. et al., in Personality ans Social Psychology Bulletin, vol. 37, p.879, 2011.
[2] Comme FindYourFaceMatch.com