Limelight – Splendeurs et misère d’un mot : l’hystérie

par | 2010 | 2010, Chronique de Cinéma

Serge Tisseron

Splendeurs et misère d’un mot : l’hystérie

A propos de Limelight de Charlie Chaplin

Les mots sont comme des organismes vivants. Ils vivent et meurent. Prenez celui d’hystérie. C’est sur lui que s’est construite la psychiatrie avec Charcot, puis la psychanalyse avec Freud. Pendant un demi-siècle, point d’examen universitaire en psychologie qui n’ait comporté une question sur la « névrose hystérique ». Aujourd’hui, elle a purement et simplement disparu de la classification internationale des troubles mentaux. Mais si le mot a disparu, et avec lui ses relents de suspicion misogyne, nous restons sensibles aux souffrances et aux pièges que l’hystérie mettait en scène. En témoigne le plaisir que nous pouvons prendre à voir un film comme Limelight (« Les feux de la rampe ») tourné en 1952 et projeté le soir du lundi 28 décembre à la télévision. Un film de Charlie Chaplin avec Charlie Chaplin, mais sans Charlot.

L’histoire débute par un grand classique des numéros de mime. Un vieil homme  rentre chez lui en titubant et n’arrive pas à ouvrir la porte de son immeuble. Il s’agit d’un acteur de music-hall usé et sans travail surnommé Calvero, dont on apprendra plus tard qu’il tente de noyer sa dépression dans l’alcool. Il est aussi difficile pour lui de trouver le trou de sa serrure qu’à un chameau de passer à travers le chas d’une aiguille… Ce sera la seule métaphore sexuelle du film. Tout le reste sera chaste… très chaste. Une fois l’épreuve réussie,  Calvero sent une odeur de gaz, repère qu’une porte est calfeutrée par une serviette éponge, comprend que quelqu’un est en train de se suicider, se précipite, brise la porte, sort une jeune femme en chemise de nuit déjà intoxiquée, court chez le docteur, et, à la demande de celui-ci, installe la victime dans sa propre chambre « afin qu’elle puisse respirer ». La suite, c’est qu’elle n’en bougera plus. Car la belle endormie est paralysée des deux jambes. Calvero  pense d’abord qu’elle était une fille du trottoir désespérée par une grossesse accidentelle. L’hypothèse est judicieuse. Sa paralysie des jambes empêche Terry de sortir, et il n’est pas rare que l’angoisse d’une femme de sortir dans la rue – pour autant, bien sûr, que rien ne l’y menace réellement – soit lié à des fantasmes de prostitution… Il découvre avec bonheur qu’elle est danseuse, et avec soulagement que la paralysie de ses jambes n’est pas une conséquence de l’intoxication : elle relève du psychanalyste plutôt que du neurologue. Pour couper court aux rumeurs qui le suspectent de partager son logis avec une prostituée, Calvero décide de dire que Terry – tel est le nom de la jeune fille – est « sa femme ». pour lui, c’est une métaphore, elle le prendra au pied de la lettre.

Pour l’instant, et à défaut de pouvoir emmener Terry chez un psychanalyste, Calvero décide de proposer à la jeune femme une « cure de parole ». Il la fait parler de son père, de sa mère, de son histoire et de sa souffrance. Mais Chaplin n’oublie pas qu’il a été Charlot. Il pose donc une question à la jeune femme, fait un geste malencontreux qui lui envoie un jet de liquide dans l’œil, interroge à nouveau, éclabousse son gilet, l’essuie, et ainsi de suite. C’est la psychanalyse dans la vie, le transfert sans le protocole du divan et du fauteuil, et évidemment l’échec assuré. Mais il faut reconnaître que les psychanalystes de profession n’ont pas toujours eu que des réussites avec les hystériques. D’ailleurs, la cure de la première d’entre elles, la fameuse « Anna O. » des Etudes sur l’Hystérie publié en 1895 par Sigmund Freud et Joseph Breuer, fut interrompue avant que le moindre signe de guérison ne se présente. Ce qui n’empêcha pas Bertha Pappenheim – puisque tel était son véritable nom – de devenir la fondatrice du service social allemand. Car le dévouement, l’abnégation et l’oubli de soi sont souvent un destin privilégié de l’hystérique. Que le sexe soit écarté ou exalté, il n’est de toute façon qu’un accessoire. Maintenant où la liberté sexuelle fait la couverture des revues féminines et où la jouissance est devenue un devoir, l’hystérique se métamorphose d’ailleurs parfois en  militante du sexe et de l’amour…  mais c’est pour rester toujours aussi insaisissable.

Revenons à Calvero. Nous sommes en 1950 et Charlie Chaplin a une réputation de coureur de jeunes femmes à faire oublier. Le vieux clown rassure donc Terry sur ses intentions. « A mon âge, une relation platonique me convient tout à fait ». En 2010, peut-être lui montrerait-il sa collection de sex toys ? Autre temps, autres mœurs. Quoi qu’il en soit, une fois passé ce contrat, il ne reste plus à Calvero qu’à se comporter comme le père de la jeune fille, ou plutôt comme sa mère. Il fait ses courses et sa cuisine, et lui (ré)apprend à marcher comme à un jeune enfant. Dans ses moments de régression, les exigences de l’hystérique sont en effet plus proches de celles du bébé que de l’adolescente. Dans les années 1930, le psychanalyste Sandor Ferenczi conseillait d’ailleurs d’essayer de faire prendre conscience à l’hystérique de son désir de régression en lui disant: « Vas-y, mon bébé, roule-toi par terre… » Mais cette attitude n’est elle pas la version extrême de l’idée qu’une femme doive trouver l’homme qui la protège, l’aide à grandir, et sans lequel elle ne sera pas complète ? Une idée qui est celle de certaines femmes, mais aussi de beaucoup d’hommes, qui se voient bien dans le rôle de « finir » leur compagne… à leur goût.   

Ainsi le vieux clown et la jeune enfant vécurent-ils heureux. Tout au moins  jusqu’au jour où Calvero, sans travail depuis plusieurs années, se vit proposer un contrat. Enfin de quoi pouvoir manger et payer son loyer ! Hélas, le premier soir où il se produit, personne ne rit de son numéro et Calvero est débarqué après une seule représentation. Il rentre chez lui, s’effondre, dit qu’il est fini… Alors la paralysée se lève de son fauteuil, marche vers lui, l’exhorte à se battre et à vivre, car « rien n’est plus beau que la vie, et le désir c’est la vie, et, et… Mais… je marche ! », découvre-t-elle soudain. Alleluia ! L’hystérique se mobilise quand elle sent qu’on a besoin d’elle. Et là, c’est urgent. Calvero est désespéré et pense à mourir, elle va lui rendre courage, reprendre son métier de danseuse, devenir célèbre, gagner beaucoup d’argent, bref sauver leur couple. Et elle fait même mieux en obtenant pour Calvero un rôle de clown de quelques minutes dans l’opéra où elle tient la vedette.

Hélas encore : le premier soir de la représentation, Calvero a un geste malheureux. Un geste anodin, mais qui correspond exactement au fantasme de l’hystérique. En d’autres termes, un geste qui appuie là où le fantasme fait mal. Terry va entrer en scène, on la voit dans les coulisses, de dos, son partenaire de danse déjà sous les « feux de la rampe ». Calvero s’approche d’elle et lui pose le bras gauche sur l’épaule. Aussitôt le plan change, Terry est vue en gros plan, son visage se décompose, ses jambes commencent à fléchir, elle déclare : « Mes jambes, je suis paralysée, je ne peux pas danser, mes jambes ne répondent plus ». Comme la tentative de Calvero de guérir la névrose de sa compagne à coup d’interprétation a échoué dans une scène précédente, il va s’y prendre autrement. Non plus comme le docteur Freud, mais plutôt comme l’un de ces bons vieux aliénistes du début du XXè siècle qui décidèrent que ce dont l’hystérique avait besoin, c’était d’un bon choc. Il donne alors une formidable gifle à Terry. Elle chancelle sous le coup, écarquille les yeux, puis s’élance en scène pour battre des jambes comme un papillon, les ouvrant et les fermant alternativement pour le plus grand bonheur des spectateurs, avant de tomber dans les bras de son partenaire de scène. L’hystérique veut bien aider, mais à condition de ne pas avoir l’impression qu’on s’appuie sur elle. Et surtout pas son père, réel ou symbolique ! La faiblesse des jambes chez l’hystérique serait le témoignage de ce fantasme : mon père, ou un autre parent, s’est bien trop appuyé sur moi. Plus jamais ça ! Mais pourtant le pli est pris : aider en luttant contre son propre désir, aider jusqu’à en mourir, jusqu’à faire tarir en soi tout désir sexuel, tel serait son destin. Pour être certaine de sceller ainsi le sien, Terry propose à Charlie Chaplin de l’épouser. Et elle le lui propose, semble-t-il, d’autant plus fort que le hasard l’a fait retrouver un merveilleux jeune homme dont elle a été follement amoureuse en secret quelques années auparavant. Ce jeune homme est entre temps devenu un compositeur célèbre, et lui aussi brûle d’amour pour elle depuis le premier jour. C’était lorsqu’elle était vendeuse dans un magasin de papier à musique. Le pensant dans la misère, la seule manifestation de sa passion pour lui avait étéde faire une erreur volontaire de comptabilité en sa faveur afin de lui rendre un peu de monnaie à laquelle il n’avait pas droit. Le dévouement, toujours… Cela lui avait valu de perdre sa place… Et voilà soudain le même homme à ses pieds. Tout laisse imaginer que l’amour, le bel amour réciproque des contes de fées, va bientôt leur venir aux lèvres. Ils sont tous les deux dans la pénombre sur le perron de la belle, le spectateur ne doute pas qu’ils vont bientôt échanger un baiser enflammé. D’autant plus que le garçon déclare qu’il est amoureux fou de Terry depuis leur première rencontre, qu’il a compris qu’elle l’aime aussi, et que tout est donc simple. Elle tient son prince charmant, elle va le rejeter. Sa réponse est sublime de clarté dans son sous-entendu : « Je ne vous ai jamais dit que je vous aimais ». Non, en effet elle ne l’a jamais dit et ne le dira jamais. Et elle voit une bonne raison à cela : elle va épouser le vieux Calvero.

On s’est longtemps trompé sur l’hystérique en croyant que son principal ennemi était son propre désir. Dans de nombreuses publications des années 1950, et sous l’impulsion de Jacques Lacan, l’hystérique a été souvent décrite comme amoureuse de son propre manque. Etre satisfaite, autrement dit jouir, serait la fin de ce manque. L’hystérique y préférerait une attente toujours insatisfaite. Mais le principal ennemi de l’hystérique n’est pas son désir. Cet ennemi, c’est le désir en général. C’est pourquoi l’hystérique ne s’arrange pas seulement pour se frustrer elle-même, mais pour frustrer constamment les autres. Etre toujours plus proche de Calvero, oui, mais à condition qu’il ne la touche jamais. La main de Calvero sur l’épaule de Terry, dans les coulisses de l’opéra, le soir de la première représentation de ce qui deviendra son triomphe sur scène, cette main là n’a pas fait que s’appuyer comme celle d’un vieillard sur son « bâton de vieillesse ». Cette main a aussi mis en scène un contact corporel qui est totalement absent de l’ensemble du film. Car les personnages ne se touchent jamais, ne se frôlent jamais et s’embrassent encore moins. D’ailleurs, la scène de théâtre est la métaphore souvent utilisée pour parler de l’hystérique : elle est seule en scène, elle jouit de la lumière qui l’éclaire et de tous les yeux braqués sur elle, mais personne ne la touche jamais. A une époque où la femme était destinée à la procréation, cette façon de chercher à attirer les regards sur soi en écartant toute forme de rapprochement sexuel paraissait évidemment anormal. Mais aujourd’hui, préférer savourer le désir plutôt que le réaliser est un choix reconnu. N’est ce pas ce que montre l’enthousiasme suscité chez nombre de femmes par l’idylle platonique racontée par Stephenie Meyer dans son livre Twilight, dont viennent d’être tirés plusieurs  films à succès ?   

Revenons à Anna O., première patiente de la psychanalyse, celle dont il fallut attendre de longues années avant de savoir qu’elle avait été, après la fin de sa cure avec Breuer, la fondatrice du service social allemand. Anna O. consacra donc sa vie aux filles déshéritées et abandonnées de l’Allemagne d’avant guerre, filles perdues et souvent prostituées qu’elle sut retrouver et aider. Or il est possible aujourd’hui de situer l’origine commune de sa symptomatologie hystérique et de ce dévouement dans un épisode particulièrement tragique survenu alors qu’elle avait vingt ans. Son père fut gravement malade, mais il lui fut interdit d’aller le voir, sans doute avec l’idée de ne pas traumatiser la jeune fille. Elle se mit alors à souffrir dans sa chambre et sur son lit de tous les maux qu’elle imaginait à son père. Le théâtre de ses fantasmes prit la place de la perception réelle des souffrances de son père qu’il lui était interdit d’assister. Anna O., empêchée d’affection et de soins pour son père malade, interdite de pouvoir lui donner le réconfort qu’elle désirait ardemment lui prodiguer, ne pouvait évidemment plus s’offrir la possibilité de satisfaire ses propres désirs sexuels. C’était un luxe qui lui paraissait inutile, pire encore, coupable. Aider son père par procuration en mettant en place un système qui vienne en aide aux jeunes filles les plus déshéritées était une manière d’aider à la fois ceux qu’elle percevait comme le plus en souffrance – à l’image de son père – et ceux qui lui rappelaient le mieux celle qu’elle avait été auparavant – une jeune fille condamnée à une solitude absolue. La souffrance de l’hystérique est souvent celle d’un travail de deuil. Son symptôme renvoie à la recherche d’un objet perdu. Si l’hystérique préfère attendre que jouir, c’est parce qu’elle attend celui qu’elle a perdu et qui ne reviendra jamais. Rien ne le remplacera. Il n’y a plus qu’à s’installer dans l’attente. Et si elle se dévoue, c’est pour tenter de rester fidèle à celui qu’elle a été privée d’aider.

A l’époque de Freud, c’était l’affirmation au droit d’une sexualité sans partenaire sexuel qui mobilisait les gloses cliniques. Dans les années 1950, c’était le rapport particulier au désir, et le fait que celui que l’hystérique met en scène nous concerne tous. Aujourd’hui, ce serait plutôt la souffrance liée à un deuil non fait et l’éventualité d’un traumatisme. Et comme cela n’est pas particulier à l’hystérie, sa spécificité s’est perdue. Le film de Chaplin nous rappelle qu’en d’autres temps, le regard porté sur elle était différent. Cela aussi fait partie de sa nostalgie.

 

Bibliographie

  • Ferenczi S., Psychanalyse 4, Payot, Paris : 1982.
  • Freud S., Breuer J., (1895) Etudes sur l’hystérie. Paris : PUF, 1956.
  • Papetti-Tisseron Y., Du deuil à la réparation « Anna O. ».Paris : L’Harmattan, 1996. Paris : Edition des Femmes, 2004
  • Pappenheim B., Le travail de Sisyphe. Paris : Edition des Femmes, 1987.
  • Perrier F., La Chaussée d’Antin/Antienne. Paris : 10/18, 1978.