Black Swan – Le corps dérobé

par | 2011 | 2011, Chronique de Cinéma

Le corps dérobé

A propos de Black Swan[1] de Darren Aronofsky

 

Notre corps est le premier support de nos échanges avec notre entourage. Ceux-ci n’impliquent pas seulement  le sourire et le regard, mais aussi les attitudes et les gestes. Ce sont en effet les interactions émotionnelles et motrices qui montrent à l’autre qu’on l’accepte comme partenaire, bien plus que des expressions faciales que l’enfant apprend très tôt à simuler. Mais jusqu’où faut-il être occupé de son propre corps pour être présent à celui de l’autre? Qu’est-ce que les expériences extrêmes nous apprennent sur nous-mêmes ? Et que nous cachent-elles ? Voila ce dont nous parle The Black Swan de Darren Aronofsky. Le prétexte en est la danse. Ce n’est pas étonnant. Elle est la forme d’art où les pensées sont organisées et mises en scène à travers des mouvements et des postures. Mais le corps n’apprend à parler que s’il trouve un autre corps qui lui réponde et l’accompagne. Et c’est justement la difficulté que rencontre son héroïne Nina.

Communiquer avec le corps

La jeune femme est désireuse de réussir une carrière de danseuse. Elle s’impose pour cela une discipline qui lui fait considérer la douleur comme une compagne normale de sa vie. Nous comprenons vite que son désir est d’abord celui de sa mère : celle-ci a renoncé à devenir danseuse parce qu’elle s’est trouvée très tôt enceinte de sa fille. Elle l’a alors élevée seule en lui fixant un seul objectif : qu’elle réussisse à sa place ce qu’elle même n’avait pas pu réaliser, c’est-à-dire qu’elle devienne danseuse étoile. On imagine que les efforts et les privations imposés pour y parvenir ont été très tôt intériorisés par Nina. Cette situation n’est malheureusement pas exceptionnelle. Beaucoup de jeunes prodiges ont été élevés par des parents soucieux de les voir accomplir ce qu’eux-mêmes n’avaient pas pu réaliser. Ils consacrent leur vie à leur progéniture et celle-ci finit par le leur rendre en ne s’imaginant pas d’autre avenir que de réaliser le désir de leur parent qu’ils ont appris à confondre avec le leur. On sait que le jeune Mozart fut soumis à cette discipline de fer, mais bien d’autres qui n’ont pas fait l’objet d’autant de commentaires parce que leur génie n’était pas aussi grand se sont trouvés dans la même situation. Rester dépendant du désir de l’autre se paye d’un prix. C’est de ne pas découvrir le sien, voire de ne trouver de compagnie que dans la douleur… jusqu’à en mourir.

Le réalisateur tricote alors le destin de Nina autour de deux thèmes fortement intriqués : celui du miroir dans lequel on risque à tout moment de se perdre, et celui de la souffrance par laquelle le corps réel tente de s’arracher à l’illusion du reflet.

L’ombre du miroir maternel

A la suite des travaux de René Zazzo sur les réactions des enfants face à leur reflet, le  psychanalyste Jacques Lacan a pointé, sous le nom de Stade du miroir, l’importance de la découverte par chacun de l’image de soi. Il en a fait la clé de la dépendance où nous restons toute notre vie par rapport à elle, et aussi l’origine du fait que nous avons chacun une idée très fausse de notre fonctionnement et de nos désirs. Cette découverte a été essentielle à une époque où le freudisme faisait du « Moi fort » la clé de la construction d’une personnalité « adulte ». Elle s’est également révélée prémonitoire : à la lumière des travaux des sciences cognitives, le Moi apparaît de plus en plus  comme une fiction mouvante destinée à tenter de tenir ensemble les fragments épars de nos expériences, allant jusqu’à construire les souvenirs dont nous avons besoin et les croyances qui les confortent.

Mais peu de temps après, le psychanalyste anglais Donald W. Winnicott a complété son approche. Le bébé construirait la première représentation de soi sur le modèle de son adulte de référence, c’est-à-dire en règle générale de sa mère. Du coup, l’expérience du miroir ne serait pas seulement bouleversante parce que l’enfant s’y confronte une représentation unifiée de lui-même à un moment où il n’a pas encore reliées les unes aux autres les informations de ses divers organes des sens. Elle le serait également parce qu’elle y découvre à une apparence différente de celle qu’il croyait jusque là être la sienne. La première relation avec la mère est donc marquée du signe du double. Et c’est de la façon dont ce double est ou non ouvert sur le monde que l’enfant peut s’y ouvrir à son tour. Une mère retranchée du monde ne peut pas s’engager dans une négociation dynamique d’intérêt, de projet et d’émotions avec son enfant. Or la mère de Nina semble avoir pour seule compagnie les portraits grimaçants qu’elle peint inlassablement et qui ont progressivement envahi sa chambre… Et Nina, à son tour, se trouve envahie d’images d’autant plus angoissantes qu’elles ne peuvent pas être rapportées à ses propres désirs empêchés de représentations, à commencer par ses désirs d’autonomie.

Une scène révèle l’incapacité totale de cette mère à établir ce que l’on appelle communément une relation intersubjective. Le jour où l’héroïne apprend qu’elle est choisie pour tenir le rôle principal dans Le lac des cygnes, sa mère achète un énorme gâteau et en propose un morceau gigantesque à sa fille. Celle-ci fait justement remarquer que ce n’est pas le moment qu’elle grossisse et demande une part plus petite. Sa mère, l’air joyeux, répond alors qu’en effet, il vaut mieux le jeter tout entier à la poubelle ! Dans une communication saine, parent et enfant tiennent compte des subtilités de la communication de l’un et de l’autre. Au contraire, une personne dépressive est prête à prendre toute réserve à ses propositions comme un rejet. Qu’aurait été la réaction de cette mère si sa fille lui avait dit vouloir consacrer une part plus petite de sa vie à la danse ? L’aurait-elle jetée elle aussi à la poubelle ? On peut le craindre ! Car dans ce monde partagé entre un idéal par lequel on est tout et l’échec qui conduit à n’être rien, le « vide-ordure » n’est jamais loin. Tout comme sa mère menace d’y jeter le gâteau qu’elle montrait fièrement à sa fille quelques secondes auparavant, celle-ci y fera d’ailleurs disparaître prestement ses peluches. Le double maternel est décidément bien dangereux. Le cygne noir du miroir n’en est qu’une réplique, avant d’être dupliqué à son tour, projeté sur la danseuse qu’elle remplace… puis sur celle par laquelle elle craint d’être remplacée.

 

Je souffre, donc je suis

Le second fil rouge tiré par Darren Aronofsky concerne le désir de contrôler son propre corps, et la place de la souffrance que l’on s’inflige, à commencer par les agressions contre l’enveloppe cutanée.

Commençons par le désir d’emprise. Parallèlement au plaisir pris à interagir et à communiquer, l’enfant développe en effet très tôt le désir de contrôler son corps pour le faire servir à ses projets. Bien que Freud n’ait jamais tenu ce désir pour une pulsion fondamentale, d’autres ont franchi le pas. Ernst Mach, un physicien très proche des premiers psychanalystes, a proposé de parler de « pulsion d’activité ». Hélas Ferenczi, qui était alors un élève très soucieux d’orthodoxie freudienne, récusa la notion. La pulsion devait rester sexuelle. Mach oublia cette incursion dans le monde de la psychologie et se rendit célèbre par des travaux qui valurent à son nom de désigner aujourd’hui l’unité de vitesse des avions supersoniques… Ives Hendrick, quelques années plus tard, remarqua le plaisir pris par l’enfant à maîtriser certaines actions indépendamment de leur valeur sur le plan sensuel. Il proposa l’expression « instinct de maîtriser » pour désigner ce qui lui apparaissait comme « une pulsion innée de faire et d’apprendre à faire  ». Cette « pulsion » déterminait pour lui les comportements de l’enfant pendant ses deux premières années bien plus que la recherche de plaisirs. L’intérêt de l’approche de Hendrick fut de considérer le plaisir pris à la manipulation des objets indépendamment de leur valeur sensuelle. Et, évidemment, le corps est le premier de ces « objets ». Dans cette perspective, le désir de traiter son corps comme un objet serait donc un prolongement du désir de l’enfant, dans ses premières années, d’en faire un outil d’appropriation du monde. L’enfant veut d’abord maîtriser son corps, puis il découvre que cela lui procure aussi un plaisir érogène et il répète ces gestes pour le plaisir. Mais si un parent omniprésent empêche ces satisfactions et rappelle en même temps constamment les exigences de maîtrise, il est à craindre que l’enfant reste fixé dans cette attitude. C’est ce qui arrive à Nina. Elle continue à vivre comme un enfant de trois ans au milieu de ses peluches, s’interdisant toute satisfaction sexuelle, à commencer par celles bien normales, que pourrait lui procurer la masturbation, et plus encore toute rencontre susceptible de partager des satisfactions qui échappent à sa mère.

Mais on n’échappe pas si facilement aux exigences du plaisir. D’autant plus que dès la naissance, le corps en a été investi : plaisirs de la vibration des voix, de la caresse, du contact peau à peau… Celui qui s’interdit de sentir son corps dans le plaisir n’a pas d’autre issue que de chercher à le sentir dans la souffrance. Nul « masochisme » là-dedans, si on entend par là le plaisir de se faire infliger de la souffrance par un tiers. Ici, le tiers est en effet absent. La souffrance recherchée ne procure pas d’autre plaisir que le fait de se sentir exister, et c’est déjà beaucoup. Cette souffrance, comme le plaisir, est d’abord cutanée. Mais très vite, la douleur cutanée est investie d’un autre but. Non seulement se sentir exister, mais aussi tenter de détourner l’attention de la souffrance psychique impossible à contrôler  vers la périphérie du corps. Un peu comme si la douleur physique ressentie sur la peau faisait littéralement sortir cette souffrance des profondeurs du psychisme pour la libérer à l’extérieur. Nina se griffe jusqu’au sang certaines parties du dos, bien que sa mère lui coupe les ongles le plus ras possible, puis lui emmaillote les mains dans des manchons.

Nina est également plusieurs fois montrée en train de vomir. La souffrance psychique irreprésentable est parfois vécue comme un corps étranger qu’il faudrait éliminer. Les vomissements deviennent un moyen de tenter d’évacuer une souffrance envahissante. Le choix de la cuvette des toilettes n’est pas anodin. L’évacuation du contenu gastrique dans un lieu habituellement destiné à l’élimination des matières fécales s’accompagne souvent du fantasme d’avoir des excréments dans la bouche. La cuvette des toilettes devient le vide-ordures des déchets de l’intérieur du corps.

La souffrance psychique peut aussi être projetée dans un organe interne comme le cœur, l’estomac ou une articulation. Dans Black Swan, on voit l’héroïne avoir affaire à une kinésithérapeute qui lui explique que son diaphragme est contracté. C’est en effet une expérience commune que des états de tensions psychiques importants, en liaison par exemple avec une agressivité interdite, engendrent des contractures musculaires, notamment dorsales, qui sont ressenties à la surface du dos. Celui qui souffre peut alors être tenté de calmer sa douleur par des applications locales de pommade. Ce n’est pas forcément inutile, mais une psychothérapie -ou, à défaut, une relaxation- donne en règle générale des résultats bien plus durables parce que la douleur physique trouve son origine dans une souffrance psychique.

Enfin, à un degré de plus, ce processus peut aboutir à se blesser soi-même, voire à s’automutiler. Il s’agit alors de la tentative de se séparer de certaines parties du psychisme jugées indésirables en détachant du corps l’organe correspondant. Bien que ce mécanisme ne soir pas représenté dans Black Swan, la mise en scène nous fait craindre à plusieurs reprises qu’il le soit, comme lorsque l’héroïne voit ses orteils comme monstrueux. On craint avec elle qu’ils ne puissent jamais entrer dans un chausson de danse, et on redoute qu’elle soit tentée de les tailler pour leur donner la bonne forme ! Finalement, l’héroïne finira par s’introduire un corps étranger dans le ventre. Comme une ultime tentative de donner corps à sa souffrance psychique pour ne plus être obnubilée par elle au point de ne plus pouvoir danser !

Une telle violence aura été rendue plausible par la mise en scène de nombreuses hallucinations, à grand renfort d’effets spéciaux. C’est dommage. Le spectateur risque de rapporter le fait de s’infliger des souffrances pour se sentir exister à la maladie mentale. Ses manifestations extrêmes en font partie, c’est vrai, mais il existe aussi bien des formes banales de cette « psychopathologie de la vie quotidienne » dont Freud nous a montré le chemin : chaussures ou vêtements trop petits, douches ou bains trop chauds (ou trop froids), piercing…. privations alimentaires… Si les adolescents y ont souvent recours, ces pratiques existent à tout âge, et nous concernent tous. Le désir de maîtriser son corps à tout pris finit par ne le faire exister que par les souffrances qu’on lui inflige.

 

Bibliographie

Denis P. (1997), Emprise et satisfaction, Paris : PUF.

Hendrick (1943), The discussion of the « instinct to master », The Psychoanalytic Quaterly, CP, p. 561-565.

Hermann I. (1943), L’instinct filial, Paris : Denoël, 1972.

Lacan J. (1966) Le stade du miroir comme  formateur de la fonction du je, Ecrits, Paris : Ed. du Seuil, P. 93-101.

Winnicott D. W. (1971), Rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant, Jeu et réalité, Paris : Gallimard, 1973, p. 153-163.

 

 

[1] Black Swan. Film américain de Darren Aronofsky. Sortie aux USA le 1er décembre 2010 et en France le 09 février 2011.