La Tortue rouge

par | 2017 | 2017, Chronique de Cinéma

La Tortue rouge[1]

Ces dernières années, de nombreux films d’animation nous ont permis de relativiser le style que les studios Disney avaient imposé dans la seconde moitié du XXe siècle. Il y a eu les mangas, les chefs-d’œuvre des studios Ghibli[2] et, depuis peu, quelques perles produites par des studios indépendants, comme Folimage[3] en France. Avec ce premier long métrage, Michael Dudok de Wit innove à son tour, en s’affirmant comme le continuateur à la fois de Hergé et de l’estampe japonaise. Du créateur de la ligne claire, il retient les personnages cernés d’un trait noir, les yeux réduits à un point légèrement étiré dans le sens vertical, si différents de ceux des héros de Disney et des mangas, et même une bouteille échouée sur la plage, copie conforme de celles que Tintin trouve en abondance dans les cales du vaisseau La Licorne, contenant le rhum dont le chevalier de Hadoque, ancêtre du capitaine Haddock, s’abreuvait au quotidien. Quant à l’art japonais, il inspire au réalisateur néerlandais le goût pour le fusain noir travaillé au doigt ou à la paume, les petits animaux croqués en quelques traits caractéristiques et les paysages fourmillant de détails. L’histoire ? Ne cherchez pas à la comprendre, c’est une sorte de mystère, qui nous invite à nous laisser porter par la poésie conjointe de son scénario et de son  dessin.

Immersion

Tout débute par un naufrage, ou plutôt par une immersion. Un homme se débat, perdu au milieu des vagues immenses, dérisoire au cœur d’une montagne d’eau en mouvement. Happé, sur le point de disparaître, il est finalement rejeté sur la plage d’une île tropicale déserte (souvenir de Trésor de Rackham le rouge ?). Il tente de s’en échapper et construit successivement plusieurs radeaux, tous détruits par un invisible agresseur marin, dès qu’il commence à s’éloigner. A la troisième tentative, l’agresseur se montre : une immense tortue rouge. Peu à peu se confirme ce que la scène inaugurale du film avait laissé pressentir : il est impossible de quitter cette île, on ne peut que s’immerger en elle, comme dans le vaste océan. Être absorbé par l’île, son mystère. Le héros ne construit pas de hutte, il n’a d’ailleurs récupéré aucun ustensile du naufrage, contrairement au Robinson Crusoé de Defoe. Il ne tente pas de cultiver la terre, ni de faire du feu, ni de se fabriquer des outils : seul un bâton pointu lui sert à tuer quelques poissons. En revanche, nombreuses sont les scènes où on le voit arpenter l’île, s’enfouir dans ses forêts, disparaître jusqu’à la taille dans ses herbes hautes, plonger dans ses lacs… Ce naufragé n’habite pas « sur » l’île, il vit « en » elle, se fond dans le paysage. Son ombre se mêle à celle des troncs de bambous dans un croisement de verticales et d’obliques, comme si sa fragile silhouette était prise dans la toile d’araignée que le soleil couchant dessine sur l’île.

Un jour, la mystérieuse tortue rouge le rejoint sur la plage. Il la tourne sur le dos et la laisse agoniser au soleil. Mais, à la tombée de la nuit, il est pris de remord et tente de la faire boire, sans y parvenir. Il s’allonge alors près d’elle, s’endort. Le craquement de la carapace de l’animal le réveille. La tortue se transforme en femme, et ils vivront une histoire d’amour qui leur donnera un fils. À la fin, l’homme mourra, la femme redeviendra tortue et retournera à la mer. Cette histoire, qui met en scène les grandes étapes de la vie d’un être humain, nous interroge aussi sur notre rapport à la nature et à notre propre corps.

Éloge des corps

Ce film accorde une importance considérable à la représentation du corps en action. Le poids de l’effort, la douceur des gestes de tendresse y sont traduits avec une précision et une minutie extrêmes. Le comédien James Thierrée, également excellent mime, a d’ailleurs servi de modèle pour les mouvements du héros. Ils nous disent, sans autre indication, la lassitude, l’espoir, l’abattement, la colère ou l’amertume. Car ce n’est pas seulement avec ses mimiques que l’homme se raconte à lui-même ses émotions, et les raconte aux autres. Il le fait aussi avec ses postures, ses hésitations, les accélérations et les lenteurs de ses gestes. L’auteur privilégie les chorégraphies des corps sur l’expressivité des mimiques. Nous sommes ici à l’opposé des mangas, qui multiplient les gros plans de visages aux expressions caricaturales se succédant à un rythme accéléré, nous faisant par exemple passer en quelques secondes de l’image du visage de l’héroïne terrorisée à celui de son agresseur sardonique, puis à celui de son sauveteur, hurlant son cri de guerre. Tout, ici, est au contraire lenteur et élégance des mouvements.

Michael Dudok de Wit nous rappelle fort opportunément que le corps parle… Et pas seulement celui du héros, de la femme-tortue et de leur enfant. Car ils sont accompagnés par une escouade de petits crabes qui jouent autour d’eux toutes les partitions. Parfois complices, quand ils embarquent avec le héros sur son radeau, parfois espiègles, quand ils profitent d’un moment d’inattention de sa part pour lui voler son poisson, parfois camarades de jeu pour l’enfant, et parfois mimes comme lorsque l’un d’entre eux, au plus fort de l’histoire d’amour de l’homme et de la femme, promène un brin de bambou qu’un autre cherche à attraper. Ces crabes sont un peu comme le chœur des tragédies grecques de l’Antiquité : ils accompagnent le héros, s’opposent à lui, le conseillent… s’exprimant, en place de musique, par leurs trottinements et leurs arabesques.  

Le lecteur l’aura sans doute deviné : dans cette histoire, les paroles n’ont pas leur place. Les éléments sonores n’en sont que plus présents : il y a le bruissement de la mer, bien sûr, mais aussi les cris des oiseaux, le souffle humain… Peu après son arrivée, alors qu’il explore une forêt de bambous, l’homme croit entendre le grognement d’un animal sauvage. Il s’empare aussitôt d’un morceau de bois, prêt à se défendre. Le spectateur frémit, lui aussi. Mais il s’agit du grondement de la pluie. Nous redécouvrons avec lui qu’elle fait parfois ce bruit lorsqu’elle survient d’un coup.

Le nouvel anthropomorphisme

Pourquoi les gestes et les attitudes de ces personnages nous parlent-ils autant ? Parce que nous n’avons jamais cessé d’essayer de comprendre le monde en projetant sur lui nos propres émotions et nos propres attentes[4]. Nos ancêtres l’ont fait indistinctement avec les autres hommes, les animaux et les éléments naturels. Ils ont prêté des intentions aux bêtes, au vent, à la foudre, au mouvement des feuilles dans les arbres. C’est pour cela qu’on les qualifie d’animistes. L’anthropologue Philippe Descola[5] définit l’animisme comme un système de pensée qui combine dans un même objet deux qualités apparemment inconciliables : une apparence non humaine et une forme d’intériorité comparable à celle dont jouissent les humains. Nos ancêtres croyaient que les plantes, les animaux et les objets possédaient réellement les capacités qu’ils leur prêtaient. Nous avons abandonné cette croyance, mais nous avons conservé la tendance à l’anthropomorphisme, qui consiste à prêter aux éléments qui nous entourent des émotions et des pensées. Et il est probable qu’il en sera toujours ainsi, tant le mode de relation de l’être humain à son environnement est celui du dialogue et de l’échange.

Mais une autre différence nous oppose à nos ancêtres. Non seulement nous avons pris nos distances par rapport à l’animisme, mais la cible privilégiée de notre anthropomorphisme a changé. D’un côté nous avons moins tendance à prêter des sentiments aux éléments naturels et aux animaux – les arbres, les oiseaux et les nuages nous parlent moins -, mais d’un autre côté, nous en prêtons toujours plus aux créatures de fiction. C’est aux personnages de la littérature du cinéma et des jeux vidéo que nous attribuons désormais nos émotions, nos attentes et nos tristesses. Les héros de fiction ont remplacé les animaux et les éléments naturels comme cibles privilégiées de nos projections anthropomorphes, avant d’être probablement très bientôt supplantés à leur tour par les robots. La culture, dans ce domaine-là aussi, a remplacé la nature.

 

[1] Film d’animation franco-belgo-japonais écrit et réalisé par Michael Dudok de Wit, sorti en 2016.

[2] Princesse Mononoke, Le château ambulant

[3] La prophétie des grenouilles, Phantom boy

[4] Airenti G., « Aux origines de l’anthropomorphisme intersubjectivité et théorie de l’esprit », Gradhiva, 15, 2012.

[5] « La fabrique des images », Anthropologie et société, vol. 30, n° 3, 2006.