Merci patron ! – Le rire, médicament de l’homme et des libertés

par | 2016 | 2016, Chronique de Cinéma

Merci patron ![1]

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Le rire, médicament de l’homme et des libertés

 

Le rire a des effets positifs sur la santé. Il participe à la réduction de la douleur et à l’amélioration du système immunitaire, mais aussi à la décontraction du système musculaire et à la réduction des hormones de stress. Bref, plus nous sommes stressés et plus il est important de rire. Or depuis quelques mois, nous sommes soumis à de rudes épreuves : la montée du terrorisme a fait naître des peurs nouvelles, et maintenant le scandale des Panama Papers jette une lumière crue sur l’attitude de riches personnalités œuvrant dans le secret à accroître des fortunes déjà considérables, avec un absolu mépris de la morale et du droit que certaines d’entre elles professent pourtant parfois publiquement. Comment gérer la colère, la rage, le dégoût et le sentiment d’impuissance qui nous assaille parfois face à ces contournements légalisés de la loi commune ? L’humour, et le rire, pourraient bien être le bon moyen. Le rire d’abord, en nous permettant d’échapper provisoirement à des contraintes qui semblent sans issue. Mais rire ne suffit pas. Nous avons aussi besoin d’apprendre à voir le monde autrement qu’à travers le premier regard que nous portons sur lui. Et c’est le rôle de l’humour. Il a le pouvoir de dramatiser à outrance des situations apparemment légères ou à l’inverse de nous faire rire de situations dramatiques. Et dans les deux cas, il nous invite à changer de point de vue sur une situation dans laquelle notre engagement émotionnel était d’abord unilatéral. En rendant moins effrayant ce que nous voyons d’abord comme terrible, il ne nous le rend pas forcément acceptable pour autant. Ce qu’il propose est plutôt un décalage, un pas de côté qui rend la pensée à nouveau possible.

Hélas, dans notre société hyper médiatique, le rire et l’humour sont aussi des produits marchands comme les autres. Dans les émissions radiophoniques et télévisées, il est souvent planifié et imposé. Le plateau des invités est encouragé à rire par un meneur de jeu invisible à l’écran de façon à encourager le spectateur à penser que ce qu’il voit ou entend est drôle. Alors que le rire devrait attirer l’attention sur les sujets graves, et faire émerger le débat, il est trop souvent utilisé pour cacher la vacuité du propos.

C’est ici que le film de François Ruffin intitulé Merci patron nous paraît intéressant à interroger. Il prend pour prétexte la fermeture, dans le nord de la France, de l’usine de confection ECCE rachetée par Bernard Arnault dans les années 1990 avec la promesse de maintenir les emplois, puis fermées à son initiative, provoquant une immense misère sociale.

 

Traiter gravement des choses légères

François Ruffin a décidé de jouer au Candide pour lequel « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ». Et il adopte pour cela la posture de celui qui pense que la fermeture des entreprises du Nord a eu des aspects positifs pour les employés réduits au chômage. Il se pose en défenseur de la théorie économique connue sous le nom de « théorie du crottin de cheval » : plus on donne de l’avoine au cheval, plus il produit du crottin et plus les moineaux ont de quoi se nourrir.

Comme le héros de Voltaire, Ruffin cherche donc un argument qui lui permettrait de valoriser moralement le choix de Bernard Arnault de délocaliser la production des usines ECCE en Pologne, puis en Bulgarie, là où fabriquer un costume vendu 1000 euros coûte trente euros. C’est ce qu’on appelle parfois l’humour pince sans rire. François Ruffin cherche donc un employé mis au chômage, qui aurait ensuite trouvé un travail mieux payé. Il finit par en trouver une, et la poursuit en essayant de lui faire dire qu’elle doit cet heureux changement à la fermeture de l’usine ECCE. Peine perdue… Découvrant que Arnault est haï par ses anciens ouvriers licenciés, Ruffin fait jouer le comique d’opposition, comme s’il cherchait à réconcilier les uns avec les autres. Evidemment sans y croire une seconde, il invite Bernard Arnault à venir visiter ces familles du Nord désespérées par la perte de leur emploi et la précarité de leurs situations. Mais ce sont finalement les époux Klur, condamnés au chômage depuis la fermeture de ECCE, qui vont finalement offrir à Ruffin la situation qu’il recherche, et lui permettre de créer un ressort dramatique original et inattendu.

 

Parler avec légèreté des choses graves

Le couple Klur vit sans chauffage dans une maison minuscule et dit avoir fêté Noël avec une tartine de fromage blanc. Fidèle à la posture d’humoriste qu’il s’est choisie, François Ruffin leur répond en parlant des effets bénéfiques de leur mode de vie sur leur santé et leur ligne… C’est ce qu’on appelle parfois l’humour noir. Les Klur en rient, car ils sentent la grande sympathie de Ruffin à leur égard. Il n’y a pas d’humour sans amour, écrivait Jankelevitch. L’humour est solidarité. Dans des situations où tout paraît sans issue, savoir rire des situations tragiques permet d’assurer la suprématie de l’esprit sur la réalité, et de le faire à plusieurs. Nous sommes invités de la même façon, par cette remarque, à porter un regard différent sur nos souffrances quotidiennes.

Mais le rire change bientôt de cible. Les Klur qui ont accumulé les dettes vont devoir quitter leur maison, réduits à la rue et à la mendicité. Ruffin leur conseille d’écrire une lettre à Bernard Arnault pour lui demander une indemnité… Ils ont besoin de 30000 euros. La somme demandée est fixée de façon arbitraire au centime prêt « pour paraître authentique ». Les Klur accompagnent leur demande d’une menace. À défaut d’obtenir satisfaction, ils enverront à sept médias une lettre racontant leur histoire et rendant Bernard Arnault responsable de leur extrême misère. Et, surprise, un ex-commissaire divisionnaire des Renseignements Généraux, devenu membre de la sécurité pour le compte de l’empire LVMH, est chargé par Bernard Arnault de négocier avec les Klur !

 

Le comique de situation

La cuisine des Klur a été équipée d’un micro et d’une caméra cachée. Non seulement l’ancien commissaire ne semble se douter à aucun moment qu’il est filmé et enregistré, mais en plus il ne cesse de plaisanter sur le magnétophone qui aurait été installé par les époux Klur sous leurs chaises ! Plus drôle encore, il évoque la bête noire qui le fait trembler, le journal Fakir, en insistant auprès des Klur pour qu’ils n’entrent jamais en contact avec ce bimestriel alternatif créé à Amiens, alors que le fondateur de Fakir n’est autre que… François Ruffin qui est à l’origine de cette rencontre espionnée ! Fakir est aux yeux de l’ancien commissaire un danger bien plus grand que Mediapart ou Le Monde. Un peu comme Diafoirus répétait sans cesse dans la pièce de Molière « le poumon, le poumon », il répète « Fakir ! Fakir ! » Si l’humour est toujours volontaire, un individu peut être comique sans le vouloir… Mais le procédé relève ici plus de l’humour que de l’ironie. Il ne consiste plus à rire avec, mais à rire de… L’ironie est corrosive. Elle est mortelle aux illusions, elle tisse les toiles d’araignée où se prennent les pédants, les vaniteux et les grotesques. Pour terminer, l’émissaire de Bernard Arnault propose au couple 40000 euros et un emploi pour Serge Klur à la condition qu’ils renoncent envoyer leurs lettres aux médias et gardent un silence absolu sur cette transaction. C’est finalement une dernière astuce qui permettra à François Ruffin de lever cette clause de confidentialité. Nous laissons au spectateur le plaisir de la découvrir.

Le spectateur peut évidemment trouver que le subterfuge inventé par François Ruffin comporte une part de perversité et de violence à l’égard du propriétaire de la plus grande fortune de France. Mais le rire constitue aussi une forme de violence détournée. D’ailleurs, il a été montré que chez les animaux, l’inclination à l’agression peut se résumer par une grimace qui ressemble à un sourire chez l’humain. L’humour, et le sourire qui en résulte, permettraient d’évacuer une violence née de la frustration et de la souffrance. Mais chez l’être humain, entre la situation de souffrance et le rire dont la composante violente n’est parfois pas discutable, s’interpose le pouvoir de la parole. Et alors que Bernard Arnault n’explique rien de ses stratégies occultes portant sur des milliards d’euros à son profit (d’après La Tribune du 14/02/2014, « c’est le groupe LVMH qui détient le plus de filiales dans les paradis fiscaux », même devant BNP Paribas), Ruffin explique tout sur les siennes destinées à recueillir quelques dizaines de milliers d’euros au profit du couple Klur.

 

Le mécanique plaqué sur le vivant

Revenons sur le courrier envoyé par les Klur à Bernard Arnault. Il a d’abord probablement semblé au spectateur totalement absurde. Ce couple écrivant depuis sa masure perdue dans un territoire sinistré du Nord à la plus grande fortune de France pour demander un dédommagement ne peut que susciter un sourire amusé du spectateur qui ignore encore le dénouement de l’histoire. Un tel comportement, qui pourrait être adapté à d’autres situations de l’existence, s’impose en effet ici comme irréaliste compte tenu de la place des divers protagonistes et des enjeux, et la somme fixée au centime près « pour faire plus vrai » ajoute au caractère surréaliste de cette demande. Mais la suite montre que ce courrier était au contraire parfaitement sensé ! Nous sommes ici dans une situation que Henri Bergson donnait comme caractéristique de l’humour : un comportement nous fait sourire par son inadaptation évidente, puis nous découvrons avec surprise qu’il était en réalité parfaitement adapté, et c’est de n’y avoir pas cru que nous rions. Ce que nous prenions pour une absolue naïveté s’impose brutalement à nous comme une formidable ingéniosité. Un exemple célèbre concerne un gag de Charlie Chaplin attablé devant une tasse de café et une tartine de pain. Il met successivement dans sa tasse de café un sucre, puis deux, puis dix, de telle façon que le spectateur le croit distrait et inadapté. Puis il plonge sa cuillère dans sa tasse et en sort une sorte de pâte qu’il étale sur son pain comme on le ferait avec de la confiture ! Bergson insiste sur le fait que le rire ne s’adresse pas à l’émotion, mais à l’intelligence. Et c’est pour cela qu’il permet de voir certaines situations autrement que nous ne l’avions d’abord fait, sans pour autant nous en accommoder.

C’est le pari que fait François Ruffin. Lorsque nous voyons un graphique dans lequel la courbe des profits de LVMH, le consortium de Bernard Arnault, se superpose exactement pendant 25 ans à celle du nombre de repas distribués par les restos du cœur, il est difficile de ne pas éprouver de la colère, et c’est bien le moins. Mais Ruffin nous montre que la colère se soigne parfois dans le rire, et que l’humour et l’ironie peuvent participer à une déconstruction de nos habitudes mentales concernant ce qui nous paraît d’abord possible ou impossible. Il accroît alors d’autant l’espace de nos libertés. La pensée y respire mieux.

Telle pourrait bien être aujourd’hui la seule façon de concilier la vigilance citoyenne et la santé mentale : ne jamais oublier les malversations permanentes de certains acteurs majeurs de la vie sociale, mais savoir en rire.

 

Bibliographie

Bergson H.  (2012). Le Rire. Essai sur la signification du comique, Paris, Payot.

Jankélévitch V. (1999). L’ironie, Paris, Champs Flammarion.

[1] Documentaire français de François Ruffin, sorti en mars 2016.