Serge Tisseron
Limitless[1]
Tout réussir, mais à quel prix ?
Un jeune homme auquel rien ne réussit se trouve progressivement en mesure d’affronter des difficultés de plus en plus importantes, jusqu’à se retrouver sénateur et… peut être même président des Etats-Unis d’Amérique. Cette formidable ascension correspond évidemment à la mythologie du libéralisme américain qui est censé donner à chacun les mêmes chances pour s’élever dans la société, y faire fortune et briguer des postes de pouvoir. Ce n’est pas tout à fait faux si on se rappelle l’histoire de Schwarzenegger arrivé d’Autriche sans un sou et pour tout bagage son impressionnante musculature, ou celle de Zuckerberg, le créateur de Facebook, qui est passé en quelques années d’un statut d’étudiant boutonneux, timoré et méprisé à celui d’une des plus grandes fortunes du monde. Mais dans Limitless, à, il y a autre chose que la mise en valeur du talent. Ce film nous laisse imaginer qu’un aussi formidable destin pourrait nous arriver à chacun d’entre nous. Nos rêveries de toute puissance s’en trouvent évidemment comblée, de la même façon que celles d’un enfant quand on lui raconte qu’un pauvre paysan deviendra finalement roi ! Sauf que dans Limitless, il ne s’agit pas d’un conte de fée intemporel, mais d’un récit de science fiction qui pourrait bientôt devenir réalité…
Réussir tout et partout
Au début du film, Eddie Morra est un écrivain qui n’arrive pas à écrire, un mari qui n’arrive pas à retenir sa femme et un locataire qui n’arrive pas à payer son loyer. Un jour où il traîne dans la rue en pensant au manuscrit qu’il doit rendre et dont il n’a pas encore écrit une ligne, il rencontre le frère de son ancienne femme. Celui-ci lui propose une « pilule ». Pas une drogue illégale, dit-il, mais une nouvelle molécule qui aurait déjà obtenu l’agrément de la très puissante « Food and drugs Administration » qui contrôle la mise sur le marché américain des nouveaux médicaments. Il n’y a aucun danger, dit l’ancien beau-frère, c’est un cadeau et un beau cadeau car cette simple pilule vaudrait 800 dollars ! Pourquoi ne pas essayer ? se dit Eddie Morra. Et c’est là que son monde va définitivement basculer. Car cette nouvelle molécule va s’avérer capable d’augmenter à la fois sa capacité de concentration et d’attention, sa résistance à la fatigue et au stress, et ses capacités de mémoire. La première expérience qu’il en fait est de retourner complètement l’humeur de sa logeuse à son égard. Rencontrée sur le palier, celle-ci commence par l’insulter et le menacer de le jeter dehors pour loyer impayé. Eddie Morra voit dépasser de son sac un livre de lois qu’il a feuilleté une bonne quinzaine d’années auparavant par hasard, et sa mémoire stimulée par la drogue qu’il vient de prendre lui rappelle soudain exactement de quoi il s’agissait. Il parle à sa logeuse de ce livre et de l’usage qu’elle peut en faire, puis va puiser dans sa mémoire d’autres ressources qu’il avait cru depuis longtemps perdues, il lui montre le chemin qu’elle devrait prendre pour s’assurer d’une meilleure formation professionnelle et les ouvrages de référence qu’elle devrait lire… Et, nous dit-il, quelques minutes plus tard, elle était « en mon pouvoir ». Tout finira au lit… Mais ce n’est qu’un début. Eddie Morra écrit d’une traite le roman qu’il n’avait jamais pu commencer. Et non seulement il l’écrit, mais son éditrice s’en déclare extrêmement satisfaite ! Puis il devient multimillionnaire, conseiller du principal spéculateur boursier des Etats-Unis, sénateur, et probablement président des Etats-Unis !
La potion de toute puissance existe-t-elle ?
La question que les spectateurs n’osent pas se poser – mais que le lecteur de Cerveau & Psycho se pose évidemment ! – est de savoir si un tel médicament est possible. Précisons d’abord qu’une drogue qui réunisse tous les pouvoirs de celle que prend Eddie Morra n’existe pas. Il existe en revanche diverses substances centrées sur certaines fonctions psychiques. Les plus connues sont les psycho stimulants communément utilisés pour renforcer les possibilités cognitives, notamment la Ritaline (méthylphénidates) et l’Adderall (un mélange de sels d’amphétamines). Ils sont prescrits régulièrement pour le traitement des déficits d’attention associés à l’hyperactivité (ADHD). Il existe également une substance qui supprime la fatigue et permet de rester éveiller jusqu’à 72 heures. C’est le Modafinil. Enfin, l’Aricept (Donépézil), qui augmente le niveau d’acétylcholine dans le cerveau, est utilisée dans le traitement des troubles de la mémoire chez les patients atteints de la maladie d’Alzheimer.
Aujourd’hui, ces différentes substances sont réservées à des patients qui présentent des déficits liés à des maladies répertoriées. Mais des articles de plus en plus nombreux, notamment dans les prestigieuses revues Science et Nature, attirent l’attention sur le fait que beaucoup de gens en bonne santé pourraient en bénéficier aussi. Les psycho stimulants augmentent en effet les capacités d’attention, permettent de mieux utiliser les informations disponibles autour de nous ou dans notre mémoire, et de mieux contrôler nos réponses. Le Modafinil est déjà prescrit aux soldats, ou aux médecins, qui doivent rester réveillés sur de longues périodes. Enfin, l’Aricept a des effets très positifs sur le fonctionnement de la mémoire des sujets bien portants.
Voilà donc pour l’état des connaissances aujourd’hui en neuropharmacologie. Mais il ne suffit pas qu’une substance existe pour qu’il soit légitime de la commercialiser. Et en effet, Limitless pose plusieurs problèmes liés à l’usage d’une telle molécule.
Une drogue qui renforce l’inégalité ?
Le premier problème est celui de l’égalité d’accès de tous à leurs bénéfices. Dans Limitless, la question est résolue par un artifice. Subjugué par les effets de cette substance, Eddie Morra décide de rencontrer au plus vite son beau-frère pour le convaincre de lui procurer d’autres comprimés magiques. Il se rend donc à son domicile, et doit insister pour se faire ouvrir la porte : son beau-frère est en effet blessé au visage d’une façon qui semble indiquer qu’il s’est récemment battu. Avant de parler du marché qu’il pourrait conclure ensemble, ce beau-frère demande à Eddie Morra d’aller lui chercher un petit déjeuner. Ce que fait Eddie Morra… mais à son retour, il trouve l’appartement de son ancien beau-frère dévasté et celui-ci tué d’une balle dans la tête. Il téléphone immédiatement à la police puis réalise soudain que les voleurs cherchaient quelque chose : bien évidemment les précieuses pilules. Il cherche fébrilement et trouve juste avant l’arrivée de la police la cachette où le beau-frère avait enfermé sa réserve. Une énorme réserve qui va permettre à Eddie Morra d’être créatif, productif et convaincant pendant une longue période. La question de l’inégalité sociale par rapport à une telle substance est donc totalement contournée dans le film. Le héros n’a pas à travailler pour s’acheter cette fameuse pilule à 800 dollars. Elle lui est en quelque sorte tombée du ciel. Cette question de l’accessibilité est pourtant évidemment centrale si de telles substances devaient être commercialisées. Comment accepter que des étudiants riches et fortunés voient leurs possibilités mentales décuplées au moment des examens alors que ceux qui sont pauvres n’auraient pas cette possibilité ? Malheureusement, il faut bien constaté que la société a déjà répondu : santé à deux vitesses, école à deux vitesses (grâce aux coachs et cours privés dont bénéficient les élèves des milieux favorisés) et bientôt Internet à deux vitesses, sans compter la chirurgie esthétique qui rajeunie les riches et le très coûteux Viagra qui exalte leur sexualité ! On peut même imaginer que ce marché pourrait être soutenu par le courant de psychologie positive américaine dont le slogan est : « Apologize your life », autrement dit « Exaltez votre vie ».
Est-ce sans danger ?
Une seconde question soulevée par l’usage de telles substances est leur innocuité. Dans Limitless, le héros ne tarde pas à comprendre que l’effet de cette petite pilule est beaucoup plus complexe qu’il ne l’a d’abord cru et qu’il existe un vrai risque sur la santé. En effet, Eddie Morra décide immédiatement d’aller à la source de l’approvisionnement. Et comme son ex beau-frère est mort, il décide de rencontrer son ancienne épouse. Il doit insister beaucoup pour la rencontrer et comprend pourquoi aussitôt qu’il la voit. Ce n’est plus la jeune et jolie femme qu’il a connue seulement quelques années auparavant, mais une petite vieille dont la marche est déjà difficile. En fait, lui explique-t-elle, cette drogue n’a pas d’effets dangereux sur la santé… tant qu’on en prend. C’est lorsqu’on s’arrête que les problèmes commencent. Le sevrage est terrible : le vieillissement est considérablement accéléré, les facultés s’effondrent, la mort arrive… On reconnaît là l’inquiétude attachée dans notre culture à la consommation de substances pour pouvant modifier le fonctionnement psychique. Non seulement on ne pourrait plus s’en passer, mais si on arrête, un syndrome de sevrage entraînerait des troubles d’autant plus graves que les bénéfices de la drogue auraient été plus importants au moment des prises. En d’autres termes, plus la drogue donnerait de possibilités, et plus la chute des capacités serait brutale au moment de son arrêt. Un peu comme si chacun disposait d’une certaine capacité d’attention, de mémoire – voire de séduction – et que toute substance augmentant artificiellement la mise en œuvre de l’une de ces capacités en réduirait la durée d’usage. Une conception comptable de la santé en quelque sorte. Plus on utiliserait son capital psychique et moins on pourrait l’utiliser longtemps.
Dans Limitlless, le héros parvient à faire transformer la molécule de telle façon à ce qu’il puisse progressivement apprendre à s’en passer…. ou seulement à faire croire qu’il s’en passe. Parce que la fin est finalement très ambigüe. Le lobby financier qui soutient sa candidature à la Présidence de la République a découvert sa dépendance à cette petite pilule. Et comme ces puissances d’argent ont également découvert que tout sevrage est fatal, elles croient tenir Eddie Morra. Soit il acceptera de faire ce qu’elles lui demandent lorsqu’il aura accédé au pouvoir suprême, soit elles lui couperont son approvisionnement et l’abandonneront à une déchéance et à une mort rapide. Le héros répond qu’il a diversifié son approvisionnement, qu’il a fait modifier la molécule pour qu’elle n’ait pas d’effets secondaires en cas de sevrage… et que d’ailleurs il a arrêté. Autrement dit,il trois explications différentes ! Le spectateur peut croire ce qu’il veut. Ceux qui considèrent comme immoral l’usage d’une telle substance seront rassurés. Ceux qui pensent qu’elle sera probablement fabriquée un jour, mais sans effets secondaires pourront continuer à y rêver. Et ceux qui ont désiré ne voir dans tout ce film qu’un thriller policier pourront se délecter du bon tour que Eddie Morra a joué à ceux qui voulaient le tenir en leur pouvoir en rachetant le fameux laboratoire qui fabrique sa substance magique. Il est devenu invulnérable à toutes les tentatives de chantage et de manipulation. Il deviendra donc un Président des Etats-Unis parfaitement intègre et totalement affranchi des puissances d’argent qui veulent le contrôler ! Le rêve de toute puissance du spectateur se transforme en conte de fée politique.
Les limites de la liberté de chacun
Enfin, la troisième question posée par l’utilisation de telles substances est la liberté de celui qui les prend. Dans le film, on ne voit personne prendre cette molécule par obligation. Mais il est bien évident que si elle existait, des employeurs pourraient être tentés de demander à leurs employés d’augmenter leurs possibilités de manière à mieux rentabiliser leurs salaires. La question de l’obligation et de l’autonomie par rapport à de telles drogues est particulièrement aigüe pour le personnel militaire et pour les enfants. Depuis la dernière guerre, les soldats prennent fréquemment des amphétamines pour augmenter leurs capacités. Et les Etats-Unis ont légalisé cette consommation dans le but d’augmenter leurs performances militaires. On peut imaginer que d’autres corps professionnels se trouvent soumis à la même exigence. Pensons par exemple à des médecins qui, en période de catastrophes, doivent faire face à un très grand nombre d’interventions médicales et chirurgicales : serait-il légal qu’on les oblige à prendre des drogues pour augmenter leur possibilité de soigner et de sauver un plus grand nombre de personnes ?
Enfin les enfants constituent un cas particulier du fait qu’ils ne sont pas libres de leur propre décision. Le risque serait que les parents leur fassent prendre de telles médications dans le but d’augmenter leur réussite scolaire…
La question de l’utilisation de ces nouvelles substances n’oppose donc pas seulement les bénéfices que chacun peut en tirer aux risques qu’il y court. C’est aussi une question qui concerne les bénéfices que la société peut en attendre et les dangers qui peuvent en résulter. C’est pourquoi il ne faudrait pas forcément trop se réjouir de l’apparition de ces nouvelles drogues sur le marché. Bien sûr, elles augmenteraient les possibilités de chacun, mais elles mobiliseraient peut-être, là encore, comme d’ailleurs le font les nouvelles technologies, des contrôles policiers encore plus importants pour vérifier que chacun en fait un bon usage.
Finalement, il en est de ces nouvelles substances chimiques comme de l’ensemble des nouvelles technologies. L’augmentation des possibilités cognitives et des capacités de mémoire peut être utilisée pour le meilleur comme pour le pire. Nous pouvons nous réjouir que ces nouvelles méthodes rendent nos fonctions psychiques et cérébrales plus puissantes. Dans un monde dans lequel le travail de chacun est de plus en plus un travail mental, l’augmentation des capacités est une chance pour la créativité et la production, tout aussi bien que pour la réduction des troubles pathologiques. Mais nous ne pouvons pas ignorer non plus les problèmes que de telles drogues pourraient créer ou exacerber. Avec ces nouvelles substances, nous aurons plus besoin que jamais de comités d’éthiques pour savoir qui, comment et pourquoi, pourra utiliser les merveilleuses possibilités de ces pilules magiques.
Bibliographie:
Greely H., Sahakian B., and coll. Towards responsible use of cognitive-enhancing drugs by the healthy, Nature, Vol 456/11 december 2008
Tisseron S., L’empathie, au cœur du jeu social, 2010, Paris : Albin Michel
[1] Film du réalisateur Niel Burger, sortie du film en France le 8 juin 2011.