Le projet Nim

par | 2011 | 2011, Chronique de Cinéma

Serge Tisseron

Le projet Nim

Un film de James Marsh[1]

 

Connaissez-vous l’histoire du chimpanzé qui fut élevé comme un être humain, perdit sa place chez les animaux et ne la trouva jamais chez les humains ? Ce n’est pas une fable de La Fontaine, mais une expérience menée aux Etats-Unis entre 1973 et le début des années 1980. Une expérience qui se voulut rigoureuse, mais qui se solda par un immense gâchis. Le projet Nim, ce n’est pas l’histoire d’un animal qui voulut être un homme, mais celui d’un chimpanzé auquel on fit croire qu’il en était un, et qu’on renvoya à sa condition parce que malgré tous ses efforts, il ne répondait pas aux attentes que les chercheurs avaient placées en lui.

Mais Le projet Nim n’est pas seulement un film sur la cruauté dont peuvent faire preuve des scientifiques animés des meilleures intentions du monde. Il est aussi un formidable témoignage sur une époque, ses références scientifiques et l’idéologie qui se développe inévitablement dans leur sillage, sa morale familiale et sexuelle, et bien sûr son rapport à l’animal, y compris en soi… Autant de choses que nous pouvons y lire parce que le monde a radicalement changé. Le projet Nim est une formidable plongée dans un passé tout proche et déjà si lointain. Rappelez-vous : à cette époque là, les téléphones étaient attachés aux murs par un fil, et on les actionnait en plongeant le doigt dans les trous d’une roulette fixée au-dessus…

  1. Toute une époque

En quoi a consisté le projet Nim ? Tout simplement à élever un nouveau-né chimpanzé comme un être humain, avec l’espoir qu’il apprendrait à parler de la même façon que ses parents adoptifs. Et comme le larynx des chimpanzés ne sait pas articuler les sons humains, l’idée était de lui apprendre la langue des signes utilisée par les sourds-muets. Pour comprendre ce projet, il faut commencer par rappeler ce que fut cette époque, aux Etats-Unis, mais aussi en Europe. Il y avait eu les années 1968, la révolution étudiante, Woodstock, le mouvement hippie, et, sur le plan des idées, la discipline phare était la sémiologie. On peine à comprendre cela aujourd’hui dans la mesure où notre discipline phare est incarnée par les neurosciences. C’est d’elles que nous attendons la grande synthèse qui devrait permettre de penser ensemble le fonctionnement psychique normal, le fonctionnement pathologique et le fonctionnement groupal. Mais dans les années 1970 et 1980, le langage parlé/écrit était l’obsession de la communauté scientifique. Les publications sur le « langage » des abeilles ou celui des dauphins étaient suivies avec passion, et les intellectuels français discutaient à perte de vue, avec Roland Barthes, pour savoir si la linguistique – définie comme science du langage – était une branche de la sémiologie – autrement dit de la science des signes – ou bien si la sémiologie ne serait pas une branche de la linguistique. Ce n’est donc pas étonnant si cette époque fut aussi l’âge d’or de la psychanalyse, dont le protocole de travail reposait sur l’idée de supprimer, entre thérapeute et patient, toute autre forme d’interaction que le langage : on ne se voit pas, on ne se touche pas, on parle. Et comme il n’avait pas échappé aux psychanalystes que le langage humain véhicule plus que des « signifiants », beaucoup de psychanalystes s’étaient rangés à l’idée de parler le moins possible – voire pas du tout – et toujours d’une voix neutre et impersonnelle. Le but était en effet d’éviter les messages véhiculés par les manifestations vocales, dont on considérait qu’ils parasitaient le langage, alors qu’on pense aujourd’hui qu’ils en sont l’essence même, l’indispensable support et l’origine. N’en rions pas trop, car il est probable que bien des débats portés actuellement par les neurosciences nous feront sourire de la même façon demain, et même peut-être dès ce soir ! Qu’on se souvienne seulement des formidables extrapolations philosophiques nourries par la découverte de certaines différences entre les hémisphères cérébraux droit et gauche, avant que des recherches plus poussées ne mettent en évidence la plasticité cérébrale et les possibilités de suppléance.

Revenons à Nim. Car cette époque ne se différencie pas seulement de la nôtre par l’existence d’un paradigme – la sémiologie – qui la fait relever à nos yeux d’un autre monde. C’était aussi ce qu’on pourrait appeler « l’âge pré-évaluatif ». Chacun sait en effet qu’aujourd’hui, l’évaluation est au centre de tout, et pas seulement de la recherche scientifique. La nourriture de nos chats a fait l’objet d’évaluation avant de recevoir le label « testée et approuvée », et certains rêvent de faire de même avec nos enfants à chaque stade de leur développement. Même les actions bénévoles sont sommées de se soumettre à des évaluations pour faire la preuve de leur efficacité. Nous sommes passés en trente ans de « l’âge pré-évaluatif » à l’âge évaluatif extrême. On rêvait de Terminator, et c’est Evaluator qui est arrivé, avec la même excellente intention : nous sauver. Une nouvelle catégorie d’administratifs et d’universitaires est apparue, qui partagent une même ambition : nous préserver du risque de prendre des vessies pour des lanternes. La science est-elle pour autant moins infiltrée d’idéologie ? Pour ma part, j’en doute, et la controverse qui est en train de gonfler autour des enjeux politiques et idéologiques de la classification du  DSM en est une bonne illustration. En tous cas, le projet Nim tel qu’il fut mis en place dans les années 1970 ne recevrait aujourd’hui aucun agrément. Qu’on en juge. Un psychologue de l’Université Columbia – le professeur Herbert Terrace – qui ne connaît rien à la vie des chimpanzés – arrache un nouveau-né à sa mère et le confie à l’une de ses anciennes étudiantes – Stéphanie Lafarge – par ailleurs mère d’une famille nombreuse. Celle-ci accepte : elle pense en effet pouvoir bien travailler avec Herbert Terrace parce qu’elle a eu des relations sexuelles avec lui et que cela constitue à ses yeux, nous dit elle, la meilleure garantie  d’une collaboration solide et durable.

  1. Un projet peu rigoureux

Elle va donc élever Nim comme son fils et, pour commencer, elle lui donne le sein pendant trois mois. Remarquons au passage que sa motivation vis-à-vis de Herbert Terrace devait être considérable pour qu’elle ait pu fabriquer le lait nécessaire à cet animal dont l’aspect évoque plus le bébé de Rosemary dans le film éponyme de Roman Polanski, qu’un véritable nouveau né humain. Dès le début, il sera également langé, habillé et nourri comme un enfant, avec l’idée de lui apprendre la propreté, et, pourquoi pas, la politesse. Il ne s’agit plus seulement de tenter d’apprendre à un singe la langue des signes, mais de le retirer à son milieu éducatif naturel – dont on ignore d’ailleurs à l’époque à peu près tout, les travaux des éthologues en étant à leur début – et de le transplanter dans une culture humaine. En revanche, le compagnon de Stéphanie Lafarge – prénommé Wer – développe rapidement de l’hostilité vis-à-vis de l’intrus. Il le perçoit probablement – bien que rien ne nous soit dit à ce sujet dans le film – comme un enfant qu’Herbert Terrace aurait fait à sa femme sur une paillasse de laboratoire et qui crée entre eux une complicité dont il est exclu. Nim le lui rend bien. Il a une excuse : les chimpanzés sont élevés par leur mère seule. Mais Nim n’a pas seulement une mère, il a aussi une nombreuse fratrie : les enfants de Stéphanie Lafarge et de Wer. Et chacun d’entre eux établit avec Nim une relation particulière, hors de tout contrôle. Les plus jeunes le traite comme une poupée, les plus âgés le surveillent sans arrêt pour voir s’il se masturbe lui aussi. Parallèlement à ses expérimentations personnelles – nous n’en voyons probablement qu’une infime partie dans le film, tant les enfants sont inventifs -, chaque membre de la famille est invité à apprendre à Nim des mots de la langue des signes : le but de l’expérience est de voir s’il deviendra capable de les agencer pour en faire des phrases. Mais Nim grandit, et Stéphanie Lafarge a de plus en plus de difficultés à s’en occuper. Herbert Terrace passe alors une petite annonce à la recherche d’un baby-sitter. Survient Laura-Ann Petitto qui va transformer les données de l’expérience. La jeune étudiante est choquée par le peu de rigueur introduit dans l’évaluation de NIm : Est-ce parce qu’elle appartient à une nouvelle génération de scientifiques ? Il faut dire qu’à l’époque, les sciences humaines n’avaient pas encore intégré les standards des sciences exactes. Toujours est-il qu’elle tente d’introduire ce qui faisait défaut jusque-là : un planning d’enseignement, des comptes-rendus d’observations, un cahier des progrès en cours. Quant à Herbert Terrace, il ne tarde pas à estimer que l’éducation de Nim serait mieux faite si l’étudiante et lui s’en occupaient ensemble…

  1. « Chéri, je me sens rajeunir »

La suite est prévisible : Nim a fabriqué un couple. Ses progrès sont rapides. Mais l’idylle entre Laura-Ann Petitto et Herbert Terrace ne dure pas. Le couple se sépare, Nim est confiée à une autre nourrice. Herbert voulait élever Nim comme un humain, et c’est ce qu’il fit en effet, mais bien différemment de ce qu’il avait imaginé. Nim, enfant adopté dans lequel aucun parent ne se reconnut jamais parce qu’il était un chimpanzé, passa son enfance d’une famille d’accueil à une autre, et bien souvent d’une famille monoparentale à une autre famille monoparentale. L’adolescence lui conféra la force – six à sept fois celle d’un homme – et un irrépressible besoin sexuel. Nim ne se contentait plus de « sauter des pierres », comme on nous dit qu’il faisait plus petit. Son intolérance à la frustration restait immense. Les accidents se multiplient d’autant plus que Nim a gardé sa dentition naturelle et qu’il dispose de redoutables canines : bras mordus jusqu’au nerf, joue arrachée, animal de compagnie écrasé contre un mur….Herbert Terrace prend peur. D’autant plus que Nim commence à le décevoir : il connaît de nombreux mots et se révèle capable de les agencer, mais uniquement pour demander quelque chose. Nim n’utilise pas son vocabulaire pour s’extasier devant la beauté du monde, la gentillesse de sa baby-sitter ou raconter ses rêves. Il ne dit pas « Moi, Tarzan, Toi, Jane », et encore moins « Je t’aime », mais « Jouer », « Moi, Nim » et « Câlin ». Bref, il est désespérément autocentré. Herbert Terrace finit par penser qu’il n’aurait jamais dû retirer Nim de son milieu naturel, et décide de l’y renvoyer. Le chimpanzé nourri aux cornflakes et qui a appris le langage des signes et la propreté se retrouve dans un milieu « naturel » qui n’a rien de naturel pour lui. Il se replie sur lui-même. On imagine qu’il se déprime. Le mot n’est pas prononcé dans le film… Quand il s’énerve, il est calmé à coups de décharges électriques. Mais un nouveau rebondissement survient. Le propriétaire des chimpanzés est contraint, pour des raisons financières, de vendre ses animaux à un centre de recherches médicales. Nim est sélectionné pour faire partie d’un programme d’expérimentation pour la mise au point d’un vaccin contre les hépatites B et C. Il continue à parler, à demander à jouer, à protester contre les expériences qui lui sont imposées… Un avocat s’empare de l’affaire et demande que Nim soit traité comme un être humain puisqu’il a été élevé comme un être humain. Le laboratoire prend peur, et Nim échappe au programme médical… pour être remis en cage avec ceux qui sont encore ses congénères, mais plus ses semblables.

  1. Mélange des genres

Les années suivantes verront se développer de nombreux travaux sur les animaux, mais le film ne nous en parle pas. En revanche, il accorde une place étonnante à un autre problème autour duquel les choses ont bien changé, là aussi, aux Etats Unis : la question des relations entre hommes et femmes, et plus précisément entre professeurs et étudiantes ! Autant Herbert Terrace est discret sur la cruauté dont il a fait preuve vis-à-vis de Nim en le traitant d’abord comme un être humain, puis en le renvoyant brutalement à son statut d’animal alors qu’il n’en était justement plus tout à fait un, autant il fait son mea culpa sur l’aventure qu’il a eue avec Laura-Ann Petitto. Pour continuer le projet Nim, nous dit-il, il a pensé qu’il valait mieux que la jeune étudiante et lui s’installent ensemble dans une superbe maison… Et puis, et puis… il s’est mis à éprouver du désir pour elle. Mais Herbert Terrace n’y avait pas pensé avant, non, c’était vraiment une surprise pour lui. Mais il est convaincu, nous dit-il, que les conditions de l’expérience n’en ont pas souffert… Quand on sait par quel fiasco elle s’est soldée, on se dit que la règle de l’abstinence entre maîtres et élèves doit être bien forte aujourd’hui aux Etats-Unis pour qu’un enseignant quasiment à la retraite quémande ainsi l’absolution pour une histoire vieille de trente ans, et que tous les spectateurs ont comprise bien avant qu’il ne nous en parle. Herbert Terrace penserait-il que sa réputation tiendrait plus à cette séduction consommée qu’au fait d’avoir arraché un chimpanzé à sa mère et de l’avoir élevé comme un être humain pour le rejeter ensuite sans aucun égard, et sans jamais chercher à rien comprendre au mode de vie spécifique de ces animaux ? Il paraît qu’il s’est spécialisé depuis dans l’étude des processus d’apprentissage cognitifs des primates qui ne font pas appel au langage. Une autre façon de faire son mea culpa ? Disons en tout cas, à sa décharge, que son erreur ne fut pas seulement la sienne, mais celle de toute une époque. L’ignorance des spécificités et le mélange des genres qui est au centre du « projet Nim » furent en effet deux idéologies largement partagées. Elever un chimpanzé comme un être humain en pensant qu’il puisse se comporter de la même façon était pour Herbert Terrace l’occasion de bousculer toutes les connaissances de l’époque sur les places respectives de l’inné et de l’acquis. Et c’était évidemment aussi une façon de s’opposer à l’idée de l’animal machine. Mais on voit finalement que les deux idées ne s’annulaient pas. Nim, parce qu’il ne parvint pas à parler exactement comme un homme, redevint un animal sans droit. L’erreur du paradigme linguistique qui sous tendait le projet a été de penser la différence homme–animal en termes de tout ou rien plutôt qu’en termes de spécificités. Si l’animal a un langage articulé semblable à celui de l’homme, il se rapproche de celui-ci et a droit à tous les égards. Mais s’il ne parle pas, il retombe dans un statut où sa qualité d’être sensible n’est pas prise en compte. Du coup, il n’est pas reconnu non plus comme pouvant bénéficier de droits et d’une protection qui les assure. La posture de l’avocat qui porte plainte pour les mauvais traitements dont Nim est victime est dans la même logique. Pour lui, à partir du moment où Nim est a été élevé comme un être humain, il aurait droit à la même protection juridique. Et pour faire la preuve de ces droits, il est prêt à faire intervenir Nim au tribunal pour qu’il puisse plaider lui-même sa cause ! La question du rapport entre animal et humain est basée sur l’absence ou la présence d’un langage articulé. Ce qui fait défaut dans ce débat, c’est la dimension de la sensibilité et le droit de bénéficier d’un statut qui écarte les souffrances inutiles.

Cette histoire ne pourrait pas se reproduire aujourd’hui sous la même forme. Non pas parce que les études menées à cette époque souffraient d’un défaut d’évaluation, mais parce que la sensibilité a changé. Les errances du projet Nim n’ont pas été liées à une insuffisance du protocole expérimental, mais à une idéologie qui plaçait l’être humain et le langage au centre de tout. Les gestes de Nim n’avaient de valeur aux yeux de ses expérimentateurs que s’ils s’organisaient sur le modèle du langage humain, pour évoquer des objets absents et construire un discours à leur sujet. Aujourd’hui, nous accordons beaucoup plus d’importance aux gestes et aux attitudes en rapport avec la vie émotionnelle, et surtout à la relation entre deux êtres, qu’il s’agisse de deux humains, d’un animal et d’un humain ou de deux animaux. Ce n’est pas la rigueur d‘un protocole expérimental qui nous protège des abus de la science, mais l’analyse de l’idéologie qui la sous tend. La morale du projet Nim est toujours valable aujourd’hui. La science fait rarement problème dans ce qu’elle étudie, mais bien plus souvent dans ce qu’elle oublie de prendre en compte. La raison en est qu’elle est souvent prisonnière de l’idéologie d’une époque qui la rend partiellement aveugle. Distinguer la science de l’idéologie qui l’infiltre est très difficile, c’est pourtant indispensable. C’est même un devoir, et ce film nous aide à ne pas en perdre de vue l’objectif.

[1] Sortie en France prévue le 11 janvier 2012.