The Artist – Un rêve en noir et blanc

par | 2012 | 2012, Chronique de Cinéma

Serge Tisseron

The Artist[1],

Un rêve en noir et blanc

Qui aurait pu croire que ce film muet, tourné en noir et blanc, puisse susciter à la fois l’enthousiasme du public et celui des cinéphiles ? C’est que Michel Hazanavicius l’a construit comme un rêve, et chacun sait bien que nos rêves sont faits pour répondre à nos attentes et satisfaire nos désirs…

  1. Un délicat parfum de vieilles roses fanées

Tout débute dans un délicat parfum de vieilles roses fanées, avec un générique à la manière des films muets des années 1920. Il n’y manque que le bruit du projecteur et les rayures de la pellicule ! Et la magie opère : nous voici plongés au début du cinéma, à l’âge d’or de l’industrie cinématographique américaine. Le passé n’est pas recréé avec les moyens actuels, comme par exemple l’Amérique des années 1930 dans les films de Clint Eastwood. Il est mimé, de telle façon que la distance à ce passé est abolie : il fait ainsi irruption dans notre présent sans rien qui en indique le caractère passé. Or ce rapport particulier au temps est caractéristique d’Internet : tout y est juxtaposé sans rien qui indique quelque antériorité. The Artist, qui se présente comme un éloge du cinéma muet, est d’abord paradoxalement un éloge des technologies numériques et de la culture du pastiche généralisé sur  Internet…

Si The Artist est un remake, ce n’est en effet pas du tout à la manière de ceux qui ont largement nourri l’industrie cinématographique des années 2000. Michel Hazavanicius ne s’approprie pas le scénario d’un ancien film à succès pour le décaler dans le monde actuel en lui ajoutant quelques effets spéciaux tapageurs. Il reprend un genre entier, le cinéma d’avant guerre, avec le cabotinage désuet de ses stars (elles font aujourd’hui beaucoup mieux), ses invraisemblances jouissives, ses cartons explicatifs, ses trucages grossiers, ses gros plans sur des bouches bavardes dont on comprend seulement qu’elles semblent parler pour ne rien dire, et enfin le séisme qu’a constitué en son temps l’apparition du parlant. Et pour cela, il multiplie les références et les clins d’œil : la moustache de Max Linder, le petit chien de Charlot, le gendarme borné des Laurel et Hardy… Il y a vingt ans, cet exercice de coupé-collé aurait probablement été jugé avec férocité. C’était l’époque où création rimait avec innovation. Aujourd’hui, elle rime avec duplication. La reproduction n’est plus considérée en effet comme un plagiat, mais comme l’épanouissement promotionnel de l’original. Copier et coller est devenu une façon de rendre hommage au message qu’on démultiplie, ou plutôt, selon les mots consacrés, qu’on forward ou qu’on retweete. Le copié-collé est devenu une forme de création à part entière. Le triomphe de The Artist est d’abord celui de cette idéologie. Mais en même temps, Michel Hazanavicius n’a pas choisi de copier-coller n’importe quoi. Derrière la nostalgie de l’âge d’or hollywoodien se profile celle d’une puissance américaine incontestée et d’un monde que son manichéisme parvenait à simplifier à outrance.

  1. Un monde en noir et blanc

C’était une époque où le monde pouvait paraître simple. Comme nous le rappelle le faux film muet par lequel débute The Artist, il opposait l’Est et l’Ouest, les pays du « rideau de fer » et le « monde libre », les méchants communistes d’un côté et les bons de l’autre, c’est-à-dire nous… C’était avant Auschwitz et Hiroshima, et aussi avant que l’école philosophique dite « de Francfort » ne nous invite à considérer les spectacles qui nous enchantent comme le nouvel opium du peuple destiné à détourner son attention des préoccupations politiques. L’Occident n’avait pas encore commencé non plus à battre sa coulpe : ni au sujet des minorités opprimées (il n’y a d’ailleurs pas de noir dans le film, sans doute pour ne pas rappeler à l’Amérique ce passé douloureux), ni au sujet des femmes, ni au sujet du colonialisme, ni au sujet des terribles disparités économiques engendrées par le système capitaliste.

Bien sûr, la crise de 1929 traverse le film, mais si peu qu’on l’oublie vite. Les frissons que nous éprouvons dans The Artist sont de courte durée. Valentin surmonte finalement le désamour du public à son égard, rencontre la femme de sa vie et, comme on dit aujourd’hui, il « rebondit ». La comparaison avec le film Limelight[2], qui nous parle lui aussi du passage du cinéma muet au parlant, montre bien l’idéalisation opérée par Michel Hazanavicius. Charlie Chaplin, qui avait lui-même vécu cette période, y montrait la déchéance inéluctable des acteurs du muet, et il allait même jusqu’à confier le rôle de l’un d’entre eux à Buster Keaton que l’apparition du parlant avait réellement ruiné et désespéré. Mais The Artist n’a pas d’autre but que de nous faire rêver. Le passage du cinéma muet au parlant peut-il encore faire traumatisme qu’il faille en cacher les drames? Non bien sûr, mais n’oublions pas que derrière sa mise en scène, c’est la représentation que nous avons du passage de l’argentique au numérique qui se joue. Un monde se termine, des entreprises qui ont marqué le XX é siècle disparaissent, comme Kodak, et la dette des pays occidentaux est abyssale… Il faut rassurer pour séduire…

  1. La femme est l’avenir de l’homme

Toute crise invite à lui chercher des solutions, et l’Occident découvre qu’il possède un gisement de matière grise et de générosité sous-utilisé : les femmes. Une fois de plus, et comme Limelight traite du même sujet, comparons les deux films. Dans celui de Charlie Chaplin, le vieil acteur déchu par l’avènement du cinéma parlant s’occupe d’une jolie danseuse qui souffre d’une phobie grave : elle ne supporte pas d’être adulée et perd tous ses moyens aussitôt qu’elle entre en scène ! A l’inverse, l’héroïne de The Artist adore le succès et le gère parfaitement. Elle saura même réussir là où l’héroïne de Limelight avait lamentablement échoué : remettre en selle l’acteur déchu en convainquant son producteur de lui donner un rôle équivalent au sien. Valentin et Peppy danseront finalement ensemble dans des comédies musicales. Bref, The Artist remplace l’image d’une héroïne faible et malade à laquelle le héros vient en aide par celle d’un homme narcissique, incapable de faire face aux changements du monde, dont une femme sauve la vie, la fortune et la réputation.

Et pour que le spectateur comprenne le changement, une séquence d’un film tourné par Valentin nous donne la version du vieux monde : enfermé dans une prison ukrainienne où il a été torturé, le héros revient à la vie grâce à son chien – on pense bien sûr à Tintin que Milou ranime en lui léchant le visage -, s’échappe magiquement de sa cellule, puis libère l’héroïne et s’enfuie avec elle dans un avion volé. Le héros est tout puissant et l’héroïne le suit partout comme un toutou ! Pour Valentin, elle est même un peu moins qu’un toutou. Il présente partout son chien comme son unique partenaire de spectacle, et lorsqu’il doit entrer en scène avec l’actrice de son film, il tarde à la faire sortir des coulisses et l’y ramène aussitôt ! Bref, Valentin ne voit que lui, ne pense qu’à lui, ne rêve que de lui. Et nous ne sommes finalement pas étonné que sa vie personnelle soit du même acabit : il vit à côté d’une femme à laquelle il ne dit rien, dont il n’attend rien, et qui n’est manifestement rien pour lui.

Toutes différentes vont être les choses avec Peppy Miller. Rien n’annonçait pourtant un tel dénouement. Au début, l’héroïne correspondrait plutôt à l’image de l’écervelée si souvent mise en scène dans le cinéma américain. Alors que Valentin fait face à une horde de photographes venus saisir son image après le triomphe de son dernier film, elle réussit à se faire immortaliser en train de l’embrasser tendrement et à faire la une des journaux de la ville ! Mais Michel Hazanavicius sait que nous sommes en 2012, que les héroïnes n’attendent plus le prince charmant comme en 1930, et qu’elles ne courent même plus après lui comme en 1980. Elles pensent d’abord à leur métier. Et Peppy n’a qu’une idée en tête, devenir actrice. Elle retrouve Valentin, sur un plateau où elle est figurante. Il doit traverser un groupe de danseurs pour rejoindre un complice installé à l’autre bout de la salle. Elle doit se retrouver dans ses bras le temps de quelques mesures. Mais tout se passe évidemment autrement ! Aussitôt qu’ils se retrouvent l’un en face de l’autre, le trouble les envahit tous les deux. Valentin oublie sa mission, iI faut donc recommencer… Une fois, puis deux… A la troisième, Peppy fixe ses yeux dans ceux de Valentin, puis les abaisse jusqu’à sa bouche, croise à nouveau son regard. La foudre de l’amour les a frappés… Elle le rejoint plus tard dans sa loge, hélas au moment où le chauffeur de Valentin lui apporte le bracelet que celui-ci a décidé d’offrir à sa femme pour « se faire pardonner » la photo qui a fait la une des journaux, celle sur laquelle on voit justement Peppy l’embrasser sur la joue… Celle-ci s’éclipse. Dans The Artist, les femmes séduisantes et ambitieuses ne cherchent pas à séduire les hommes mariés, même riches et célèbres, et ceux-ci, de toute façon, ne tromperaient pas leur femme, même par passion… Le conte de fée que nous raconte The Artist est décidément bien fait pour séduire un public américain dont une large frange prône aujourd’hui la fidélité conjugale. Peppy se consolera de cette déception avec de jeunes et beaux garçons qu’elle appelle ses « toys ». Le réalisateur n’a pas osé accoler à ce mot celui de « sex », mais chacun a compris. Après tout, elle n’est pas mariée. La morale des conventions sociales est sauve. Et celle des sentiments aussi : son cœur est acquis à Valentin et à lui seul.

  1. Le corps parle

Enfin, à toutes ces recettes destinées à apporter succès, Michel Hazanavicius en ajoute une dernière : la réhabilitation du corps, du mouvement, des mimiques, de la gestuelle… The Artist nous rappelle en effet que le corps est notre première interface de relation, et pas seulement pour l’enfant qui ne parle pas encore. Tout au long de la vie, il reste une façon privilégiée de se raconter. Il y a d’abord la posture du corps, debout ou assis, droit ou courbé, mobile ou immobile. Il y a ensuite les gestes, lents ou rapides, amples ou retenus, qui expriment d’abord la confiance et l’ouverture à l’autre ou au contraire la fermeture et la défiance,  mais aussi la protestation, le désespoir ou le découragement. Il y a enfin le visage avec la direction du regard sollicitant l’interlocuteur ou se détournant de lui, et la mobilité des yeux exprimant l’enthousiasme, l’attention, la tristesse ou la gène.

Du coup, dans la communication quotidienne, nous devons à tout moment tenir compte de trois formes complémentaires de symbolisation : la symbolisation sur un mode sensoriel, affectif et moteur qui implique les mouvements du corps, les gestes, les mimiques et les cris ; la symbolisation imagée qui consiste à se donner des représentations imagées d’un événement (il s’agit bien sûr d’images mentales, mais celles-ci sont souvent facilitées par des supports matériels, comme des photographies ou des films) ; enfin, la symbolisation sur un mode verbal qui correspond à la mise en mots.

Dans tous les cas, c’est leur convergence qui importe. Mais dans la vie quotidienne, c’est loin d’être toujours le cas : les mimiques et les gestes peuvent entrer en contradiction entre eux, et plus encore avec les mots prononcés. L’interlocuteur est alors troublé, il ne sait plus quoi comprendre. Mais dans le cinéma muet – et dans The Artist -, tout est clair ! Nous ne sommes pas préoccupés de déchiffrer d’éventuelles contradictions entre la gestuelle et le discours verbal parce que celui-ci est absent. Et cette simplicité, une fois de plus, nous rassure.

 

Pourtant, il y a au moins un point sur lequel The Artist ne nous ment pas. Si Valentin est muet à la scène pour son plus grand bonheur, il l’est aussi dans sa vie privée… pour son malheur. Au début du film, appelé par son public sur la scène du théâtre où son film a triomphé, il continue à jouer muet et ce n’est donc pas étonnant que son partenaire privilégié soit son chien. Mais il a la même attitude dans sa vie. Sa femme le quitte finalement en lui disant : « Tu ne parles jamais », et c’est vrai. Plus le film avance et plus il apparaît que Valentin fait le pitre pour éviter de parler, et qu’il évite de parler parce qu’il pense que personne ne s’intéresserait à ce qu’il pourrait dire. Ainsi un second film s’organise-t-il dans le premier, celui d’un homme qui a décidé de faire profession de son handicap : jouer pour ne pas parler, faire rire pour éviter de s’expliquer.

Et bien sûr, Peppy est tout le contraire ! Elle n’arrête pas de parler ! Lorsqu’elle se présente pour la première fois au studio de cinéma comme figurante et que l’employé chargé du recrutement lui demande de montrer qu’elle sait danser, elle s’exécute, puis ajoute : « Je suis Peppy… ».

Rien d’étonnant donc si, quelques années plus tard, c’est son nom qui triomphe sur toutes les affiches : le cinéma parlant est arrivé, le public veut de nouvelles têtes et surtout des voix… Pourtant, la rencontre de l’artiste muet et de la star du parlant les retrouvera à égalité. Il faut d’abord s’accorder sur les mimiques de l’autre pour les comprendre, et c’est seulement ensuite que la parole peut trouver sa place. Entre les deux, les images fabriquées, regardées, et/ou privilégiées par chacun sont le premier maillon de la compréhension d’autrui. Peppy, qui aime en secret Valentin, a la confirmation que ce sentiment est partagé en découvrant qu’au milieu de l’incendie qui a ravagé son appartement, l’artiste a tenu à serrer contre lui les rushes de leur coup de foudre à l’occasion d’une brève et banale scène de danse. Les images aussi sont une façon de se donner des représentations du monde et de les partager. Ce n’est finalement pas étonnant qu’un film nous le raconte.

 

Bibliographie

Grandin T. (1997). Penser en images et autres témoignages sur l’autisme, Paris : Odile Jacob.

Grandin T. (1999). Ma vie d’autiste, Paris : Odile Jacob.

Tisseron S. (1995). Psychanalyse de l’image, des premiers traits au virtuel, Paris : Dunod.

[1] Un film de Michel Hazanavicius avec Jean Dujardin, Bérénice Béjo.  Sortie le 12 octobre 2011.

[2] Voir Serge Tisseron, Limelight, Charlie Chaplin avait-il compris l’hystérie ? Cerveau et psycho, n°38 P. 14.