Serge Tisseron
Fantasmer n’est pas rêver
A propos de Inception de Christopher Nolan
Inception déçoit parfois mais Inception intrigue toujours. Il fait partie de ces films américains qui explorent les confins du réel et du rêve, là où le monde intérieur d’un héros ne peut plus être distingué de la réalité qu’il parcourt. C’était déjà le sujet de Shutter Island de Martin Scorsese[1]. Et dans les deux cas le même acteur, – Leonardo DiCaprio – y joue un personnage blessé, amer et en proie aux démons de la culpabilité. Mais là où Scorsese concentrait son scénario sur le seul monde intérieur de son héros, Inception le croise avec ceux d’autres protagonistes de l’aventure. Le thème n’est plus de savoir comment distinguer son monde du monde, mais d’entrer dans les rêves d’autrui pour les manipuler. Car le thème de l’histoire est rien moins qu’une affaire d’espionnage au cœur des rêves. Le héros, Cobb, l’annonce d’emblée : rien n’a un pouvoir plus grand qu’une idée déposée au bon endroit et au bon moment dans l’esprit de quelqu’un. Mais le moyen employé ne relève pas ici de la traditionnelle persuasion, ni même de la psychologie. Il s’agit en effet d’endormir celui que l’on veut influencer, de s’endormir avec lui, d’entrer dans ses rêves et d’en manipuler le contenu de manière à ce que, à son réveil, sa perception du monde et de lui-même en soient changés. Le problème est qu’on n’entre dans les rêves d’un autre qu’avec son propre esprit et qu’on risque à tout moment d’y confondre ses représentations personnelles avec celles de sa victime. Et pour Cobb, l’inventeur de cette méthode, le problème est encore plus grave. Il est obsédé par la culpabilité d’avoir déposé dans l’esprit de sa femme une idée par laquelle il prétendait la rendre heureuse en la débarrassant d’un souvenir pénible mais qui a eu l’effet exactement contraire : elle s’est suicidée.
Ainsi se trouvent croisés trois thèmes : celui du souvenir désagréable qui revient et empêche de penser les choses comme on le souhaiterait, celui des moyens de s’en débarrasser, et celui de la modification de la perception d’un événement.
- Fantasmer pour éviter de vivre.
La femme de Cobb souffrait de ce que Freud appelle une réminiscence : un souvenir douloureux associé à la maison où elle avait passé son enfance. Elle désirait s’en débarrasser. Mais comment se débarrasser d’une idée ? Jorge Semprun qui a été déporté pendant la guerre de 1939-1945 nous raconte un souvenir dans lequel il est justement question du même problème[2]. Le jour où le camp où il était enfermé fut libéré, nous dit-il, les prisonniers se réunirent afin de répondre à cette question : allaient-ils ou non parler de ce qu’ils avaient vécu à leur retour dans la vie « normale ». Deux positions se firent alors jour, nous dit Semprun. Certains déclarèrent ne pouvoir survivre qu’au prix de parler de ce qu’ils avaient vécu. Mais les autres, au contraire, déclarèrent qu’ils désiraient ardemment oublier tout ce qu’ils avaient vécu en déportation. L’un des déportés qui défendait ce point de vue utilisa même une métaphore. Il allait enfermer ses souvenirs terribles dans un coffre, fermer celui-ci à clé, l’enterrer et jeter la clé en espérant ne jamais en retrouver le chemin. Cobb imagina une autre solution. Il décida de pénétrer dans l’esprit de sa femme afin de changer la valeur émotionnelle qu’elle attribuait à son souvenir. Mais il ne réussit pas à pénétrer dans la maison de son passé et encore moins à y ouvrir le coffre qu’elle contenait. A défaut de pouvoir transformer son souvenir douloureux, il ne réussit qu’à « injecter » à son épouse l’idée que son passé réel, dont ce souvenir faisait partie, n’était que de l’imagination. Et, pour que l’efficacité de cette greffe soit complète, il la convainquit également que les constructions psychiques par lesquelles elle tentait de détourner sa pensée de ce souvenir étaient la vraie réalité. Ainsi, pour la femme de Cobb, le rapport du réel et du rêve s’inversa-t-il complètement. La réalité de son enfance et de sa vie concrète devint un monde imaginaire tandis que les fictions merveilleuses où Cobb l’accompagnait en pensée devenait la réalité. Et dans ce monde, le couple construisit ce que certains appellent des chimères et qu’eux baptisèrent des villes, d’immenses villes où ils erraient seuls. On reconnaît – et sans doute l’idée est elle venue à de nombreux spectateurs – l’opposition que certains sont aujourd’hui tentés d’établir entre la vie dans le monde réel et la vie dans le monde virtuel, notamment celle des jeux vidéo. Mais cette opposition n’a pas attendu les espaces numériques pour exister. Le psychanalyste anglais Winnicott a écrit sur ce sujet des pages inoubliables dans lesquelles il montre combien il est possible à des sujets blessés de tenter de trouver refuge dans des sortes de rêveries éveillées qui n’entretiennent aucun rapport avec leur monde concret et qui n’ont pas d’autre but que de leur permettre de se soustraire à une réalité qu’ils vivent comme menaçante. Winnicott propose pour parler de ce phénomène le mot de « fantasmatisation ». C’est ce que nous pouvons appeler plus banalement en français les « rêvasseries ». La rêvasserie est un phénomène isolé qui prend du temps, de l’énergie, mais qui ne participe pas ni à la vie réelle, ni à la vie imaginaire. En imagination, on construit des textes, des images, des musiques… – qu’on peut partager avec d’autres, mais dans la fantasmatisation, on ne partage rien. Tout y est facile et on y accomplit des choses extraordinaires, mais tout s’y passe en pensée sans aucune relation avec la vie réelle. Celui qui s’adonne à cette activité est totalement dissocié à la fois de sa vie et de son imagination. Il a l’illusion que sa vie est toujours pleine, se cache à lui-même cette situation par la pratique de jeux compulsifs et obsessionnels solitaires, comme des mots croisés, des « réussites » aux cartes ou certains jeux vidéo. Le problème est que tôt ou tard, cette personne sent que les gens qui attendent quelque chose d’elle sont déçus et elle se déçoit elle-même. La fantasmatisation finit par la posséder comme un esprit malin auquel elle ne parvient plus à échapper. Le risque est alors qu’elle se suicide. Cela n’apporte évidemment pas de solution, mais il représente pour ces personnes l’arrêt du combat. C’est pour elle une façon d’en finir radicalement avec sa souffrance. Et nous ne sommes pas surpris que la femme de Cobb choisisse cette voie. Ce n’est pas parce qu’elle croit que le monde qu’elle fantasme continuera au-delà de sa mort, mais parce que le monde réel ne peut lui apporter aucune satisfaction puisqu’elle y a renoncé. Et comme elle y a renoncé à cause de son mari, elle cherche à l’entraîner avec elle dans la mort. A défaut d’y parvenir, elle organise son suicide de façon à lui pourrir la vie. Une savante mise en scène de chaises renversées et de verres brisés est destinée à faire croire à une dispute et à un assassinat dont son mari serait le coupable. Cobb doit fuir les Etats-Unis pour échapper à la prison à vie : il ne verra plus jamais ses deux jeunes enfants. Sauf, bien sûr, s’il réussit à prouver qu’il n’est pas coupable. C’est ce que lui promet, de façon un peu magique, un richissime asiatique dont il a d’abord cherché à cambrioler les pensées. Mais il y a une condition. Cobb doit pénétrer l’esprit d’un jeune héritier et le convaincre de morceler l’empire économique qu’a bâti son père… et qui menace celui de l’asiatique.
- Contrôler les rêves d’autrui
A la différence de sa femme, Cobb n’est pas dans un état mental dissocié. Il ne s’est pas convaincu, comme elle, que la tranche de passé qu’il préférerait oublier était de l’ordre de l’imaginaire et que seul le fantasme était réel. Il se souvient qu’elle s’est suicidée à cause de lui. Il accepte la réalité, et donc la culpabilité qui l’accompagne. Rien n’est plus significatif de ce point de vue là que le visage ravagé et rongé qu’il oppose à la figure radieuse et lumineuse de sa femme jouée par Marion Cotillard. Quand il entre à l’intérieur de lui, il croise donc les fantômes de la culpabilité. Dans la mission qu’il s’est fixée de pénétrer l’esprit du jeune héritier, est-ce eux qui tentent de l’en empêcher ou bien les résistances personnelles de sa victime ? Peu importe. On peut simplement regretter que dans le film, ces forces hostiles soient incarnées par des personnages armés de révolvers et de fusils mitrailleurs. On rêve de figures plus légères et plus poétiques. Mais ces domaines ne sont pas ceux où excellent les grandes majors américaines ! Toujours est-il que Cobb ne s’engage dans une activité fantasmatique coupée du réel que pour y accompagner sa femme. Lui est bien dans la réalité, même si c’est celle des rêves. S’il veut manipuler ceux de sa victime, c’est parce que le commanditaire lui a promis de retrouver ses propres enfants en étant enfin lavé de l’accusation de meurtre qui pèse contre lui. S’il accepte de pénétrer l’imaginaire d’un autre, au risque d’y rencontrer le sien, c’est donc avec un objectif totalement réaliste.
- Un même désir de contrôle absolu
En fait, Cobb éprouve bien la même détresse que son épouse : elle n’arrivait pas à oublier un événement douloureux de son enfance, et lui n’arrive pas à oublier sa responsabilité dans la mort de sa femme. Mais il réagit à sa détresse de façon différente. Il tente de maîtriser totalement les autres, et il a imaginé pour cela la méthode qui donne son titre au film et permet de manipuler un interlocuteur à son insu.
Finalement, on comprend mieux ce qui unit Cobb et sa femme : le désir de ne pas renoncer à la toute puissance. Mais leurs chemins sont différents. Elle s’enferme dans une vie fantasmatique coupée de la réalité dans laquelle elle bâtit des villes merveilleuses que seuls Cobb et elle connaîtront, et qui s’effondreront inexorablement après sa mort. Et lui rêve de contrôler le monde intérieur des autres. La première y réussit car le fantasme est fait pour satisfaire tous les désirs impossibles dans la réalité. On peut y construire des villes immenses où on est seul, où tout nous sourit. Mais dans les rêves, les difficultés de la vraie vie se retrouvent à chaque pas, même si c’est sous une forme travestie. Cobb revoit sans cesse surgir sa femme pour l’empêcher de réaliser ses plans, et il voit sans cesse surgir ses enfants sans jamais pouvoir les approcher. Cobb et sa femme incarnent ainsi les deux facettes possibles du rapport de l’homme avec sa réalité intérieure. D’un côté, un fantasme où on est seul, et qui isole toujours plus au point que la personne finit par ne plus voir d’autre issue que le suicide. Et de l’autre, une activité imaginaire qui tourne autour de projets réels et qui comporte un programme d’action dans lequel on est avec d’autres, dans le rêve comme dans la réalité.
Des couches successives de significations y relient le passé, le présent, et le futur, comme par un ascenseur invisible. C’est ce qui permet justement l’interprétation du rêve par le psychanalyste, alors que le fantasme, lui, est ininterprétable. Il ne fait pas sens. Il est figé, il est une construction destinée à protéger du monde et des gens. Et c’est sans doute bien parce que la femme de Cobb le pressent qu’elle fait le choix de vouloir mourir avec lui. Mourir avec lui à défaut d’avoir pu vivre avec lui, car dans le fantasme, on ne vit pas. Dans la ville imaginaire où Cobb et sa femme avaient l’habitude de se réfugier, il n’y a personne. C’est une construction, mais répétitive. Chaque bâtiment semble exactement construit sur le modèle de celui qui le précède et de celui qui le suit. Ce monde n’a ni variété ni bien sûr poésie. Lorsqu’elle découvre qu’elle s’est finalement conformée au modèle que son mari lui a proposé, cela provoque une très violente protestation et le désir de s’unir avec lui de manière réelle, c’est-à-dire dans la mort.
Pour terminer, bien sûr le réalisateur nous réserve une surprise. On ne saura pas si Cobb a accompli son projet ou s’il s’est retrouvé piégé dans le rêve d’un autre : tel est pris qui croyait prendre ! Entre temps, le spectateur aura été confronté à un déluge visuel parfois pénible à suivre. Il en sera ravi ou irrité, mais dans les deux cas, il en sortira probablement la tête pleine de questions. Ma prétention n’était pas de répondre à toutes, mais seulement d’attirer l’attention sur les deux figures opposées de Cobb et de sa femme. L’une est du côté de la défense contre la vie et l’autre de l’engagement dans la vie, l’une se trouve du côté du fantasme séparé du monde tandis que l’autre se trouve du côté de l’imagination et du rêve qui transforment le monde. Fantasmer n’est pas rêver, c’est même exactement le contraire.
Bibliographie :
Semprun J., L’écriture ou la vie Paris : Gallimard, 1996.
Winnicott D.W. (1973) Jeu et réalité, Paris : Gallimard, 1975.
[1] Sortie du film le 24 février 2010. C’est l’adaptation du roman Shutter Island de Dennis Lehane.
[2] Semprun J., L’écriture ou la vie Paris : Gallimard, 1996.