Le Prix du succès
Film de Teddy Lussi-Modeste
Lussi-Modeste nous raconte dans ce film l’histoire de deux frères qui se veulent solidaires pour éviter de s’affronter, et d’une famille qui rêve de rester toujours unie. De telles situations se rencontrent dans beaucoup de familles, mais elles sont plus fréquentes dans les cultures où la vie du groupe prévaut sur celle de l’individu, et lorsque la précarité économique rend l’entraide familiale indispensable. C’est justement ce qui est mis en scène dans Le Prix du succès, puisqu’il s’agit d’une famille maghrébine immigrée dont les membres n’ont dû probablement leur survie qu’à développer entre eux une extrême solidarité. Mais l’imprévisible succès de l’un de ses membres va transformer en faiblesse ce qui s’était d’abord développé comme une forme de résilience. Comme tout groupe humain, une famille doit savoir changer de repères et de modèle lorsque la situation l’exige.
Une réussite individuelle jugée contre nature
Quand le film commence, Brahim (joué par Tahar Rahim) est au sommet de son succès. Son activité d’humoriste lui permet de gagner beaucoup d’argent, ce dont témoignent ses voitures de luxe. Mais il pense aussi à aider les siens, notamment en offrant à ses parents et à ses sœurs un appartement confortable. Dans la rue, il est souvent reconnu et sollicité pour un autographe, mais aussi parfois malmené par un fan exigeant qui voudrait le voir faire preuve à son égard de la même sympathie chaleureuse que celle dont il témoigne dans ses spectacles. Heureusement, Brahim a un ange gardien, son grand frère Mourad (joué par Roschdy Zem). Non seulement celui-ci n’hésite pas à sortir une matraque pour libérer son frère des sollicitations trop pressantes de ses admirateurs, mais il prétend même être son principal et essentiel soutien. A l’entendre, il serait à la fois le confident, l’inspirateur, le garde du corps et l’impresario de Brahim ! D’ailleurs, Mourad est chez lui dans l’appartement de Brahim. Il y va et vient à sa guise, et ne prévient visiblement pas son frère quand il décide d’y organiser une fête nocturne. Mourad semble considérer comme normal de tout partager avec Brahim, tandis que celui-ci fait plutôt semblant de l’accepter. Jusqu’au jour où Brahim rencontre Linda (jouée par Maïwenn). Alors que Mourad considère que c’est à lui que Brahim doit son succès, c’est à elle que celui-ci adressera ses remerciements en l’invitant à venir le rejoindre sur scène. Nous comprenons alors que la tendresse fraternelle du début va nourrir un drame familial. D’autant plus que Brahim n’a pas seulement un frère qui tient constamment à rappeler son importance. Il a aussi une famille dans laquelle, par tradition, tout se doit d’être partagé et où chacun ne peut exister qu’à la condition de s’affirmer comme un membre indissociable du groupe.
La dégradation de la relation entre les deux frères va ainsi fonctionner comme le révélateur de l’incompatibilité qui peut exister entre les habitudes quotidiennes, pour ne pas dire ancestrales, d’une famille nord-africaine immigrée modeste, et le succès individuel de l’un de ses membres. Linda sera le détonateur de la crise en introduisant auprès de Brahim un impresario professionnel, Hervé (joué par Grégoire Colin). Et c’est autour d’elle aussi que se consommera la rupture entre les deux frères. Croyant que Brahim a été clair avec Mourad, elle fera en effet découvrir par inadvertance à celui-ci que son frère a décidé de se passer de lui. Et c’est à cause de l’agression dont elle sera alors victime de la part de Mourad que Brahim décidera finalement de rompre réellement avec son frère, au risque d’entrer en conflit avec sa famille. Comme pour prendre acte de l’impensable discorde qui déchire ses deux fils, le père des deux hommes, déjà très effacé, mourra peu après.
Névrose de classe familiale
Dans les années 1980, des sociologues ont envisagé l’existence d’une difficulté particulière des enfants de familles modestes à s’élever dans la hiérarchie sociale et l’ont rapporté au sentiment de trahir ses origines[1]. Ce que nous montre le film de Teddy Lussi-Modeste, c’est que si « névrose » il y a, elle est autant familiale que personnelle. L’attitude des proches joue en effet un rôle majeur dans ce processus, et elle semblerait y être plus importante encore dans des familles issues de l’immigration[2].
Dans ces familles attachées traditionnellement à une culture groupale, les difficultés liées à l’immigration tendent en effet à souder encore plus les intérêts des uns et des autres. Les missions confiées par les parents aux différents membres de la fratrie sont alors rigoureusement partagées. La personnalité des enfants s’organise bien entendu dans toutes les familles sur les attentes parentales, mais celles-ci seraient réparties selon des critères plus rigides encore dans les familles en situation précaire et en recherche d’intégration[3].
Le frère aîné, destiné par la tradition à relayer l’autorité paternelle, se voit déléguer très tôt le rôle de subvenir aux besoins familiaux. C’est à lui qu’il revient d’incarner au plus vite l’autorité et d’apporter à la famille la subsistance dont elle a besoin. Ce statut d’aîné renforcée lui confère un sentiment de chef incontesté du groupe famille, alors même que ce double statut ne lui apprend guère à négocier. C’est le cas de Mourad dans le film de Lussi-Modeste. Il a fait de la prison, et on peut imaginer que c’était pour subvenir aux besoins familiaux. Il s’est adapté à la marginalité que la famille a probablement rencontrée à son arrivée, mais peine justement à s’en défaire.
En revanche, dans ces familles, le frère cadet apparaît souvent comme celui qui est le porteur des attentes idéalisantes de la mère, et aussi parfois, hélas pour lui, de ses frustrations et de ses déceptions. Quoiqu’il en soit, alors que l’aîné risque s’enfermer dans une rigidité qui lui semble correspondre au statut qui est attendu de lui, le cadet est incité à aiguiser ses capacités de compréhension d’autrui. Dans Le prix du succès, Brahim a en effet pu cultiver un talent comique par lequel non seulement il peut prendre de la distance par rapport à lui-même, mais également par rapport à sa famille.
Enfin, le troisième personnage clé de ces familles est celui de la sœur ainée. Elle prend la relève de la mère comme gardienne des traditions et de la moralité familiale. Dans Le prix du succès, elle questionne sans ménagement Linda sur ses intentions, et notamment sur son désir d’avoir des enfants afin de de perpétuer la famille. Et elle prend le risque d’un affrontement avec Brahim pour faire valoir la tradition contre le choix amoureux de celui-ci. La mère, elle, s’efface, et veille à approvisionner la table en nourritures. Entre ses garçons et elle rien ne doit venir obscurcir le rêve d’une entente parfaite.
De l’entente à la discorde
Les deux frères unissent donc d’abord leurs forces pour tenter de fonder une histoire commune qui donne raison aux attentes familiales. Leur mère peut d’autant plus les déclarer « absolument complémentaires » que c’est ainsi qu’ils ont été l’un et l’autre conçus, selon une logique liée à la fois à leur culture d’origine et à leur parcours migratoire. Mais justement, ce parcours est terminé et Brahim et Mourad sont maintenant confrontés à la nécessité de s’intégrer à la culture d’accueil de façon pérenne, et plus seulement en réalisant les attentes de leurs parents à leur égard. Alors que celles-ci ont fonctionné comme modèle de légitimation dans un premier temps, elles deviennent maintenant insuffisantes pour leur permettre de passer à la seconde phase : une intégration personnelle de chacun selon ses compétences et plus seulement une installation de la famille à la marge.
C’est pourquoi ce serait se tromper sur ce film que de n’y voir que le parcours de deux frères aux prises avec leurs déterminismes sociaux, l’un, Brahim y parvenant, notamment grâce à son choix amoureux, tandis que l’autre, Mourad, s’avère incapable d’intégrer les codes nécessaires à l’ascension sociale et reste englué dans la marginalité.
Au-delà du caractère parfois très lié au choix de la famille, ce film nous parle en réalité de deux choses qui nous intéressent tous. La première concerne la manière dont les familles, comme les individus, doivent évoluer pour s’élargir et survivre. La famille de Brahim peine à se défaire d’un mythe de l’union à tout prix qui lui a été utile à un moment de son parcours migratoire, mais qui ne l’est plus à un autre. Faute d’une capacité d’évolution et adaptation suffisante, elle se retrouve prisonnière d’un ensemble de pratiques – Bourdieu dirait un « habitus » – handicapant pour la réussite de ses enfants.
La seconde chose dont nous parle Le prix du succès concerne la nécessité de reconnaître à quel point nos rôles sont socialement déterminés et à quel point nous ne faisons souvent que suivre des modèles que nos parents ont anticipé pour nous. L’humoriste Brahim nous montre en définitive le seul chemin possible : repenser notre histoire familiale à l’aune de l’humour, au risque d’être incompris par notre famille, mais comme condition de notre affranchissement des normes familiales.
[1] Notamment Vincent De Gaulejac, La névrose de classe, trajectoire sociale et conflits, Hommes et Groupes Ed., 1992.
[2] Abdessalem Yahyaoui, « Fratries en chantier, relations en souffrance et force du lien », in Le divan familial, le liens fraternels, 10, Printemps 2003, pp. 109-122.
[3] Ibidem