Le Secret de la Licorne – L’alchimie périlleuse de l’adaptation

par | 2012 | 2012, Chronique de Cinéma

Serge Tisseron

L’ alchimie périlleuse de l’adaptation

Le Secret de la Licorne, de Hergé à Spielberg

 

Adapter une bande dessinée au cinéma est-il un pari impossible ? Il semble bien que oui si on en croit les problèmes rencontrés par Spielberg dans sa transposition au cinéma du Secret de la Licorne de Hergé. Son  projet a été sans cesse repoussé, sa réalisation s’est avérée coûteuse et compliquée, et pour finir le résultat est très critiqué. C’est que le passage d’un genre créatif dans un autre est un peu semblable à la traduction d’un texte dans une langue étrangère. « Tradutore, tradittore », disent les italiens, autrement dit, toute traduction est une trahison. Car une langue ne consiste pas à nommer de façon particulière des expériences qui seraient partagées par tous les êtres humains. Chacune interprète le monde selon des catégories propres et à chaque fois différentes. Par exemple, les Inuits qui vivent à proximité du pôle nord ont de nombreux mots pour dire la neige. Chacun d’entre eux évoque un état ou une consistance différente de ce que la langue française désigne sous un terme unique. Du coup, la transposition en français d’un récit inuit s’accompagne forcément d’un appauvrissement considérable. En contrepartie, il est vrai, rien n’empêche le traducteur d’introduire des subtilités liées à la langue française, dans le maniement des temps par exemple. Chaque langue a ses richesses et ses insuffisances, ses habitudes et ses exceptions.

C’est exactement la même chose quand on passe d’un mode narratif à un autre, par exemple de la bande dessinée au cinéma. L’espace, la durée, la narration, la syntaxe, rien n’y est semblable. Il ne reste plus alors à celui qui s’y risque qu’à renouer autrement avec le fil souterrain de l’œuvre originale, d’en capter l’esprit et de le restituer avec d’autres moyens, bref de rester fidèle à ce qu’on peut appeler la « logique inconsciente » de l’oeuvre. Et il semble bien que Spielberg y soit parvenu… au terme d’une métamorphose pourtant semée d’embûches.

 

  1. A la conquête d’un nouveau public

Qui dit nouveau moyen d’expression dit nouveau public. Les lecteurs de romans ou de bandes dessinées ne vont pas en effet forcément au cinéma. Et comme l’investissement financier que nécessite la réalisation d’un film est sans commune mesure avec celui d’une bande dessinée, ce nouveau public doit être le plus large possible. Autant dire qu’il est prudent de garder l’ancien – celui de la bande dessinée – tout en cherchant à en capturer un nouveau.

Pour fidéliser les passionnés de Tintin, Spielberg devait donc leur permettre de retrouver tous leurs héros favoris. Tournesol n’est pas dans Le Secret de la Licorne,  mais il apparaîtra dans Le Trésor de Rackham le Rouge, dont Spielberg a déjà commencé l’adaptation. En revanche, La Castafiore n’est présente dans aucun de ces deux albums. Comment faire ? Tintin sans la Castafiore, c’est un peu comme une cage à rossignol sans rossignol ! Impossible qu’elle ne soit pas au rendez vous. Il fallait donc modifier le scénario. L’équipe de Spielberg l’a fait en plaçant le troisième modèle réduit du vaisseau La Licorne dans un émirat arabe, et en faisant de la diva l’invitée de marque de l’émir.

Voila donc de quoi satisfaire les amateurs de Hergé. Il n’en reste pas moins que Les  Aventures de Tintin ont un public restreint hors des pays francophones. Alors, comment l’élargir ? D’abord en évitant de choquer les parents invités à emmeenr leurs jeunes enfants voir le film. C’est ainsi que le Capitaine ne s’en prend plus à la vie de Tintin comme dans Le Crabe aux pinces d’or où il tente de l’assommer, puis de l’étrangler. Il n’est plus une « loque humaine », selon les propos de Hergé lui-même, mais un personnage héroïque qui risque sa vie pour remplir le réservoir d’un avion en vol. Mais surtout, Spielberg veut séduire. Alors que dans Hergé, la fuite du Karaboudjan montre Tintin et Haddock désarmés poursuivis par deux bandits possédant chacun un simple pistolet, Spielberg met en scène un long combat dans lequel Tintin armé affronte de nombreux adversaires munis de fusils mitrailleurs.

La préoccupation d’adapter l’aventure au format d’un jeu vidéo semble avoir dicté de nombreux autres choix. A tel point qu’on ne sait parfois plus si le film fait des concessions à l’univers du jeu vidéo ou si Le Secret de la Licorne de Spielberg ne serait pas un jeu vidéo pour lequel le film sert de bande annonce ! Haddock y manie par exemple un bazooka de telle façon que le spectateur voit son arme pointée au bas de l’écran comme dans un jeu vidéo de tir en première personne. Les habitués des consoles doivent chercher la commande sur l’accoudoir de leur siège ! De même, une séquence de caméra numérique dans laquelle les héros tentent d’attraper un faucon promet aux joueurs de belles courses poursuites, et pour finir, une bataille de grues portuaires met en haleine ceux qui apprécient les combats singuliers opposant des héros munis d’exosquelettes.

 

  1. Le paradoxe du numérique : cinéma ou animation ?

Mais le pari de Spielberg ne s’arrête pas là. Il aurait en effet pu réaliser un film classique de cinéma « d‘après l’œuvre de Hergé », selon la formule consacrée. Or il se lance dans une alchimie bien plus périlleuse en faisant le choix d’une technologie encore peu utilisée : les images de synthèse. Au risque, là encore de décevoir. Car pour beaucoup de spectateurs, un film tourné en images de synthèse ne serait pas un « vrai film », mais une sorte de dessin animé dans lequel des « vrais acteurs » prêteraient leur voix aux créatures de pixels. Pourtant, la réalité est différente. Dans un film en images de synthèse, ce n’est pas seulement leur voix que les acteurs prêtent aux figurines animées, mais leurs mouvements, leurs gestes, leurs mimiques… bref leur corps entier ! Dans le procédé dit de motion capture, l’acteur est revêtu d’une combinaison couverte de repères dont les déplacements sont suivis par une caméra infrarouge. Qu’il lève un bras et son clone virtuel lève le sien à la même vitesse et au même rythme. Et qu’il fronce un œil, ou arrondisse sa bouche, et son clone fait de même.

Cette technique déçoit évidemment ceux qui veulent voir au cinéma de « vrais acteurs » avec de « vrais visages » et de « vrais corps ». C’est oublier l’importance du maquillage et du déguisement. Boris Karloff en créature du docteur Frankenstein ou Jean Marais jouant le monstre dans La Belle et la Bête de Jean Cocteau sont tout aussi méconnaissables que Andy Serkis dans le rôle du capitaine Haddock. On peut bien entendu rétorquer que dans les deux premiers cas, la métamorphose de l’acteur était en quelque sorte « réelle » puisqu’elle était visible pour tourtes les personnes  présentes sur le plateau de tournage. La caméra analogique se contentait d’enregistrer, la caméra numérique fabrique. Mais pourquoi penser qu’il s’agit moins de « cinéma » dans le second cas que dans le premier ?

Pour le comprendre, il nous faut évoquer les deux désirs de créer des images qui se partagent le cœur humain. : l’un du côté de la nostalgie de ce qui n’est plus, et l’autre du côté de la création de ce qui n’a jamais existé. La peinture servait les deux, puis le premier a été exalté avec l’invention de la photographie et de la pellicule argentique, jusqu’à ce que le second ne triomphe avec les technologies numériques. Souvenons-nous. Le temps n’est pas si loin où  tous les travaux sur l’image célébraient son indéfectible lien à la mort, résumé dans la célèbre formule de Roland Barthes : « ça a été ». Cela paraissait d’autant plus évident que le mot français « image » a été créé à partir du mot latin « imago » qui désignait dans la Rome Antique le masque mortuaire du défunt. Le désir d’image venait quand la réalité n’était plus. Comme ce temps paraît lointain ! Le numérique permet aujourd’hui de faire exister devant les yeux des fantasmagories et des chimères que personne n’a jamais vues, et qui paraissent pourtant tout aussi vraies que la réalité. La preuve, c’est qu’on peut même s’y promener ! Le désir qui a poussé l’homme à les fabriquer a lui aussi une origine, mais bien différente. Elle n’est pas du côté du mystère de la mort et de la perpétuation de l’image des défunts, mais du côté des origines de la vie, et du fait que tout homme vient à la conscience en se découvrant lui-même comme une machine à fabriquer des images, celles de son imagination.

Mais les idées fausses ont la vie dure. Voilà sans doute pourquoi beaucoup de spectateurs refusent de considérer comme un « vrai film » une œuvre réalisée par la technique de motion capture. L’idée qu’une image serait le reflet de ce qui s’est trouvé devant une caméra est si forte chez eux qu’ils ne peuvent pas s’empêcher de chercher le reflet ! Et, bien sûr, ils ne le trouvent pas. Alors ils décident qu’il s’agit d’animation….

 

  1. Un secret familial au cœur des Aventures de Tintin

Pourtant, malgré toutes les libertés que Spielberg prend par rapport à Hergé, il reste étrangement fidèle au fil narratif caché de son œuvre : celui d’un secret de filiation et d’une dette traversant plusieurs générations. J’ai été mis sur le chemin de ce secret dès 1980 par l’importance des références à la figure énigmatique d’un père dans les Aventures de Tintin. J’ai alors montré que de nombreuses coïncidences donnent le chevalier de Hadoque, ancêtre du capitaine Haddock, pour être un fils non légitimé du Roi Soleil[1], et j’ai expliqué ces particularités par l’hypothèse d’un secret semblable dans l’histoire familiale de Hergé : l’un de ses ancêtres serait né d’origine illustre et aurait souffert toute sa vie de ne pas avoir été reconnu, au point de transmettre cette souffrance à ses descendants… dont Hergé lui-même.

L’existence d’un tel secret a été confirmée en 1987 par l’ouverture d’archives jusques là gardées secrètes : le père de Hergé, prénommé Alexis, était né de père inconnu à une époque où cette situation était particulièrement infamante. Mais en même temps, une légende familiale laissait entendre que ce père mystérieux serait un homme particulièrement important, peut être même le roi des belges lui-même, Léopold II[2] ! En effet, le père de Hergé avait un jumeau prénommé Léon et tous deux, bien que nés d’une humble servante, avaient eu leurs études et leurs vêtements payés par une mystérieuse comtesse jusqu’à leurs quatorze ans. Enfin, ils avaient été reconnus par un « père » de passage nommé Remi, aussi énigmatique que le géniteur inconnu puisqu’il avait consenti un mariage blanc pour légitimer les jumeaux… moyennant une forte somme d’argent donnée par la comtesse. Du coup, il devenait clair que chacun des héros que Hergé met en scène dans son œuvre incarne l’une des trois générations impliquées dans ce secret.

Au début, il y a la gardienne du secret, la mère d’Alexis et de Léon, ou plutôt les deux gardiennes puisque la comtesse semble avoir été sa complice. Ces deux femmes sont représentées dans Hergé par un seul personnage, mais qui a une double identité, Bianca Castafiore. En effet, quand l’unique héroïne des Aventures de Tintin apparaît en diva imprévisible et hautaine, elle représente la mystérieuse comtesse telle que le jeune Hergé pouvait l’imaginer. Mais quand incarne à la scène la Marguerite de l’opéra de Gounod et chante le fameux « air des bijoux », elle devient la grand-mère paternelle de Hergé, une pauvre servante séduite et abandonnée par un homme très au-dessus de sa condition. Rien d’étonnant donc si La Castafiore ne parvient jamais à donner au capitaine Haddock son véritable patronyme. Elle le nomme Harbock, Kapock, Madok, et de beaucoup d’autres façons encore, mais jamais Haddock ! C’est justement ce qui est arrivé à Alexis et Léon : ni leur mère, ni la fameuse comtesse, ne leur ont jamais révélé à le nom de leur père.

Les jumeaux Alexis et Léon se retrouvent évidemment dans les deux Dupondt. Eux aussi sont jumeaux… et pourtant ils portent deux patronymes différents : l’un s’appelle Dupond et l’autre Dupont. C’est tout simplement parce que leurs modèles, Alexis et Léon, avaient deux pères, le géniteur mystérieux et l’ouvrier du nom de Remi qui leur a donné son patronyme. Rien d’étonnant alors si les Dupondt s’acharnent à tenter de découvrir une vérité qui leur échappe sans cesse : c’est évidemment ce qu’ont cherché à faire Alexis et Léon autour de leurs origines mystérieuses.

Enfin, Tintin, Haddock et Tournesol sont les trois facettes de la personnalité de Hergé confronté à ce secret. Le premier s’acharne à résoudre toutes les énigmes. Le second, alcoolique et désespéré, incarne la face sombre de Hergé. Il est précédé sur ce chemin par Milou, aussi divisé entre le bien et le mal que Tintin est intègre. Quant à Tournesol, le sourd qui  refuse d’être appareillé, il incarne la tentation du repliement sur soi lorsque les questions que l’on pose se heurtent au silence obstiné de l’entourage.

 

  1. Quand Spielberg s’empare du secret de Hergé et en fait le sien

Voila donc le fil souterrain qui parcourt l’œuvre de Hergé. Or Spielberg s’y montre très fidèle en multipliant dans son film les références à la dette et à la loyauté entre les générations. Sakharine, qui est un personnage secondaire chez Hergé, devient un redoutable gangster descendant en droite ligne du pirate Rackham. Il en a d’ailleurs l’apparence, exactement de la même façon que le capitaine Haddock est le sosie de son ancêtre le chevalier. Parce que celui-ci a tué Rackham, Sakharine a décidé de le venger en prenant la vie du capitaine. Le poids de cette dette qui oppose deux généalogies est souligné par le fait que Rackham a lancé, en mourant, une malédiction solennelle contre les descendants du Chevalier. Mais en même temps,  Sakharine doit garder le Capitaine Haddock en vie car la légende raconte que seul un authentique descendant du chevalier peut découvrir l’énigme de celui ci. « Bon sang ne saurait mentir » ! Le thème de la continuité générationnelle est souligné dans le film d’une quatrième façon. Alors que dans les albums de Hergé, le capitaine découvre l’histoire de son ancêtre à l’intérieur d’un vieux coffre abandonné dans son grenier, Spielberg imagine qu’il l’a recueillie de la bouche même de son grand-père. Dans le film, la légende est vivante et elle est transmise de bouche à oreilles à travers les générations.

Enfin, la Castafiore, par le seul pouvoir de sa voix, brise le coffre de verre de la maquette possédée par l’émir, permettant ainsi à Haddock de récupérer – après bien des péripéties ! – le troisième et indispensable parchemin qui lui permettra de découvrir le trésor caché par son ancêtre le Chevalier. Personne en effet n’est en effet mieux placé que la gardienne d’un secret – puisque, rappelons le, La Castafiore incarne les deux femmes gardiennes du secret des origines du père de Hergé, et donc de Hergé lui-même – pour mettre les intéressés sur le chemin de celui-ci. 

Le Trésor de Rackham le Rouge, dont la sortie au cinéma est annoncée pour 2013, nous dira jusqu’où Spielberg restera fidèle au secret que Hergé a déposé dans Les aventures de Tintin. Mais je ne serais pas étonné que cette suite soit centrée sur la découverte du parchemin par lequel le roi Louis XIV fait don du Château de Moulinsart au Chevalier. La mise en scène de Spielberg aurait alors déplacé dans Le Secret de la Licorne la découverte des bijoux (que Hergé, rappelons le, place à la fin de l’album du Trésor)  pour mieux mettre en relief le secret de la filiation royale du chevalier. Car tel est bien ce que nous révèle ce parchemin pourvu qu’on sache se rendre attentif à ses termes : «  A notre cher et aimé François ». C’est lui qui m’avait mis, en 1982, sur la voix de comprendre les Aventures de Tintin comme une œuvre cryptée qui raconte le secret d’une filiation prestigieuse !

 

Bibliographie

Smolderen T. et Sterckcx P., Hergé, une biographie, Bruxelles, Casterman, 1987

Tisseron S., Tintin chez le psychanalyste, Paris : Aubier, 1985

Tisseron S., Psychanalyse de l’image, des premiers traits au virtuel, 1995

Tisseron S., Tintin et le secret d’Hergé, Paris : Hors Collection, 1993

[1] Tisseron S., « La question du père dans les Aventures de Tintin », Cahiers Confrontations N°8, octobre 1982. développé dans Tintin chez le psychanalyste, Paris, Aubier, 1985.

[2] Smolderen T. et Sterckcx P., Hergé, une biographie, Bruxelles, Casterman, 1987.