Miss Peregrine et les enfants particuliers – Comment apprivoiser l’inquiétante étrangeté

par | 2016 | 2016, Chronique de Cinéma

Miss Peregrine et les enfants particuliers

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Comment apprivoiser l’inquiétante étrangeté

 

Le nouveau film de Tim Burton, Miss Peregrine et les Enfants particuliers, met en scène des enfants étranges qui auraient tout pour paraître effrayants s’ils n’avaient pas en même temps un caractère familier. Ce mélange d’étrangeté et de familiarité a été nommé l’inquiétante étrangeté, en allemand unheimlich. Si nous sommes naturellement amenés à nous défier de ce qui est différent de nous, il existe heureusement des moyens de réduire cette inquiétude et de favoriser la rencontre.

L’être humain réduit sa peur de l’inconnu en se rapprochant de ce qui lui ressemble, à commencer par ce qui lui ressemble physiquement. C’est bien normal, c’est ce qui est le plus facile à identifier. Nous avons en effet tendance à déduire de la similarité physique une similarité de caractère, comme l’ont montré Sean Mackinnon et ses collègues de l’université Dalhousie, au Canada, en 2011. Lorsque nous apercevons une personne qui porte, comme nous, des lunettes et qui a des cheveux similaires, nous sommes enclins à penser que cette personne aura à peu près les mêmes comportements, les mêmes goûts ou les mêmes opinions que nous. Cela diminue notre inquiétude d’être mal accueilli, voire d’entrer en conflit. Rassurés d’avoir affaire à des interlocuteurs que nous imaginons nous ressembler, nous avons tendance à minimiser les différences entre eux et nous. Cela ne nous assure évidemment en réalité de rien. Mais cela nous aide à apprivoiser l’inconnu, et à ne pas réagir par un comportement d’attaque ou de fuite à la rencontre.

Or il arrive que nous soyons confrontés à l’indécidable : quelqu’un nous ressemble à première vue, nous sommes attirés par lui, et en même temps quelque chose en lui nous effraie. C’est ce qu’on appelle l’inquiétante étrangeté. Le risque d’attaque ou de fuite réapparait.

 

L’inquiétante étrangeté dans tous ses états

Dans Miss Peregrine et les Enfants particuliers, l’inquiétante étrangeté prend des formes variées. Une adorable enfant aux jolies boucles blondes dissimule une mâchoire féroce sur sa nuque. Une jeune fille paraît absolument normale, jusqu’à ce que nous découvrions que d’énormes chaussures orthopédiques en plomb la retiennent au sol car elle est plus légère que l’air. D’autres enfants ne sont pas étranges par leurs caractéristiques corporelles, mais par leurs aptitudes mentales. C’est le cas d’un garçon à l’air sombre qui possède une collection de petits cœurs palpitants qui lui permettent d’animer n’importe quelle créature morte en glissant l’un d’entre eux dans sa poitrine. Et puis il y a aussi les enfants totalement mystérieux comme les deux jumeaux emmaillotés des pieds à la tête et dont nous ne découvrirons qu’à la fin que leur corps craquelé comme une porcelaine a la vertu de transformer en pierre tous ceux qui l’aperçoivent.

Mais si l’auteur du roman qui a servi d’inspiration à Tim Burton, Ransom Riggs, a situé son récit en 1943, ce n’est évidemment pas par hasard. L’allusion aux tragiques discriminations mises en place par le nazisme est d’ailleurs nettement faite dans le film. Lorsque le jeune héros raconte à ses camarades les nombreux récits que son grand-père lui a contés de ces enfants particuliers pourchassés par des monstres, plusieurs lui répondent que, en effet, en Europe, des monstres voulaient détruire des enfants particuliers, parce que juifs, handicapés, homosexuels… Ce n’est pas un hasard non plus si le héros s’appelle Jacob, un prénom qui évoque la judéité.

 

Apprivoiser l’inquiétante étrangeté

Freud a donné la définition la plus précise de ce concept à travers le récit d’une expérience personnelle qui l’a profondément dérouté. Une nuit, à l’occasion d’un voyage en chemin de fer, il croit voir apparaître un personnage qui lui ressemble étrangement. Il éprouve alors un sentiment déstabilisant, mélange de familiarité et de distance, le temps de s’apercevoir que la silhouette qu’il a d’abord prise pour un autre voyageur semblable à lui – en quelque sorte son jumeau rencontré fortuitement – est en réalité son propre reflet dans un miroir. Ce n’est pas anodin si la situation évoquée par Freud concerne la représentation de soi. C’est en effet face à un autre humain que ce sentiment est habituellement vécu avec le plus d’intensité.

Revenons aux « enfants particuliers », ou, si l’on préfère, à tous les humains qui nous semblent parfois étranges, au point d’en être déstabilisés et d’avoir recours à un comportement d’attaque ou de fuite. Comment apprivoiser l’inquiétante étrangeté ? Le film de Tim Burton met en scène trois moyens : préparer les enfants aux différences par l’éducation, de façon à ce qu’ils les anticipent et en soient curieux ; accepter sa propre particularité, c’est-à-dire renoncer à une image figée de soi-même qui nous empêche à la fois de découvrir les autres et de se découvrir soi ; s’engager dans une activité commune, qui permet de se découvrir comme complémentaire à tous les autres.

 

 

Une éducation qui prépare aux différences

Jacob bénéficie, sur les enfants qu’il va rencontrer, de solides informations données par son grand-père. Il possède même des photographies de quelques uns d’entre eux. Le film plaide ici explicitement pour une éducation qui nous prépare à la rencontre de la différence : ce n’est pas par sa maîtrise émotionnelle qu’il parviendra finalement à gérer des rencontres aussi particulières, mais grâce à la quantité d’informations qu’il a reçues auparavant, et à sa capacité à les mettre en relation avec ce qu’il observe et entend. Ainsi préparé et réactif, il ne cède ni au désir d’attaquer ce qui lui paraît si étrange, ni au désir de le fuir.

Nous n’échapperons pas au fait d’être des créatures qui désirent maîtriser. Mais le film de Tim Burton nous montre que ce qu’il nous faut maîtriser, ce sont les informations, pas les personnes.

 

 

Accepter de se découvrir soi-même différent de ce que l’on croit

Une seconde qualité pour gérer l’inquiétante étrangeté des enfants – ou des adultes – particuliers consiste en l’acceptation de sa propre étrangeté. Jacob est lui aussi « particulier », et la leçon du film est bien sûr que nous le sommes tous ! Mais Jacob a été élevé dans l’ignorance de ses capacités. À vrai dire, ses parents ne les connaissaient pas. Comme dans beaucoup de récits initiatiques, il ne découvrira ses dons exceptionnels que tardivement, aidé par les autres enfants – nous ne vous les dévoilerons pas ici, pour préserver le suspens. Et c’est évidemment au moment où Jacob acceptera sa propre « particularité », c’est-à-dire sa propre différence, qu’il trouvera sa place parmi eux, comme un élément complémentaire à tous les autres. Mais il se découvrira aussi une autre qualité qu’il ignorait. Celle que la jeune fille dont il tombe amoureux lui dévoile à la fin, lorsqu’il s’engage à protéger la communauté d’enfants particuliers : « Avant que tu nous rejoignes, nous nous sentions déjà en sécurité, mais avec toi, nous avons appris le courage. »

La leçon est qu’il nous faut admettre que nous avons tous une part d’inconnaissable. Notre personnalité existe, elle est unique et elle nous permet de penser comme un continuum à la fois notre histoire vécue et l’ensemble des relations dynamiques que nous établissons avec notre corps et avec notre environnement. À partir de là, deux voies s’offrent à nous. La première est de tenter de nous rassurer en nous construisant une identité à laquelle nous voulons croire, avec des traits de caractère que nous imaginons immuables et susceptibles de nous décrire totalement. Tout ce qui nourrit cette image nous flatte et tout ce qui nous paraît s’en éloigner nous déplait, et nous essayons de nous assurer à tout moment qu’elle est reconnue et acceptée. Le risque est alors de penser que notre véritable nature s’y résume. Ceux qui sont dans cette situation ressemblent au garçon de café dont parle Jean-Paul Sartre, un garçon de café, nous dit-il, qui se prend pour un garçon de café. Il a troqué la perception de lui-même comme sujet inconnu contre un rôle auquel il s’identifie totalement, sans aucun recul.

Mais un autre choix est possible. Accepter l’idée que nous ne découvrons jamais que des bouts de nous-mêmes, et que notre part d’inconnu ouvre des possibilités d’évolution que nous n’aurions pas imaginées. Cette attitude libère un formidable potentiel intérieur. En renonçant à savoir totalement qui je suis, je deviens disponible aux opportunités qui me sont offertes, aux regards des autres sur moi et à ce qu’ils m’apportent. C’est le choix de Jacob, dans Miss Peregrine et les Enfants particuliers.

 

S’engager dans une activité partagée

Dans Edward aux mains d’argent, un autre film de Tim Burton, un tournant essentiel se produit quand Edward, dont les mains sont remplacées par d’effrayants ciseaux, débute une carrière de coiffeur très prisé dans la petite ville américaine qui constitue le théâtre de cette fable. De la même façon, le troisième élément qui va permettre à Jacob d’accepter l’inquiétante étrangeté des autres enfants particuliers va s’organiser autour d’une activité partagée. Sa compétence personnelle une fois découverte va s’associer à celle des autres enfants dans un projet commun : échapper aux monstres mangeurs d’yeux qui les poursuivent. Chaque enfant pris séparément serait une proie facile, mais ensemble, ils vont devenir invincibles. Et leur « faire ensemble » soudera finalement leur petite communauté, allant même jusqu’à mettre un terme aux jalousies qui la menaçaient. Chaque enfant particulier apportera en effet une contribution indispensable au projet commun. Passer du temps ensemble ne garantit pas de découvrir l’autre et encore moins de l’apprécier. En revanche, se proposer un but commun permet d’autant mieux de se connaître que ce but ne peut être atteint que l’association des forces et des particularités de chacun.

 

 

 

ENCART

Extrait où Freud expérimente l’inquiétante étrangeté dans le train ?

 

J’étais assis seul dans un compartiment de wagons-lits lorsque, à la suite d’un violent cahot de la marche, la porte qui menait au cabinet de toilette voisin s’ouvrit et un homme d’un certain âge, en robe de chambre et casquette de voyage, entra chez moi. Je supposai qu’il s’était trompé de direction en sortant des cabinets qui se trouvaient entre les deux compartiments et qu’il était entré dans le mien par erreur. Je me précipitai pour le renseigner, mais je m’aperçus, tout interdit, que l’intrus n’était autre que ma propre image reflétée dans la glace de la porte de communication. Et je me rappelle encore que cette apparition m’avait profondément déplu. […]. Qui sait si le déplaisir éprouvé n’était tout de même pas un reste de cette réaction archaïque que ressent le double comme étant étrangement inquiétant ?

 

 

Bibliographie :

 

  1. Freud, L’inquiétant familier (suivi de : « Le marchand de sable » de E.T.A. Hoffmann), Payot, 2012.
  2. Mackinnon et al., Birds of a feather sit together: Physical similarity predicts seating distance, Personality ans Social Psychology Bulletin, vol. 37, pp. 879-892, 2011.
  3. Jentsch, L’inquiétante étrangeté, Études psychothérapiques, vol. 17, pp. 37-48, 1998.