Chatroom

par | 2010 | 2010, Chronique de Cinéma

Serge Tisseron

A propos de Chatroom, de Nakata Hideo[1]

Les adolescents d’aujourd’hui sont-ils différents de ceux d’hier ? Oui et non. Oui parce que leurs inquiétudes sont les mêmes que celles d’hier, et non parce que les nouveaux moyens de communication dont ils disposent suscitent des façons différentes de les résoudre. C’est ce que nous montre Chatroom, le dernier film de Nakata Hideo. Le réalisateur est japonais, l’action se déroule en Angleterre, mais l’essentiel se passe sur Internet, dans les espaces de rencontre qu’on appelle « virtuels », mais qui sont aujourd’hui aussi réels pour les jeunes que leur chambre ou leur école. Quatre adolescents en sont les héros. Ils représentent quatre facettes des angoisses propres à cet âge. Le personnage principal hait ses parents et se débat avec ses fascinations morbides. Il établit une relation privilégiée avec un garçon convaincu que son père l’a abandonné parce qu’il ne répondait pas à ses attentes. Deux filles sont également en scène. Une adolescente qui se désespère que ses parents ne lui accorde pas l’attention qu’elle attend et qui décide de se venger, et une autre qui se détourne de sa famille pour trouver chez un garçon l’affection qu’elle cherche.

On a évidemment reconnu dans ces quatre profils les questions qui « flambent » à l’adolescence et donnent à cet âge une allure de crise existentielle paroxystique : « Qu’est-ce que je suis ? », « Qu’est-ce que je veux ? », « Qu’est-ce que je vaux ? ». Et on reconnaît aussi un désir très fort à cet âge, même s’il nous accompagne tout au long de la vie : celui de trouver la « bonne distance » dans nos relations avec les autres. Ni trop loin, car on risque de se sentir abandonné, ni trop proche, car on craint de perdre son autonomie. Que la distance qui me sépare de ceux que j’aime augmente ou se réduise trop, et dans les deux cas, c’est la panique. Et chez l’adolescent qui vit tout à son paroxysme, c’est même la mort ! Mais comment la trouver, cette « bonne distance »? C’est là que les nouvelles technologies de la rencontre et de la communication viennent en aide aux adolescents et exercent sur eux un attrait irrésistible.

Chatroom. Le titre du film de Nakata désigne l’espace virtuel que chacun peut se construire sur Internet en le décorant à sa guise pour y recevoir ses amis. C’est en quelque sorte une « chambre à soi », pour reprendre l’expression de l’écrivain Virginia Woolf, mais dont les parents ignoreraient jusqu’à l’existence. D’autant plus que cette chambre est munie d’un code d’accès donné aux seuls initiés. A défaut d’en installer un, et comme on le voit dans le film, chacun peut y entrer comme il veut, s’immiscer dans vos conversations, voire tenter de vous séduire en se faisant passer pour qui il n’est pas : le pédophile est la figure mythologique de cette prédation sur Internet, un peu comme le loup l’était dans les antiques forêts de nos ancêtres. Peu de victimes, mais une menace constante résumant à elle seule toutes les inquiétudes attachées à ces espaces.

Le danger, dans Chatroom, ne vient pourtant pas de là. Le pédophile est rapidement démasqué. D’ailleurs, une étude[2] montre que les adolescents vont essentiellement sur Internet pour rencontrer des personnes qu’ils connaissent déjà dans la réalité, avec une nette préférence pour celles qui ont leur âge. L’image de l’adolescent(e) qui surfe sur Internet au hasard et se fait racoler par un pédophile masqué derrière une apparence juvénile n’est pas fausse, mais c’est une rareté ! Quant à la désocialisation, cette autre inquiétude des parents dont les jeunes surfent sur Internet, elle est carrément un fantasme. Une autre étude a montré que ce qu’on appelle « jeu excessif » (c’est-à-dire plus de 4 heures par jour) est plutôt caractéristique de jeunes qui fréquentent leurs amis après l’école. Il faut donc se garder d’associer systématiquement consommateur excessif et isolement social. Plusieurs études montrent d’ailleurs que la principale motivation des joueurs en réseau n’est pas la recherche du loisir ou de l’excitation, mais celle du contact social. Chez les adultes, l’augmentation des rencontres virtuelles se fait aux dépens des rencontres réelles, c’est vrai, mais pas chez les adolescents. Chez eux, les rencontres réelles et les rencontres virtuelles alternent exactement comme cela nous est montré dans le film. Bref, à l’adolescence, le virtuel ne s’oppose pas au réel, mais le complète et l’enrichit.

Revenons alors aux raisons qui poussent les adolescents – et notamment ceux de Chatroom – à investir ces nouveaux espaces. D’abord, ils peuvent s’y montrer et s’y cacher à volonté. S’y montrer à ceux qu’ils ont élus pour être leurs amis, et s’y cacher des adultes qu’ils estiment peu fréquentables. Dans Chatroom, cette opposition est mise en scène à travers l’opposition des couleurs chaudes et attrayantes des espaces virtuels contrastant avec la froideur et la tristesse des espaces réels. Ensuite, ils y trouvent le plus souvent un interlocuteur, même si ce n’est pas toujours le cas comme le montre l’épisode dans lequel le jeune garçon dépressif se retrouve seul dans un Chatroom désert. Mais de quel interlocuteur s’agit il ? C’est là que Nakata prétend mettre en garde les parents contre ce qu’il estime le danger principal d’Internet : la manipulation perverse.

« Sur Internet, personne ne sait que tu es un chien ». Cette phrase qui veut résumer l’anonymat qui règle les rencontres sur Internet, s’applique parfaitement à la situation que nous raconte Nakata. Son héros cynique et manipulateur se fait passer pour un généreux altruiste afin de pousser au suicide un camarade particulièrement fragile qui a commis l’erreur de se confier à lui. Est-il pervers ? Avant de répondre, rappelons d’abord que le mot, qui fait partie maintenant du langage courant, n’a pas une seule définition, mais au moins deux.

La première concerne les pratiques sexuelles considérées comme transgressives par rapport à ce qui a longtemps été jugé comme la « loi naturelle » de la sexualité humaine, à savoir l’hétérosexualité et la reproduction. Evidemment, le mot n’est plus guère employé dans ce sens aujourd’hui tant les normes dans ce domaine ont évolué ces dernières années. Beaucoup de pratiques considérées comme pathologiques ont cessé de l’être, notamment l’homosexualité et le transsexualisme, et c’est tant mieux ! Si le mot est encore employé en rapport avec la sexualité, c’est pour désigner des pratiques dans lesquelles la contrainte imposée au partenaire est une composante nécessaire de la jouissance.

La seconde définition de la perversité est souvent désignée comme « morale » par opposition à la première qui serait « physique ». Ce n’est pas contre un hypothétique « ordre naturel » que le pervers moral engage sa transgression, mais contre l’ordre social. Sa pratique vise à ruiner ses fondements. En effet, contrairement à une erreur parfois faite, le pervers n’est pas un psychopathe. Alors que celui-ci est indifférent à la souffrance d’autrui, le pervers en jouit. Ou plus précisément, ce n’est pas de faire souffrir autrui dont il jouit, comme le simple sadique, c’est de transgresser un interdit social fondateur. Le pervers moral s’attaque au contrat qui fonde la vie en communauté. C’est pourquoi il n’a jamais autant de plaisir que lorsqu’il obtient qu’une personne, ou une institution, piétine ses propres règles fondatrices. Le criminel pervers fait précisément porter cette transgression sur la jouissance prise à tuer. L’être humain y est en effet autorisé exceptionnellement par devoir – c’est la guerre -, ou par légitime défense, mais jamais par plaisir. C’est ce point que le criminel pervers attaque. Un bel exemple nous en est donné dans Seven[3]. Un criminel pervers offre au policier intègre et respectueux des lois chargé de l’arrêter la tête de sa femme qu’il a assassinée. Son but est que ce policier ne cherche plus à l’arrêter par devoir, mais le tue par vengeance. Qu’importe pour lui d’y laisser la vie. Sa jouissance consiste à obliger ce policier – et derrière lui l’ensemble des institutions chargées de faire respecter la loi – à transgresser le système dont il se prétend le garant.

Le jeune héros de Chatroom n’a certes pas cette dimension exceptionnelle. Ce serait plutôt ce qu’on appelle un « petit pervers », narcissique et manipulateur. S’il pousse son camarade au suicide, c’est plus pour éprouver son pouvoir sur autrui que pour transgresser un principe moral. D’ailleurs, lorsque sa persuasion psychologique ne donne pas les effets escomptés, il n’hésite pas à utiliser la contrainte physique. Mais Nakata nous montre que d’autres, sur Internet ont un pouvoir de manipulation psychique bien plus redoutable, et qu’ils le mettent au service d’une « éthique » pour le moins discutable. Ils incitent au passage à l’acte ceux qui pensent au suicide sous prétexte de leur procurer l’apaisement. Chatroom se veut, de ce point de vue, une mise en garde contre des pratiques dangereuses. Bien sûr, elles existent, et quelques adolescents se sont en effet suicidés devant leur webcam. Mais par l’importance qu’il leur donne, ce film risque malheureusement de nous faire imaginer qu’elles sont beaucoup plus nombreuses que dans la réalité.

Un autre aspect de la perversité du personnage principal est beaucoup plus intéressant. Il ne s’agit plus d’inciter quelqu’un à la mort réelle, mais de s’attaquer à son image. Un top modèle concurrent de son amie en fera les frais. C’est même le cadeau d’anniversaire du pervers à sa dulcinée. Le jeune homme réussit à se glisser dans la base de données de l’agence qui emploie les deux jeunes filles comme mannequins et modifie la plastique de l’adversaire de son amie de façon à la rendre peu attractive. « Je lui voulais du mal, tu l’as tuée », lui dit elle alors, fascinée par tant de compétence informatique… et de perversité. Il y a une chose juste dans cette scène, c’est l’importance donnée aujourd’hui par adolescents à la fabrication et à la manipulation des images. Mais la très large majorité de ces productions sont destinées à valoriser le monde intérieur de leur créateur et ne visent pas du tout la destruction d’autrui, que ce soit en réalité ou en images. Ce sont notamment les petits films réalisés par capture d’images dans les espaces virtuels  – en particulier dans les jeux vidéo – ou fabriqués au téléphone mobile – on les appelle les Pockets Movies. Bref, là encore, Chatroom risque bien de donner des pratiques adolescentes, et des désirs qui les suscitent, une image bien fausse.

Enfin, un dernier problème posé par ce film vient de la façon dont les parents y sont représentés. Nakata semble s’aligner sans recul sur l’image que s’en font les adolescents : indifférents ou hostiles aux nouvelles pratiques technologiques et toujours incapables d’en comprendre les enjeux. Le garçon suicidaire a une mère dépressive et absente, la jeune provocatrice affronte une famille indifférente, et l’adolescent pervers a des parents uniquement préoccupés de leur propre réussite. Sans qu’on puisse jamais déterminer la part de leur responsabilité dans les égarements de leurs rejetons, tous ces adultes manifestent décidément peu d’empathie pour leur enfant qui souffre à leurs côtés.

Bien sûr, il n’est pas question de nier qu’un adolescent seul dans sa chambre court des risques sur Internet, mais Chatroom, avec ses outrances, risque d’aggraver la tension entre des jeunes qui en attendent beaucoup et des parents qui le diabolisent. Et cela à un moment où l’empathie des adultes pour ces nouvelles pratiques est plus importante que jamais. Car là aussi, le monde a changé. Traditionnellement, les parents envisageaient en effet plutôt les pratiques culturelles de leurs adolescents avec une condescendance amusée. Faire de la guitare électrique, danser le rock ou s’adonner aux jeux de rôles le samedi soir dans la chambre étaient des pratiques jugées étranges, mais nullement menaçantes. « Ça finirait bien par lui passer ». Aujourd’hui, au contraire, personne ne peut croire que l’adolescent féru des nouvelles technologies s’adonne à un passe-temps provisoire avant d’entrer dans la « vraie vie ». Il est déjà de plein pied dans ce que beaucoup de parents perçoivent avec inquiétude comme le monde de demain, un monde dont ils se sentent exclus. Leur regard n’est  plus condescendant, il est angoissé, parce que c’est eux, maintenant, qui craignent d’être victime de la condescendance de leur rejeton ! Alors beaucoup d’entre eux sont tentés de penser que ce qu’il y fait serait forcément malsain ou dangereux. C’est pourquoi, si nous voulons lutter contre le risque de fracture générationnelle, il nous faut partir du point de vue exactement opposé. Ce que les adolescents font sur Internet vaut la peine d’être connu parce que c’est intéressant et que nous gagnerons à le connaitre. Et pour cultiver cette attitude, le mieux est de toujours nous rappeler que les espaces virtuels ne modifient pas fondamentalement l’adolescence : ce sont les mêmes angoisses, les mêmes déceptions et les mêmes espérances que par le passé, et aussi les mêmes attentes vis-à-vis des parents. Car ces nouveaux territoires sont aussi pour eux des espaces de construction de compétences pour lesquels ils ont envie d’une reconnaissance des adultes, même s’ils ne l’explicitent que rarement. Tout, sur Internet, est seulement « habillé » autrement. En revanche, ces espaces donnent aux émotions et aux représentations des ados une chambre d’écho sans précédent. Sur Internet, tout message est certain de trouver un interlocuteur qui le confirme. Cela donne aux messages joyeux une ampleur jubilatoire, et aux malheureux une profondeur dramatique. C’est pourquoi il ne faudrait aller sur Internet qu’heureux et bien-portant ! C’est malheureusement rarement le cas des adolescents. Et cela oblige à un changement radical de projet éducatif. Depuis le début des années 1960 et ce qu’on a appelé en France « les trente glorieuses », beaucoup de parents rêvaient d’élever leurs enfants en faisant en sorte qu’ils courent le minimum de risques. Mais avec le développement d’Internet, ce projet est devenu impossible ! C’est pourquoi, à défaut de pouvoir éviter à nos enfants la multitude de dangers qu’ils y courent, il faut au moins les préparer à faire face à tous avec le maximum de précautions. Et cela suppose de leur expliquer dès l’école primaire les trois règles de base de ces nouveaux espaces : Tout ce qu’on y met peut tomber dans le domaine public, tout y restera éternellement et tout y est indécidable.

 

Bibliographie

Favresse D., De Smet P. (2008), « Tabac, alcool, drogues et multimédias chez les jeunes en Communauté française de Belgique. Résultats de l’enquête HSBC 2006 », Service d’Information Promotion Éducation Santé (SIPES), ESP-ULB, Bruxelles.

 

Tisseron S. Virtuel, mon amour ; penser, aimer, souffrir à l’ère des nouvelles technologies, 2008, Paris : Albin Michel

 

« Les jeunes et Internet, de quoi avons-nous peur ? » Fréquence écoles avec le soutien de la Fondation pour l’Enfance, www.frequence-ecoles.org

 

« Les usages problématiques d’Internet et des jeux vidéo : synthèse, regard critique et recommandations », Institut Wallon pour la Santé Mentale, 2010 : Belgique : Ministère de la Santé, de l’Action Sociale et de l’Egalité des Chances,

[1] Réalisateur japonais. Film britannique, sortie en salle : 11 août 2010.

[2] http ://digitalyouth.ischool.berkeley.edu/report

 

[3] Film américain de David Fincher, sorti en 1995.