Souvenir – Le mimétisme des désirs

par | 2017 | 2017, Chronique de Cinéma

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Le mimétisme des désirs

Le film Souvenir montre à quel point nos désirs sont parfois copiés sur ceux des autres. Un mimétisme que les neuroscientifiques traquent dans les profondeurs du cerveau.

D’où viennent nos désirs ? Ils semblent nous appartenir en propre, mais est-ce bien toujours le cas ? L’imitation d’autrui ne joue-t-elle pas un rôle dans leur construction ? Un film nous parle de cette question troublante qui interroge ce que nous croyons relever chacun de notre identité profonde. Il s’agit de Souvenirs, du réalisateur belge Bavo Defune. Isabelle Huppert y incarne une ancienne star de la chanson (prénommée Liliane) qui a failli remporter le concours Eurovision en 1977, puis, abandonnée par son mari, est devenue employée dans une usine de fabrication de pâté. Elle a perdu le goût de vivre, accomplit mécaniquement les gestes du quotidien et s’alcoolise le soir. Un jour, elle croise un jeune garçon, Jean (joué par Kevin Azais), qui reconnaît en elle l’ancienne star. Elle refuse d’abord d’avouer que c’est bien elle, puis change d’avis…

Comment Jean a-t-il pu reconnaître du premier coup d’œil une actrice qui a sombré dans l’anonymat bien avant sa naissance ? Son retour chez ses parents, dont il semble être resté très dépendant, nous en donne l’explication : Jean la connaît grâce à son père. L’ancienne star est en effet doublement présente dans la maison familiale. Non seulement le père reste convaincu qu’elle aurait dû gagner ce fameux concours Eurovision de 1977, mais il semble bien aussi en être tombé amoureux et l’être resté ! Trente ans après la disparition de Liliane de la scène médiatique, il ne perd aucune occasion de dire son admiration pour elle, au risque de fâcher sa femme à chaque fois. Jean va donc s’identifier au désir de son père de ces deux façons : d’abord en séduisant Liliane comme son père aurait rêvé de le faire trente ans plus tôt, puis en la convaincant de gagner un concours de la chanson équivalent à celui perdu en 1977.

Le premier à avoir pointé comment le désir peut glisser d’une personne à une autre est Gabriel Tarde. Ce philosophe du XIXe siècle a produit une théorie de l’imitation et de la croyance qui a beaucoup influencé nombre d’auteurs du XXe siècle, notamment l’anthropologue français René Girard. Pour celui-ci, l’imitation est au fondement de la vie sociale et repose sur la croyance que l’objet du désir des autres est susceptible de nous satisfaire. Jacques Lacan, qui avait un sens aiguisé de la formule, a repris cette idée sous une forme qui a eu son heure de gloire dans les années 1980 : « Le désir, c’est le désir de l’autre ».

De retour à la table familiale, Jean confie qu’il a convaincu Liliane de chanter à la fête programmée dans son club de boxe. Son père lui demande alors quel cachet elle a exigé pour cette intervention. Le fils répond : « Rien, c’est pour mes beaux yeux ». Ce que le père rêvait d’obtenir, à savoir les faveurs de Liliane « pour ses beaux yeux », c’est le fils qui l’a décroché.

Mais comment le désir se greffe-t-il d’une personne sur l’autre ? Les psychologues du développement étudient la contagion du désir depuis les années 1980, notamment par leurs travaux sur l’imitation motrice, l’imitation émotionnelle et l’attention conjointe. La tendance à l’imitation motrice nous incite à reproduire les mimiques et les gestes d’autrui ; l’imitation émotionnelle nous conduit quant à elle à éprouver les émotions de ceux dont nous nous sentons proches (la joie de notre conjoint améliore ainsi souvent notre humeur), et l’attention conjointe à associer cette émotion à l’objet de leur attention, que nous considérons à notre tour. De telle façon que le désir – conscient ou inconscient – d’une personne peut être repris à son compte par une autre qui lui est proche à l’insu des deux protagonistes. Ainsi s’explique qu’un enfant réalise parfois ce qu’un parent désirait pour lui-même sans qu’il ne lui en ait pourtant jamais parlé !

Plus récemment, les neuroscientifiques se sont aussi penchés sur les désirs mimétiques. Le chercheur italien Vittorio Gallese les explique par l’existence d’une co-activation neuronale inconsciente entre deux interlocuteurs : au moment où une personne identifie l’émotion d’une autre, certaines zones de leur cerveau s’activeraient de la même façon, ce qui créerait une forme de couplage transitoire entre leurs vécus subjectifs. Le comportement non verbal peut ainsi favoriser le passage d’un désir d’un interlocuteur vers un autre, sans aucune communication explicite et intentionnelle. Des travaux récents ont même identifié les réseaux de neurones impliqués dans ce processus (voir l’encadré ci-contre).

Des héros sous influence

Si Jean s’approprie le désir de son père, Liliane va s’approprier celui d’une journaliste de télévision. Interviewée le lendemain de sa performance par cette dernière, qui s’enthousiasme de la présenter comme prête à entamer une nouvelle carrière, elle dément et confie avoir rechanté une fois pour faire plaisir à un ami, mais qu’elle ne le fera jamais plus. Pourtant, elle ne tarde pas à reprendre à son compte le souhait de la journaliste et à s’imaginer de retour sur scène.

Reprenant à son compte le désir de son père de voir Liliane gagner un concours européen de la chanson, Jean décide alors de devenir son agent et son producteur avec ce seul objectif. Son père n’aurait jamais imaginé cela, mais le désir une fois mis en route fabrique ses propres projets. Si son désir avait été de voir Liliane redevenir une star, d’autres chemins étaient possibles. L’envie qu’a Jean de voir Liliane redevenir une star de la chanson aurait évidemment pu prendre d’autres chemins que le passage par un concours télévisé. Il est même étrange que ce jeune homme, qui a grandi avec Internet, ambitionne de lancer l’ancienne étoile vers un remake de sa performance passée à l’Eurovision, dans une sorte de quitte ou double qui pourrait lui faire très mal en cas d’échec. Une nouvelle déception pourrait réactiver la grave dépression qui a suivi le revers de 1977 et aggraver des comportements alcooliques déjà très préoccupants. Mais justement, Jean ne souhaite pas que Liliane devienne une chanteuse reconnue. Il veut seulement qu’elle gagne l’équivalent du concours Eurovision, celui que son père estime qu’elle a injustement perdu trente ans plus tôt. On comprend ainsi que les efforts conjoints des deux complices ne portent que sur cet objectif : Jean parce qu’il a repris à son compte le désir de son père, et Liliane parce qu’elle a repris à son compte celui de la journaliste, puis celui de Jean… qui n’est autre que celui de son père.

Poussée par le jeune homme, Liliane décide donc de participer au concours de la chanson. Mais elle ne croit pas entièrement en ses chances et a constamment besoin d’être rassurée et encouragée. Bien sûr, il ne suffit pas de soutenir quelqu’un pour lui assurer le succès. Jean le sait bien, et pour cause ! Au début du film, il a réussi à convaincre son entourage qu’il allait battre le champion local de boxe catégorie des poids légers, et Liliane l’a fortement conforté dans cette idée. Pourtant, il a été mis KO très vite ! Mais si le regard positif des autres sur nous n’est pas suffisant pour réussir, il nous donne la force d’entreprendre et de persévérer. Ce n’est guère étonnant : si nous accordons plus d’importance à un objet quand nous le voyons désiré par un autre, il est normal qu’il en soit de même quand nous sommes nous -même cet objet. Autrement dit, nous nous estimons d’autant plus compétents que nous nous sentons portés par l’envie des autres de nous voir réussir.

Mais Jean découvre que Liliane a renoué en secret avec son ancien mari. Celui-ci est en effet devenu un compositeur célèbre et a accepté de lui écrire la chanson qui pourrait lui donner la victoire. Quand, après la formidable interprétation de Liliane, Jean voit leurs deux visages se rapprocher devant l’objectif d’un photographe, il se sent dépossédé du désir qu’il a eu de la voir gagner. Il a soudain l’impression d’avoir travaillé à réaliser le désir d’un autre, en l’occurrence l’ancien mari de Liliane. En réalité, c’était bien entendu d’abord celui de son père. Le réalisateur nous montre d’ailleurs celui-ci comblé par la victoire de Liliane plus que quiconque ! Jean n’a convaincu Liliane de concourir que pour donner à son père la jouissance de sa vie : voir l’idole de ses jeunes années triompher sur la scène exactement comme il pensait qu’elle aurait dû le faire 30 ans plus tôt.

La confiance en soi suspendue au désir de l’autre

Quant à Liliane, sa rupture avec Jean l’empêchera de croire la victoire possible. Aussitôt après sa performance, et sans même attendre le résultat du concours, elle se retire dans sa loge et s’enivre. Le vote des spectateurs la donne pourtant gagnante et elle est invitée à chanter sa chanson une nouvelle fois. Elle s’effondre alors sur la scène, ivre morte. Le désir de Jean ne la soutient plus. De même, trente ans plus tôt, abandonnée par son mari, elle n’avait pas cru pouvoir continuer sa carrière de chanteuse.

La dépendance de l’être humain au désir de l’autre peut être un formidable stimulant, mais elle lui fait aussi courir de grands risques au cas où ce désir se retire. Elle pose également un problème important en termes de liberté. Nos désirs témoignent-ils toujours de notre identité profonde et de nos choix ? Ne sommes-nous pas parfois le jouet de ceux de parents ou de proches que nous avons intériorisés à notre insu ? Les psychanalystes ont souvent affaire aux conséquences de tels désirs mimétiques. Bien que vécus par celui qui les éprouve comme lui appartenant en propre, leur réalisation n’apporte pas de véritable satisfaction.

 

 

 

 

 

 

Encadré :

Les réseaux  du désir mimétique

Dans une expérience menée à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière (icm), les participants devaient évaluer l’envie qu’ils avaient d’un bonbon présenté seul, ou bien avec une main prête à s’en saisir. L’observation d’actions orientées vers un objectif – et donc perçues comme dirigées par un désir – active un réseau pariéto frontal connu sous le nom de système de neurones miroirs (mns), reproduisant l’activité cérébrale de celui qui exécute l’action. La valeur subjective accordée à un objet est quant à elle représentée dans un réseau striato préfrontal ventral appelé système d’évaluation du cerveau (bvs). L’interaction de ces deux systèmes cérébraux expliquerait comment les envies véhiculées par le comportement non verbal se propagent d’une personne à une autre sans qu’il soit nécessaire de les communiquer explicitement et intentionnellement.

  1. Lebreton et al., «Your goal is mine : unraveling mimetic desires in the human brain», The Journal of Neuroscience, vol. 32, pp. 7146–7157, 2012.

 

 

Légende :

Incapable de supporter le départ de Jean, Lilane se soûle dans sa loge, avant d’accomplir  une prestation catastrophique. C’est  le danger d’emprunter ses désirs aux autres : quand ils s’en vont, on perd tout.