Arkange, de Jodie Foster
Tous les parents ont eu peur un jour d’avoir perdu leur enfant parce qu’ils ne le voyaient plus. L’épisode de la série Black Mirror intitulé « Arkange » commence de cette façon très banale. Une mère – interprétée par Jodie Foster – emmène sa fille âgée de 6 ou 7 ans, Arkange, au jardin public et la perd de vue pendant qu’elle parle avec une amie. Morte d’angoisse, elle imagine évidemment le pire : un enlèvement, un accident, un abus sexuel… La fillette est finalement retrouvée saine et sauve mais la mère, qui vit seule avec elle, décide que cela ne se reproduira plus. Il se trouve justement qu’une start-up propose d’installer une puce dans le cerveau des enfants pour suivre les enfants à la trace et ainsi épargner aux parents les angoisses qui ont empoisonné la vie de tous leurs prédécesseurs.
Mère poule
Dans la vraie vie, les logiciels de contrôle parental qu’il est possible d’installer sur les outils numériques sont déjà d’un perfectionnement extrême. Ils permettent de contrôler les plages horaires pendant lesquelles l’enfant utilise ces outils, de connaître ses activités en ligne via son historique de navigation, de bloquer des applications, et de le géolocaliser. Dans Arkange, le système proposé aux parents présente des fonctions bien plus sophistiquées encore. Une fois la puce installée, il est possible de voir ce que l’enfant est en train de regarder, et même de lui éviter, en altérant sa vision et son audition, les images ou scènes de violence qui pourraient le perturber. L’expérimentatrice en fait rapidement la démonstration à la mère d’Arkange. Sur l’écran que l’enfant est en train de regarder, elle fait apparaître des images de guerre. La puce installée dans le cerveau d’Arkange envoie alors des signes de stress à une tablette de contrôle. L’expérimentatrice clique sur la commande « floutage », puis sur celle qui permet de voir et entendre ce que l’enfant voit et entend alors : des pixels colorés qui ne représentent rien et des bruits sans signification. Un nouveau clic sur l’indicateur d’anxiété montre que le stress de l’enfant est complètement retombé. La mère est conquise.
Une fois la puce installée, le système ne tarde pas à montrer ses avantages. À côté de la maison, un énorme chien terrorise la petite fille chaque fois qu’elle prend la route de l’école. Aussitôt qu’elle quitte la maison, sa mère se précipite sur sa tablette et brouille les images du chien et ses aboiements. Arkange n’a plus peur ! À l’école, un camarade lui montre des images pornographiques. Mais, grâce à sa maman, toujours attentive, elle ne voit que des points colorés tandis que les paroles de son copain se transforment en bouillie de sons. Elle est bien protégée des images et des propos perturbants mais n’apprend pas à les affronter ni à y apporter une réponse adaptée. Bien que n’étant pas identifiée comme aveugle ni comme sourde, elle ne voit ni n’entend ce que ses camarades lui présentent dans l’intention de susciter chez elle des réactions de curiosité, de frayeur ou de réprobation et est rapidement qualifiée de bizarre à l’école.
Bug ou mensonge ?
La mère comprend que le système n’a pas que des avantages. Elle apprend par ailleurs que l’État, à la suite de diverses plaintes, vient de le faire interdire. Elle se rend donc chez un pédiatre pour faire retirer la puce du cerveau de sa fille. Mais, si l’installation de l’objet était sans danger, le retirer risque de provoquer des dommages graves. Mieux vaut le laisser en place. La seule chose à faire, dit le médecin, c’est de se débarrasser de la tablette qui permet d’intervenir sur les sensations de l’enfant. De retour à la maison, la mère hésite à la détruire. On ne sait jamais. Elle l’enferme finalement dans une malle au grenier.
Les années passent. Arkange est adolescente. Elle commence à flirter et, comme c’est normal à cet âge, cache ses relations à sa mère. Bref, elle protège sa vie privée. Comme beaucoup de parents, la mère d’Arkange craint qu’elle fasse de mauvaises rencontres. Mais comment savoir ? La tablette ! Elle la retrouve au grenier et la remet en fonction.
Et vous ? Comment auriez-vous réagi ? Êtes-vous prêt à géolocaliser votre enfant « pour son bien » ? Si ce système de contrôle vous indiquait que votre ado s’est attardé au pub alors que lui vous dit qu’il n’a fait que passer devant, penseriez-vous que le logiciel à buggé, feriez-vous la morale à votre enfant ou feindriez-vous de n’avoir rien vu ? D’ailleurs, lui diriez-vous que vous le surveillez à distance ?
Il faut savoir que si votre enfant s’habitue à être surveillé sans arrêt, il aura tôt fait de développer « un profil de l’ombre » et prendra l’habitude de mentir systématiquement, même sans raison.
Certains parents souffraient de cette maladie de l’intrusion avant la généralisation des outils numériques. Mais leur surveillance n’a rien à voir avec ce que ces derniers leur permettent aujourd’hui1, ni les ruses de leurs enfants avec les profils de l’ombre qu’il est désormais possible de développer grâce à eux. À ce jeu-là, le parent n’est jamais gagnant. L’enfant prêtera son téléphone à un camarade pour faire croire qu’il est resté chez lui tout son samedi après-midi alors qu’il sera allé au cinéma avec son amoureuse ou inversement. L’imagination des adolescents quand il s’agit de gagner leur liberté est considérable, outils numériques ou pas.
Mais cet épisode de la série Black Mirror montre aussi que l’angoisse du parent soucieux de protéger son enfant des « dangers » du monde ne fait que croître au fur et à mesure qu’il lui échappe. Quand la mère d’Arkange croit trouver un début de preuve des mensonges de sa fille, elle s’engage dans une quête toujours plus angoissée et intrusive pour en savoir plus. Et quand elle ne trouve rien, elle imagine que sa fille s’est très intelligemment organisée pour cela. Dans les deux cas, sa quête rebondit de façon toujours plus angoissante.
Crise de confiance
Pourquoi n’accepterions-nous pas que nos adolescents vivent des expériences loin de notre regard, comme nous en avons fait à leur âge à l’insu de nos parents ? Et nous-mêmes, accepterions-nous d’être surveillés en permanence comme nous surveillons nos enfants ?
Il y a deux ans, des manteaux pour enfants équipés de puces de géolocalisation se sont très bien vendus1. Puisque l’on a officiellement interdit le téléphone portable à l’école (hors usage scolaire), pourquoi de pas interdire les vêtements munis de balises de géolocalisation ? En 2001, j’écrivais dans un livre consacré à l’intimité2 qu’un pouvoir de surveillance généralisé sur chacun d’entre nous, semblable au Big Brother du fameux roman 1984, de George Orwell, n’était pas le seul danger à redouter et qu’il fallait aussi craindre la légitimité que tous les petits pouvoirs, notamment familiaux, s’arrogeraient grâce à ces nouveaux moyens. Je nommais ce pouvoir Big Mother. Arkange en est l’illustration.
L’inquiétude des parents face aux sollicitations dont leurs enfants sont l’objet est normale mais parfois excessive. L’éducation ne consiste pas à protéger et à orienter l’enfant, car cela ne peut qu’aboutir à une surveillance honteuse qui freine son autonomie, mais à lui apprendre à s’orienter et à se protéger lui-même, tout seul ou en faisant appel aux autres.
Résistons à la tentation de tout savoir de nos enfants ; et enseignons-leur l’importance de protéger sa vie privée à tout âge. Arkange n’est pas tant un film de science-fiction qu’un récit domestique d’une banalité effarante. Il nous montre ce qu’il faut éviter.